Maroc: Samir Bergachi de Kifkif sur les droits des homosexuels
Samir Bergachi: Nous sentons qu’il y a un climat propice en ce moment au Maroc pour le débat sur l’homosexualité, les droits des minorités sexuelles et les droits de l’Homme en général. Nous voulons aussi profiter de la montée au créneau des homosexuels dans d’autres pays arabo-musulmans, comme l’Algérie (association Amal), la Tunisie, l’Egypte et même l’Iran, pour faire avancer la cause des minorités sexuelles au Maroc et lancer un message historique pour leur droit à une existence libre. Car, quoi qu’en disent certains, l’homosexualité n’est pas un phénomène marginal dans notre pays. La dernière enquête réalisée par l’IGLA (International Lesbian and Gay Association), l’association internationale des Lesbiennes et des Gays, estime ainsi à 10% au moins la part de la population marocaine ayant une orientation sexuelle autre qu’hétérosexuelle.
Khadija Rouissi, présidente de Bayt Al Hikma, a dénoncé l’exploitation de son ONG pour la promotion de la vôtre…
Samir Bergachi: J’ai, en effet, rencontré Khadija Rouissi, parmi d’autres militants des droits de l’Homme et représentants de la société civile. Durant notre entretien, Madame Rouissi a tenu d’autres propos que ceux donnés quelques jours plus tard dans une interview avec un quotidien de la place, où elle déclare en substance qu’elle m’a reçu mais «bien signifié que le contexte actuel de la société marocaine n’est pas favorable à un débat sur l’homosexualité» et que Bayt Al Hikma n’est pas «une couverture pour Kifkif, comme ils veulent faire comprendre au grand public». Tout ce que je peux vous dire à ce sujet, c’est que je suis déçu par la rétraction et le manque de fermeté des positions de la militante de longue date qu’est Madame Rouissi, elle qui avait un position très claire sur le sujet. Mais en même temps, je la comprends quelque peu. Mis à part Khadija Ryadi, la présidente de l’AMDH, première ONG dans le monde arabo-musulman à avoir demandé la décriminalisation de l’homosexualité au lendemain des événements de Ksar El Kébir en novembre 2007, la plupart des gens, militants de la société civile, intellectuels comme officiels, que j’ai rencontrés au Maroc ont exigé à ce que nos entrevues restent confidentielles. En somme, en privé, nombre de notables au Maroc ont des idéaux très progressistes, mais, une fois en public, ils n’osent plus les exprimer ouvertement.
Pourquoi, à votre avis ?
Samir Bergachi: Par crainte de l’opprobre social, de poursuites judiciaires, voire d’agressions physiques contre leur personne. Il existe, en effet, une très forte homophobie au sein de certaines composantes de la société marocaine, notamment islamistes. En fait, la société marocaine est foncièrement indulgente. Le Maroc n’a certes jamais été un “gayland”, un paradis pour homosexuels, mais ces derniers y ont toujours vécu dans une certaine tranquillité, même dans les milieux sociaux populaires et traditionnalistes. Mais, malheureusement, ces dernières années, avec la montée en puissance des islamistes radicaux, les homosexuels au Maroc sont en proie à une véritable persécution. Les obscurantistes nous refusent le droit même à l’existence et, à l’instar de certains supports de presse, instrumentalisent sous un angle scandaleux notre cause à des fins politiciennes ou commerciales, pour gagner des voix ou booster les ventes de leur journal. Il n’y a qu’à voir ce qui s’est passé à Ksar El Kébir en décembre 2007, avec la condamnation de 4 à 10 mois de prison ferme de six hommes accusés d’avoir organisé un prétendu mariage gay, diffusé sur Internet. Mais nous avons reçu notre premier choc à l’été 2004 déjà, au lendemain de l’arrestation arbitraire, lors d’une fête d’anniversaire à Tétouan, de jeunes homosexuels … qui ont commis pour seul crime d’avoir une orientation sexuelle différente.
Vous parlez de simple “différence”, alors que l’homosexualité continue à être considérée comme une déviance, voire une maladie mentale, par nombre de Marocains.
Samir Bergachi: Ecoutez, nous sommes différents, mais normaux. Nous sommes las de devoir prouver notre normalité. Ensemble, gays, lesbiennes, bissexuels et transsexuels, nous voulons briser définitivement les préjugés que véhiculent dans leurs prêches haineux les intégristes à notre encontre. L’homosexualité n’est pas une maladie mentale, ni un vice moral. Elle n’est pas synonyme de débauche. C’est une orientation sexuelle avec laquelle on naît et que l’on découvre chacun à une certaine période de sa vie. C’est la seule chose qui nous distingue du commun des citoyens.
Il y a quelques années, les rumeurs parlaient de l’organisation d’une Gay pride à Marrakech. Kifkif serait-elle pour en 2009 ?
Samir Bergachi: Jamais il n’a été question de Gay pride à Marrakech, ni ailleurs au Maroc. Les “réunions scandaleuses” évoquées par une certaine presse à l’époque n’étaient en fait que des débats autour du grave amalgame entre homosexualité, pédophilie et prostitution et les moyens à mettre en œuvre pour combattre le tourisme sexuel et éviter de faire du Maroc une nouvelle Thaïlande et de ses homosexuels démunis une vulgaire marchandise pour touristes en mal d’exotisme charnel. Et pour répondre à votre question, jamais Kifkif ne prendra l’ initiative d’une Gay Pride, ni aujourd’hui, ni demain. Nous ne sommes pas là pour parader ou pour provoquer.
Mais alors, que réclamez-vous au juste ? Le droit au mariage et à la parentalité comme en Espagne?
Samir Bergachi: Nous n’en sommes pas encore là !! Même si je connaîs nombre de couples homo qui n’attendent pas l’autorisation du législateur pour vivre paisiblement ensemble dans les grandes villes comme Casablanca ou Tanger. Chaque chose se fera en temps venu.
Le combat des minorités sexuelles en est encore à ses balbutiements au Maroc. Pour le moment, ce que nous voulons, c’est dépénaliser l’homosexualité. Et sensibiliser la société à la souffrance et à la discrimination dont pâtissent les homosexuels au Maroc. Beaucoup d’homosexuels se réfugient dans les études, ou extériorisent leur mal-être et leur mal de vivre dans l’art ou l’écriture, mais ils sont nombreux aussi, surtout à l’adolescence, à se renfermer sur eux-mêmes, voire à se donner la mort. Les cas de suicides d’homosexuels dans notre pays sont fréquents.
C’est dire si nous sommes loin du PACS français ou du mariage gay belge. Mais le Maroc est en pleine transition démocratique, et nous voulons en profiter pour lancer un message politique sur la nécessaire amélioration de la condition homosexuelle dans notre pays. C’est pour cela qu’à Kifkif, nous demeurons optimistes, malgré tout.
Kifkif existe depuis cinq ans. Comment se finance-t-elle?
Samir Bergachi : En Espagne, Kifkif bénéficie d’aides de la société civile pour faire tourner ses sections à Madrid, mais aussi Paris et Bruxelles, entre autres. Au Maroc, en revanche, où résident la plupart des adhérents de Kifkif, toutes nos activités sont financées par les cotisations propres des membres mêmes du groupement. D’ailleurs, ces activités se limitent à des petites actions discrètes, mais que nous voulons efficaces, comme la sensibilisation des jeunes au Sida et aux MST, la distribution de prospectus et de préservatifs gratuits dans les lieux de retrouvailles des homosexuels ou des prostitués gays, travestis et transsexuels. Dernièrement, Kifkif a publié un livre de conseils, Rad Balek (prends tes précautions), le premier manuel dans le monde arabo-musulman à s’adresser aux adolescents homosexuels. Nous avons également édité un lexique des termes homosexuels, destiné à éradiquer les qualificatifs péjoratifs et dénigrants à l’égard des minorités.
Comment Kifkif recrute-t-elle ses adhérents… et la danseuse Noor a-t-elle effectivement demandé à en faire partie?
Samir Bergachi: Kifkif compte actuellement un peu plus de 1.000 adhérents. Nous ne les recrutons pas, ce sont eux qui viennent vers nous. Au Maroc, où la majorité des adhésions se font via notre site Internet, nous recevons environ dix demandes d’inscriptions par jour, mais tous exigent l’anonymat et la confidentialité, de peur des représailles familiales ou policières. La plupart de nos membres sont des jeunes et des adolescents, qui ont un réel besoin d’écoute et d’expression. Mais, pas seulement. Nous avons aussi des membres plus âgés, de toutes catégories sociales confondues, mais pour la plupart instruits. Kifkif compte également des sympathisantes parmi les militantes féministes. D’ailleurs, nous nous reconnaissons pleinement dans le combat des femmes pour l’égalité, la dignité, le droit de disposer librement de leur corps et contre la discrimination sociale, économique et politique en raison de la seule appartenance sexuelle. Enfin, Noor, qui soutient publiquement Kifkif, n’a jamais demandé à nous rejoindre. Ceci dit, elle est la bienvenue à Kifkif.
Qu’en est-il de vos adhérents en dehors du Maroc ?
Samir Bergachi: Beaucoup parmi eux sont d’origine marocaine, des MRE et des membres de la diaspora judéo-marocaine dans le monde, en Europe, mais aussi aux Etats-Unis et en Israël. Le site web de Kifkif (gaymaroc.net) est le principal vecteur de communication entre nous, je dirais même notre Q.G. Sur le site, les membres et les visiteurs, dont le nombre a atteint 28.058 du 1er janvier au 3 mars 2009, peuvent se tenir au courant de l’actualité homosexuelle au Maroc et dans le monde, mais aussi débattre sur les forums de discussion ou demander des conseils gratuits à notre psychologue. Nos adhérents sont musulmans, juifs, chrétiens ou athées, et c’est l’une des valeurs clés de Kifkif: la cohabitation interconfessionnelle et le respect de la diversité. Nous réclamons juste à vivre en paix, selon nos convictions et sans craindre pour notre vie. Toutefois, nous sommes persuadés d’une chose: le Maroc ne deviendra jamais l’Iran ou Cuba, où la dictature religieuse et communiste exécutent froidement les homosexuels. La lutte homosexuelle au Maroc prendra des décennies s’il le faut, mais elle finira par aboutir.
Qui est au juste Samir Bergachi?
Samir Bergachi : C’est un jeune homme de 22 ans natif de Nador, mais qui a grandi à Tanger et Casablanca, des villes moins conservatrices et moins machistes que sa petite cité rifaine natale. J’ai quitté le Maroc à l’âge de dix ans pour la France puis l’Espagne, où j’ai étudié la civilisation islamique à l’université de Madrid. Je réside toujours d’ailleurs dans la capitale espagnole, où je consacre tout mon temps à mon activité de coordinateur général de Kifkif. Mais si je vis aujourd’hui loin de mon pays, j’y vais régulièrement pour mes activités militantes et pour rendre visite à ma famille et mes amis. Samir Bergachi n’a jamais renié ses origines, malgré toutes les menaces de mort dont il est, et continue à être, l’objet. Bien au contraire, je suis fier de mes racines. Je n’ai jamais eu de doute sur mon identité. Je suis Marocain et musulman. Et homosexuel, je le sais depuis l’âge de 14 ans.
Vous vous réclamez musulman, or l’Islam considère l’homosexualité comme un péché…
Samir Bergachi : Je suis musulman, je n’ai jamais dit que j’étais pieux ou religieux. Et je l’affirme, l’Islam n’est pas contre l’homosexualité, mais contre la débauche sexuelle (à l’image du peuple de Loth), ce sont les obscurantistes et autres inquisiteurs des temps modernes qui déforment l’essence de cette religion noble et tolérante à des fins occultes d’intérêt personnel et de pouvoir. L’Islam n’est pas homophobe, il existe même des hadiths sur la problématique de l’héritage chez les transsexuels. D’ailleurs, comment ce Dieu même qui m’a créé homosexuel, peut-il me punir de l’être??
Source : Maroc-hebdo