Israël: La révolte des femmes de Jawarish
Hamda Abu-Ghanem a été la huitième. A la mi-janvier, la police a retrouvé son corps criblé de balles au domicile de ses parents. Selon la rumeur, la jeune femme, âgée de 19 ans, aurait été châtiée pour avoir été surprise au téléphone avec son cousin. Comme Naïfa, Suzan, Zinat, Sabrin, Amira, Reem et Shirihan, Hamda a été la victime d'un crime d'honneur, un acte destiné selon ses auteurs à laver la réputation de la famille.
Une dizaine d'Arabes israéliennes tombent chaque année sous les coups de cette "tradition" qui sévit également dans les Territoires occupés. "Auparavant, ces crimes étaient justifiés par une accusation de relation sexuelle hors mariage, dit Aïda Touma-Suleiman, directrice de l'association Femmes contre la violence, basée à Nazareth. Aujourd'hui, parce que les femmes évoluent dans un environnement de plus en plus ouvert, parce qu'elles font des études plus longues, certains hommes se sentent davantage menacés. L'écart le plus bénin est perçu comme une remise en cause de leur domination." Dans une enquête menée en 2005 au sein de la communauté arabe israélienne, 30% des personnes interrogées affirmaient "comprendre" les crimes d'honneur. Mais la mort de Hamda Abu-Ghanem marque un tournant. Car à Ramleh, la loi du silence a été brisée. Le voile de peur et de complaisance qui recouvre ces actes s'est déchiré. "D'habitude, lorsque l'on débarque sur le lieu de ces crimes, c'est comme si rien ne s'était passé," explique Yifrah Duchovny, le commandant local de la police. "Il n'y a pas de traces de sang, tout a été nettoyé et le père peut passer à côté du cadavre de sa fille sans manifester la moindre émotion. Comme par hasard, les proches de la victime n'ont rien vu et rien entendu."
Sur les sept précédents meurtres, faute de témoins à charge, un seul a abouti à une inculpation. Mais après ce huitième cas, une vingtaine de femmes ont accepté de collaborer avec la police. "Trop, c'est trop, dit Samah Aghbariya, qui dirige un centre culturel pour filles dans la vieille ville de Ramleh. Ce crime était tellement injuste. Tout le monde savait que Hamda était innocente. Les femmes ont été bouleversées et elles se sont dit: ça suffit."
La rébellion n'a pas été facile. Les relations sont minées entre les policiers, en majorité juifs, et la minorité arabe de la ville (18 000 habitants sur un total de 62 000). La méfiance est permanente depuis 1948. La presque totalité des Palestiniens de la ville avaient alors été expulsés par les milices sionistes. Et le maire actuel, Yoel Lavie, un ex-tankiste fort en gueule, membre de Kadima, le parti du premier ministre Ehoud Olmert, exhibe sans rougir ses préjugés antiarabes. Dédaigneux du riche passé de sa commune, fondée au VIIIe siècle par un calife omeyyade, il ambitionne d'en hébraïser le nom, dont il juge la sonorité trop proche de Ramallah, la capitale de la Cisjordanie. En novembre 2006, en réponse à une association qui lui suggérait de donner à certaines ruelles de la casbah le nom de célèbres poètes palestiniens comme Emil Habibi, il répliquait: "Les Arabes peuvent aller se faire foutre." Dans un tel contexte, difficile pour un Arabe, et qui plus est une femme, de s'en remettre aux autorités locales.
"Les Israéliens se plaisent à croire qu'ils ont apporté les Lumières à notre région, dit Aïda Touma-Suleiman. C'est vrai qu'à la différence du code pénal en vigueur dans les Territoires occupés - qui punit le crime d'honneur de peines de prison très légères - , au regard de la loi israélienne, un meurtre est un meurtre. C'est vrai aussi que le filet de protection sociale, même s'il demeure insuffisant, y est plus développé. Mais en même temps, le phénomène de dépossession et de déchéance que nous subissons depuis la création d'Israël incite nos dirigeants à se recroqueviller sur l'ultime espace où leur autorité est encore reconnue, à savoir la famille. Faute d'influence sur le politique, ils se crispent sur le social et le culturel et freinent la nécessaire évolution des normes."
Les dépositions des femmes du quartier de Jawarish ont abouti à l'arrestation de Kamal Abu-Ghanem, le propre frère de Hamda, âgé de 30 ans. Selon la police, c'est lui qui aurait tiré les coups de feu mortels. Lors de leur confrontation avec lui, ses soeurs n'ont pas fait mystère de leurs soupçons. "Tu es un chien, un tueur, reste en prison jusqu'à la fin de ta vie", a lâché l'une d'elles, selon les transcriptions de la police. "Pourquoi tu n'essaies pas de me tuer moi aussi?" avait crié une autre. "Je n'ai plus peur de toi." Interrogée par la télévision israélienne sur la tombe de sa fille, Imama, la mère de Hamda, avait confié son désir qu'"il paie pour son crime". Le calvaire de Hamda soulève cependant de nombreuses questions sur la prévention des crimes d'honneur par la police et la justice israéliennes. A 16 ans, déjà en butte aux menaces de son frère, la jeune fille avait été placée dans l'un des foyers des services sociaux de Ramleh. Lassée de cette claustration, Hamda avait choisi de rejoindre sa famille une fois majeure, bien qu'elle ait été consciente de mettre sa vie en danger lors de son retour à Jawarish.
En juillet, Kamal l'avait à nouveau agressée, alors qu'elle s'entretenait au téléphone avec son cousin. Prétextant que des hommes du quartier l'avaient traitée de "prostituée", il lui avait interdit de quitter le domicile familial. Hamda avait néanmoins trouvé la force de déposer plainte et, le même jour, son frère avait été arrêté. Trois mois plus tard, il était relâché: Hamda, visiblement sous la pression de sa famille, avait affirmé devant le juge que ses relations avec Kamal étaient bonnes.
"Il est trop facile d'imputer le manque de résultat à la seule loi du silence, accuse Aïda Touma-Suleiman. A la fin des années 1990, nous avons transmis au commissariat de Ramleh une liste de noms de femmes menacées. Personne n'y a porté attention et cinq d'entre elles ont été tuées." Pour la directrice de Femmes contre la violence, policiers, procureurs et journalistes israéliens ont du mal à se départir d'une approche "culturaliste" des crimes d'honneur. "L'idée que le meurtre d'une femme juive est un acte criminel alors que celui d'une femme arabe est un acte culturel est encore trop présente dans les esprits, explique-t-elle. La vérité, c'est que tout se mélange, à Jawarish. Les tueurs ont un passé délinquant déjà souvent chargé. Liquider les filles est un moyen pour eux de garder le contrôle d'un territoire et d'une population. Si la police travaillait sérieusement sur le trafic de drogue, par exemple, elle aurait pu éviter certains de ces crimes."
L'un des cas en cause est celui de Reem Abu-Ghanem, tuée en mars 2006. La jeune femme s'était enfuie de chez ses parents avec son ami pour échapper à un mariage forcé. Elle avait finalement accepté de réintégrer le domicile familial lorsque ses frères s'étaient engagés par écrit à ne pas lui faire de mal. Quelques jours plus tard, Reem était droguée au moyen d'un anesthésique fourni par l'un de ses frères pédiatres, étranglée puis jetée dans un puits. "C'était écrit, soupire Aïda Touma-Suleiman. Pourquoi la police l'a-t-elle renvoyée chez elle?"
Le commandant Yifrah Duchovny se souvient avoir parlé personnellement à Reem. "J'ai tout tenté pour la convaincre d'aller en foyer, mais elle était majeure et elle a ignoré mes conseils. Tant que nous n'aurons pas de programme de protection des témoins comme il en existe aux Etats-Unis, notre capacité d'action restera limitée." Samah Aghbariya approuve: "La majorité des policiers font ce qu'ils peuvent. Une fois, l'un d'eux a même hébergé chez lui une fille qui était en danger." Elle évoque la pénurie de travailleurs sociaux dans les quartiers arabes par rapport à leurs voisins juifs: "Nous ne sommes que quatre pour une population de 18 000 personnes. Il est évident que ce problème n'est pas une priorité pour les pouvoirs publics. Mais tout cela n'est qu'une partie de la solution. Il faut resserrer les contacts entre notre communauté et les institutions. Et il faut surtout travailler sur l'éducation et les mentalités." Les enquêtes montrent que plus le niveau d'études augmente, moins les crimes d'honneur sont acceptés.
En mars, Samah Aghbariya a réuni à la même table policiers, professeurs, éducateurs et même le cheikh de la mosquée. Le temps presse. De l'avis général, les femmes qui ont osé parler sont dans le collimateur des tueurs. L'une d'entre elles, le principal témoin à charge, a d'ailleurs disparu depuis plusieurs semaines. La police veut croire qu'elle est partie épouser un Bédouin du Néguev. Mais pour les gens de Jawarish, elle est d'ores et déjà la neuvième victime du clan Abu-Ghanem.
Par: Benjamin Barthe
17 mai 2007