Sri Lanka: la crise humanitaire
Au fur et à mesure de l’intensification des combats, toute la population civile de Vanni a été déplacée et jetée sur les routes pour fuir les combats. On estime à quelque 250 000 hommes, femmes et enfants la population qui a dû trouver des refuges de fortune, creuser des abris pour échapper aux raids aériens, affronter les pluies des moussons et les inondations en plein air, dépendre d’approvisionnements alimentaires de plus en plus rares, traiter les blessures de guerre et les maladies dans des installations médicales improvisées, sans accès aux approvisionnements médicaux et alimentaires que les convois ne parvenaient pas à acheminer étant donné l’impossibilité de traverser la zone de conflit.
En février et mars, certains groupes de civils ont pu être évacués par l’intermédiaire du Comité International de la Croix-Rouge (CICR) qui a accompagné les bateaux et les ferrys de la plage jusqu’à une zone épargnée par les combats, alors que la rupture d’une ligne de défense des LTTE a permis l’exode de plus de 100 000 civils vers les zones contrôlées par l’État.
Selon les autorités militaires, la zone qui reste sous contrôle des LTTE n’est que de 5 km² Cette zone est encore peuplée par des civils et malgré la déclaration de zone de sécurité, les offensives militaires continuent dans la région ; il est absolument impérieux que les civils restés piégés dans cette région obtiennent un laissez-passer pour regagner les zones épargnées par les combats afin d'éviter de nouvelles pertes de vies. Le CICR a qualifié la situation de catastrophique.
La majorité des civils qui ont été évacués ou se sont échappés de la région de Vanni se trouve actuellement dans la ville de Vavuniya dans le nord du pays. Ils y sont « sélectionnés » par les militaires et envoyés à des camps surveillés et contrôlés par l’État. Les camps plus petits sont situés dans des écoles et des centres communautaires, alors que les plus grands sont installés dans des zones de protection récemment aménagées et dotées de structures provisoires et de tentes, sans aucune installation de base adéquate. Les personnes déplacées n’ont aucune liberté de mouvement pour sortir de ces camps ou « centres de protection » et les agences externes n’ont accès à ces camps qu’après autorisation préalable des militaires. Après un exode de trois jours réalisé durant la troisième semaine du mois d'avril, quelque 100 000 déplacés internes (DI) sont arrivés en masse à Vavuniya et ni l’État ni les agences des Nations Unies ou les ONG internationales présentes dans la zone n’étaient suffisamment préparés pour pouvoir répondre aux immenses besoins humanitaires de cette population.
Les DI sont squelettiques, affamés, déshydratés et ont terriblement besoin d’eau, d’aliments et des médicaments. Beaucoup n’ont pas eu de repas décent et n’ont pas pu se changer ni se laver depuis des semaines ; les blessés n’ont pas été traités et leurs blessures se sont infectées alors que beaucoup d’autres sont malades, souffrent de la fièvre et d’épuisement. Beaucoup étaient malades et au bout du rouleau et certains sont morts par manque d’eau ou de soins médicaux dès leur arrivée en territoire sûr. Parmi les personnes qui fuient la région de Vanni, 25 personnes en moyenne décèdent chaque jour, tous ces décès étaient évitables.
Beaucoup de survivants parlent de morts et de destruction et un nombre incalculable de civils ont perdu la vie depuis septembre 2008, sans que ce chiffre puisse être confirmé, Vanni échappant à tout contrôle sauf celui des militaires.
AWID: De quelle façon les femmes ont été affectées non seulement par l’offensive récente mais aussi par le conflit en général ?
KS: Au Sri Lanka comme dans tous les conflits armés, les populations civiles sont les plus touchées et, dans cette population civile, les premières victimes sont les femmes et les enfants. Dans le cadre du déplacement forcé à grande échelle qui a actuellement lieu au Sri Lanka, les femmes et les enfants de moins de 15 ans représentent la majorité. Elles sont les plus mal nourries et les plus épuisées, pour avoir tenté d’une façon ou d’une autre de maintenir leur famille unie, de soigner les blessés et de prendre en charge les plus jeunes et les plus âgés.
Un grand nombre d’entre elles sont des femmes enceintes et qui allaitent. Dans la zone de conflit, les femmes ont dû accoucher sans aucun abri ni accès à des soins médicaux. Parmi les premiers évacués, beaucoup étaient des femmes enceintes qui ont été obligées d’abandonner d’autres membres de leur famille car seul un espace limité était disponible sur les ferrys pour emporter les malades et les blessés en lieu sûr. Beaucoup de femmes ont accouché durant l’exode massif du 23 avril. Elles sont maintenant obligées de vivre dans des « camps de sécurité » surpeuplés ou dans des centres de transit sans aucune protection de la vie privée et qui possèdent des installations sanitaires et des toilettes tout à fait déficientes. Il faut répondre aux besoins des femmes qui ont leurs menstruations, qui sont enceintes et qui allaitent. Elles doivent faire face à la mort, à la maladie et aux blessures tout en restant les principales responsables de la prestation des soins, ce qui aggrave leurs problèmes physiques et psychologiques. Elles doivent aussi veiller à leur propre sécurité et à la sécurité de leurs enfants, en particulier contre la violence sexuelle et familiale, compte tenu du fait que le traumatisme de la guerre accentue la tendance à la violence parmi les hommes.
AWID: Comment les activistes des droits des femmes sont-elles intervenues pour tenter de résoudre le conflit ?
KS: L’activisme des femmes en faveur de la paix à l’échelon communautaire au Sri Lanka remonte à la fin des années 70 et début 80. Les femmes ont joué un rôle important au sein du mouvement en faveur des droits humains qui est né dans les années 70. Leur activisme était orienté vers les causes fondamentales ainsi que les séquelles des conflits ethniques, les violations des droits humains et démocratiques, l’oppression et la domination des minorités ethniques, en particulier des Tamouls, ainsi que les problèmes spécifiques au genre. Les femmes activistes réclamaient des négociations politiques entre l’État et les groupes militants tamouls, qui constituent l’élément clé du processus de paix, bien avant le dernier accord de cessez-le-feu et le début des négociations de paix en 2002. Les femmes ont plaidé en faveur d’un renforcement de l’accord de cessez-le-feu ainsi que du maintien du processus de paix, et de l’inclusion, dans cet accord, des questions relatives aux femmes et à l'égalité des sexes. Ce travail concerté a conduit à la désignation d’un sous - comité sur les questions de genre composé de représentants du gouvernement et des LTTE, associé à la plénière du processus de paix à titre d’organe consultatif. Depuis la rupture du cessez-le-feu, les femmes ont continué leur action en faveur de la construction de la paix et pour affronter les conséquences du conflit.
Les notions de « paix » et de ce qui peut, devrait et doit constituer l’activisme en faveur de la paix ont été exprimées de façons diverses par les femmes tout au long du conflit ethnique prolongé que connaît le Sri Lanka. Cette action est basée sur les éléments suivants :
· Le respect de la diversité et de la différence et la reconnaissance du Sri Lanka en tant que société pluraliste ;
· La protection et la promotion des droits humains et des droits des femmes, en particulier les droits des communautés minoritaires ;
· L’établissement de liens entre les différentes communautés et les actions en faveur d’une harmonie communautaire constituent le cadre de l’action en faveur de la paix à cette époque de conflits et de guerre.
Les conséquences du conflit au Sri Lanka ont été particulièrement notables et négatives pour les femmes. Un des effets immédiats a été le déplacement majeur des populations et le départ des hommes pour trouver des endroits plus sûrs en dehors de la communauté ou du pays. Les femmes sont restées seules pour faire face au démembrement de leurs familles et de leurs communautés. Elles doivent également affronter les nombreux déplacements et tenter de se rétablir dans des espaces qui leur sont étrangers tels que les camps ou les centres pour personnes déplacées ou dans des villages éloignés et inconnus.
Le conflit armé a également fait des ravages parmi les hommes qui ont rejoint les forces combattantes, ont été arrêtés, ont disparu ou ont été tués au combat. Par conséquent les femmes sont devenues les chefs de ménage et ont dû jouer de nouveaux rôles dans les domaines privés et publics. Elles ont également assumé la responsabilité de la sécurité physique et économique de leur famille et ont dû lutter contre les contraintes culturelles qui compliquent cette transition imposée par le conflit. La violence de la guerre et le militarisme ambiant ont également contribué à aggraver le type et les niveaux de violence faite aux femmes, allant du harcèlement sexuel au viol et à la violence familiale. L’activisme en faveur des femmes est donc confronté à une pléthore de problèmes liés au genre qui découlent du conflit.
Par conséquent, l’expérience du Sri Lanka démontre que l’activisme des femmes en faveur de la paix se situe davantage dans le cadre d’un mouvement continu allant de la guerre et des conflits au processus de construction de la paix, à la réalisation de la paix et à la transformation postérieure au conflit. Les femmes srilankaises doivent toutefois renforcer leur action au-delà des fossés ethniques. Sachant que le genre ou les femmes ne sont pas des catégories qui suscitent l’unification, tout en remettant en question les limites de la politique identitaire basée sur l’exclusion au nom de l’identité, les femmes doivent parvenir à concilier les points communs entre les politiques liées à la classe, l'ethnie, la race et le sexe pouvant servir de base à une stratégie féministe et une analyse critique dans le contexte de la construction et de la réalisation de la paix.
AWID: Quelle serait, selon vous, une solution acceptable à ce conflit historique ?
KS: Le conflit ethnique du Sri Lanka puise ses racines dans l’impossibilité de la nation, dans la période postérieure à l’indépendance, à concilier les intérêts et les besoins de sa société multiethnique au sein d’un cadre démocratique pluraliste.
À son indépendance en 1948, le Sri Lanka (alors appelé Ceylan) a hérité d’une constitution unitaire qui favorisa l’établissement d’un régime majoritaire discriminatoire, avec très peu de sécurité pour la protection des droits des minorités.
La revendication de l’autodétermination des Tamouls doit donc être située dans le contexte d'une succession de lois discriminatoires adoptées par la majorité Sinhala au pouvoir en ce qui concerne le partage du pouvoir politique, les droits linguistiques, la colonisation des terres et la standardisation de l’éducation. Depuis l’indépendance, l’État a adopté de nombreuses stratégies, notamment la promulgation de deux nouvelles constitutions en 1972 et 1978, ainsi qu’une série de réformes législatives qui se sont traduites par la création d’un État unitaire extrêmement identifié aux intérêts du mouvement bouddhiste Sinhala.
Quelle que soit l’issue de cette phase de conflit armé, il va falloir faire preuve d’une véritable volonté politique pour résoudre les causes fondamentales du conflit. En outre, tout conflit prolongé a son propre héritage de problèmes et de séquelles qui vont de la perte de vies à la destruction massive des propriétés et des ressources, aux déplacements forcés, aux arrestations arbitraires, aux détentions et disparitions involontaires, aux restrictions de la liberté d’expression, d’association, de mouvement, etc. Tout ceci doit faire l’objet d’une réponse politique et les crimes du passé commis à la fois par l’État et les militants armés doivent être jugés et faire l'objet d’un processus de réparation. La restructuration politique doit être accompagnée d’une transformation sociale ainsi que d’une réconciliation entre les ethnies dans un climat de justice et d’égalité. L’établissement d’une paix juste et positive doit être le résultat de négociations politiques inclusives et représentatives, auxquelles les femmes puissent participer de façon équitable. Cependant, dans l’euphorie d’une prochaine victoire sur les LTTE, le gouvernement n’est pas du tout disposé à considérer l’éventualité de négociations politiques représentatives ; il a le soutien absolu de groupes politiques nationalistes Sinhala qui sont absolument opposés à toute négociation avec les LTTE ainsi qu’à toute solution politique pouvant impliquer la participation des dirigeants politiques tamouls dans un contexte politique démocratique. Les luttes de fractions entre les partis tamouls au sein du courant politique général constituent un autre obstacle majeur à l’établissement d’une paix durable à long terme.
AWID: Quel type de soutien la communauté internationale doit-elle apporter au peuple du Sri Lanka ?
KS: La communauté internationale doit continuer son plaidoyer par tous les moyens possibles pour parvenir aux objectifs suivants :
1. La cessation immédiate des hostilités dans la « zone de sécurité » et l’évacuation des derniers civils piégés dans la zone de Vanni dans l’offensive finale entre l’État et les LTTE. Il n’existe pas de statistiques indépendantes quant au nombre de personnes concernées mais celui-ci pourrait atteindre 30 000 personnes qui vivent, selon le CICR, une véritable catastrophe. En mars dernier, Navi Pillai a affirmé que les luttes constantes de l’État dans les zones où sont retenus des civils et le refus des LTTE de les autoriser à quitter la zone de conflit peuvent être considérés comme des crimes de guerre.
2. Satisfaire les besoins fondamentaux des civils qui ont réussi à échapper aux combats qui se déroulent à Vanni et qui sont actuellement quelque 162 000 personnes. Les approvisionnements en aliments, eau, refuges et médicaments sont très limités et doivent être acheminés de toute urgence.
3. Des suppléments nutritionnels et de l’eau doivent être immédiatement fournis aux personnes les plus atteintes par la malnutrition, la déshydratation, la maladie et les blessures.
4. Il est indispensable de répondre aux besoins spéciaux des femmes, -vêtements, serviettes hygiéniques, toilettes et bains adéquats, en particulier aux besoins spéciaux des femmes blessées, des femmes seules et des femmes plus âgées.
5. Alléger le poids que représente la prestation de soins pour les femmes, en prévoyant des installations spéciales dans des camps moins surpeuplés pour les femmes enceintes et qui allaitent, ainsi que pour leurs familles, etc.
6. La réunification des membres de la famille.
7. L’accès aux civils qui sont retenus dans des conditions typiques des camps et surveillés par des militaires.
8. La suppression des restrictions imposées à la liberté de mouvement des civils dans le territoire actuellement sous contrôle gouvernemental, l’autorisation de visiter les camps pour les membres de la famille, ainsi que la liberté, pour les civils vivant dans les camps de s'établir chez des parents dans la zone de Vavuniya, Mannar où se trouvent des camps.
9. La réinstallation des personnes déplacées, chaque fois que possible, dans leur village natal, dont beaucoup n’ont pas été minés et qui sont habitables après quelques travaux de reconstruction.
10. La présence de surveillants indépendants dans les centres de sélection.
08 May 2009
Par Kathambi Kinoti
Source: AWID