Dossier 9-10: Généralisation de l’enfermement des femmes en pays Haoussa, le nord du Nigéria

Publication Author: 
Ayesha M. Imam
Date: 
décembre 1991
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doss9-10/f
number of pages: 
232
Cependant, d’aucuns soutiennent que c’était une coutume traditionnelle qui a précédé l’Islam en pays Haoussa. L’objectif de la présente recherche consiste à jeter les bases de l’étude de l’histoire et de la pratique de l’enfermement des femmes dans cette région du Nigéria, ainsi que des discours idéologiques, religieux, politiques et juridiques qui les entourent dans leur contexte socio-économique.

Le pays Haoussa avant l’influence islamique

Le territoire connu comme pays Haoussa (situé en grande partie au nord de ce qu’on appelle aujourd’hui la République Fédérale du Nigéria), a été continuellement habité depuis l’Age de la Pierre (Soper 1965, cité dans Usman 1981). Il n’existe pratiquement aucun document sur les formations pré-étatiques et très peu sur les Etats Habe pré-islamiques. Achi (1985) affirme que le peuplement était initialement formé de gidaje (ménages) indépendants probablement constitué par un groupe d’agriculteurs ayant des liens de parenté et ne reconnaissant aucune autorité centrale globale. Les habitations se situaient souvent autour des collines, vu que les populations les attribueront aux Iskoki (esprits), responsables de la fertilité du sol en dessous. La religion indigène, c’est-à-dire l’adoration des esprits généralement anthropomorphisés, s’est développée, pense-t-on, à partir du culte des ancêtres au fur et à mesure que le peuplement devenait plus dense (Usman, 1974, 1981). Par le biais de cette religion (connue et dense qui se perpétue aujourd’hui sous le nom de Bori), les notables agissaient à titre de médecins, entre les mondes spirituel et temporel, accommodant la nature et les cultures. A différentes phases du cycle agricole, ils faisaient des libations aux esprits dominants, à savoir Iya ou Inna (La Mère), Uwar Dawa (Maîtresse) Mère du maïs, sorgho vulgaire, la denrée de base) et Uwar Gona (Maîtresse-Mère de l’exploitation agricole).

Aussi bien parmi les femmes que les hommes, le Bori (Pittin, 1979) comptait des adeptes importants et institutionnalisés. Il semble n’avoir connu aucune autorité centrale globale, mais certains individus étaient reconnus comme détenant de plus grands pouvoirs que d’autres et sur de grandes aires géographiques à l’exemple de Barbushe, le forgeron qui s’installa à Dalla Hill, colonie originelle qui s’est étendue pour devenir la ville de Kano (La chronique de Kano, Trad. Palmer 1928). Cela semble étroitement lié à l’expansion de la technologie de fonte du fer à partir du septième siècle. L’utilisation d’outils en fer supposait de plus grandes surfaces de culture, une production accrue, un surplus agricole et donc beaucoup plus de temps pour développer l’artisanat, elle a permis aussi la fabrication d’armes plus performantes en temps de guerre. Les Gidaje (foyer, ménage) décentralisés furent remplacés par un système politique publique basé sur l’autorité territoriale. Ce système a fusionné les groupements agricoles en cités et plus tard en états, c’est-à-dire l’évolution des colonies lignée en circonscriptions, villages, cités, puis en états (A-Smith 1971, Achi 1985, Usman 1981, Mahadi 1982). D’une manière certaine, les débats sur formation étatique peuvent remonter vers l’an 1000 ap. J.C. (La chronique de Kano). Les premières légendes et chroniques font mention de femmes dirigeantes, à Daura et Abuja par exemple, Tawa en tant que fondatrice du GOBIR, la très célèbre Amina de Zazzau (à qui des pays aussi lointains que le Nupeland payaient tribut) ainsi que sa soeur Zariya (dont la ville de Zaria porte le nom). Ceci démontre donc que très tôt en pays Haoussa, les femmes pouvaient et détenaient des rôles institutionnalisés avec pouvoir politique et religieux.

L’enfermement est clairement incompatible avec la présence de femmes jouant un rôle proéminent dans la vie publique ou religieuse. Ce qui nous reste comme reconstruction de l’organisation socio-économique des premières colonies Haoussa nous montre que l’enfermement des femmes était inconnue à cette période. Les femmes semblent avoir cultivé la terre, tout comme les hommes. Il y avait également la tradition des femmes potières, fileuses et tisserandes, ce qui prouve que les femmes étaient actives dans l’artisanat. Les femmes étaient également d’éminentes musiciennes (M. Adamu 1979).

La venue de l’Islam

Il est généralement accepté qu’il y a eu des contacts avec l’Islam depuis environ le onzième siècle, par le biais des commerçants ainsi que des prédicateurs itinérants grâce au commerce caravanier transsaharien. Cependant, l’Islam a co-existé avec le Bori, même s’il y a eu des tensions entre les revendications des digireants quant à leur légitimité au Bori et/ou à l’Islam. (Usman 1981, Mahadi 1982). Il a fallu attendre le quatorzième ou le quinzième siècle environ pour connaître un impact significatif (Palmer, 1928). C’était pendant le régime de Muhammadu Rumfa, Sarkin de Kano (1463-1499) que l’influence islamique et la puissance politique furent étroitement associées. Rumfa correspondait avec l’intellectuel algérien Al-Maghili, et l’a invité à Kano, où il a écrit un traité sur la capacité islamique (L’obligation des princes). Selon la chronique de Kano c’est le même Muhammadu Rumfa qui «institua la coutume du Kulle (enfermement)» (p. 112). L’introduction de l’enfermement est par conséquent liée à l’influence islamique et il n’existe aucune preuve quant à la pratique du Kulle (isolement des femmes) en pays Haoussa avant que l’Islam n’ait commencé à devenir un discours influent.

L’enfermement en Islam

Cependant, qualifier l’Islam de discours c’est simplifier à l’extrême la question. Depuis la mort du prophète Mohammed, ce qui constitue l’Islam n’a cessé d’être une arène aux significations et aux relations de pouvoir contestées. Les versets du Coran sont eux-mêmes sacro-saints. Viennent ensuite les Hadiths, selon la hiérachie (paroles du Prophète) et les événements qui ont ponctué sa vie. Cependant, leur interprétation et institutionnalisation, dans la vie des musulmans à différents endroits et moments ont toujours été un sujet de controverse. Plusieurs différentes écoles de Charia (Loi-Théologie) se sont développées. Hanafi, Hambali, Maliki et Sha’afi, mais toujours est-il qu’on peut noter des points de divergence dans une même école. La question de l’enfermement des femmes constitue un des domaines de contestation en Islam.

Les versets suivants sont les seuls du Coran faisant référence à l’enfermement :

O’Epouses du Prophète ! Vous n’êtes pas comme les (autres) femmes à condition que vous soyez conscientes de Dieu. Par conséquent, ne soyez pas trop douces dans vos paroles de peur que quelqu’un dont le coeur est malade ne soit ému et ne (Vous) désire, en outre, parlez d’une voix aimable. Restez tranquillement dans vos demeures et n’étalez pas vos charmes comme le faisaient les femmes à l’époque de l’ignorance païenne. (Sourate Al-Ahzab 33:32.33) et, (en ce qui concerne les épouses du Prophète), lorsque vous leur faites une requête pour tout ce dont vous avez besoin, faites-le de derrière un écran, cela ne fera qu’accroître la pureté de votre coeur ainsi que la leur (Sourate Al-Ahzab 33:53). (Cependant), ce n’est pas un péché pour elles (que d’apparaître librement) devant leurs pères ou leurs fils, ou leurs frères, ou les fils de leurs frères, ou les fils de leurs soeurs ou encore, des femmes comme elles ou autres (esclaves mâles) qui sont leur propriété... (Sourate Al-Ahzab, 33:55).

Ces versets concernent la restriction de la mobilité physique des femmes à leur lieu de résidence et leur libre déplacement parmi les hommes seulement si ces derniers sont des parents proches. Ces versets, clairement et sans ambiguïté, font directement allusion aux femmes du prophète. C’est en se fondant sur l’argument selon lequel toutes les musulmanes doivent aspirer à ressembler aux épouses du Prophète que nombre d’Ulémas s’accordent à dire que l’enfermement est wajab (obligatoire). Levy (1969) soutient qu’un grand nombre des premiers musulmans sont venus de la Perse où «les femmes avaient été isolées pendant longtemps et il est probable que leur autorité en Islam ait commencé à se faire sentir après la fermeture du califat oméyade de Damas», si bien qu’un siècle et demi après la mort du prophète l’enfermement des femmes était devenue un fait établi comme faisant partie intégrante de l’Islam.

D’autres cependant ont contesté l’origine islamique de l’enfermement. Par exemple, Wali (1956) déclare que même pour les femmes du Prophète, cette restriction ne constituait qu’un conseil et ne comportait donc aucun caractère d’obligation, en se fondant sur deux hadiths récents selon lesquels Abu Bakr a rencontré une des femmes du Prophète en ville et qu’il l’a grondée et renvoyée chez elle. Elle s’en plaignit auprès du Prophète qui lui répondit ceci : «Il vous est permis de sortir vaquer à vos besoins (Hajah)» et le Prophète d’ajouter «N’empêchez pas les servantes d’Allah d’aller aux mosquées d’Allah» (si elles le font surtout si elles le demandent...) (Rapporté par Buhari. Voir Nasid p. 236). Wali ajoute qu’en plus cela a été révélé à une époque où la Oumma n’était pas en sécurité et où les femmes du Prophète courraient donc le risque particulier de subir une attaque physique de la part des non-musulmans si elles étaient reconnues hors de chez elles ; si bien que cela n’était pas une recommandation permanente.

Bon nombre d’Ulémas contestent cet argument, en soutenant que même si l’enfermement n’est pas obligatoire, elle est «manduban» (recommandée) ou «mubaham» (correcte) parce que le fait d’y déroger constitue une source potentielle de «fitna» et un moyen pour les hommes de succomber à la tentation. Aussi, se basent-ils sur un autre «adith» : N’empêchez pas vos épouses d’aller à la mosquée, mais seulement leurs demeures sont meilleures pour elles (cité par Buhari, voir Nasif pp. 236-237). Ce point de vue a également été contesté en raison du fait qu’éviter la fitna a été spécifié dans le Coran comme étant réalisable aussi bien pour les hommes que pour les femmes à travers un comportement chaste et un habillement modeste pour les femmes :

Dites aux croyants de baisser leur regard et d’être soucieux de leur chasteté : cela les incitera plus à la pureté (et) en vérité Dieu sait tout ce qu’ils font. Et dites aux croyantes de baisser leur regard et d’être soucieuses de leur chasteté et qu’elles ne dévoilent pas leurs charmes, (en public) au delà de ce qui peut en être (décemment) apparent, par conséquent, qu’elles se couvrent la poitrine également. Et qu’elles ne dévoilent (davantage) leurs charmes à personne d’autre que leur mari, ou leur père, ou leur beau-père ou les fils de leurs frères ou les fils de leurs soeurs, ou à des femmes comme elles, ou à ceux qu’elles possèdent de plein droit, ou alors à des domestiques qui n’éprouvent plus de désir sexuel, ou à des enfants qui n’ont pas encore conscience de la nudité de la femme ; et qu’elles ne balancent pas leurs jambes (en marchant) aux fins d’attirer l’attention sur leurs charmes cachés. Et (toujours), Croyants - vous tous - tournez-vous vers Dieu en repentir, afin que vous puissiez atteindre un état de bonheur (Surah An-Nur 24:30-31).

A la différence des premiers versets cités, ceux-ci s’adressent à tous les Musulmans. Il y a donc là un argument selon lequel si l’enfermement de la femme existe en Islam, elle réside dans l’habillement modeste et le comportement chaste et non sur les restrictions relatives à la mobilité et l’interaction sociale entre hommes et femmes en tant que tels.

Mais alors ce qui est considéré comme «habillement modeste» a fait l’objet de discorde. Le point de vue dominant avance que cela consiste à porter des vêtements amples et non-transparents qui couvrent tout le corps sauf le visage, les mains et les pieds. Asad (entre autres) dit que cet argument limitatif est incorrect et que le libellé délibérement vague fait allusion à (rejoignant en cela quelques-uns des premiers intellectuels islamiques) «ce qu’un être humain peut exhiber conformément à la coutume qui prévaut» (Al Quiffah, cité par Raze, cité à son tour par Asad p. 538 n° 37). Asad va plus loin pour dire que l’injonction à utiliser le couvre-tête pour couvrir la poitrine faisait référence à la coutume du temps du Prophète qui consistait à porter un châle sur la tête qu’on laissait tomber dans le dos, et largement ouvert devant si bien que la poitrine était nue. Ainsi, «l’habillement décent» ne peut inclure la poitrine nue mais il n’est davantage pas explicite et spécifique quant aux parties du corps à couvrir (p. 539 n° 38). De même, des exégètes libéraux ont interprété la Sourate suivante :

Prophète ! Dis à tes épouses et à tes filles, ainsi qu’à toutes (les autres) femmes croyantes, qu’elles doivent tirer sur elles-mêmes une partie de leurs vêtements de dessus (lorsqu’en public) : cela contribuera plus à les reconnaître (en tant que femmes décentes) et leur permettra d’éviter les ennuis. Mais (en outre) Dieu est en fait très miséricordieux, un dispensateur de grâce (Sourate Al-Ahzab 33.59) ;

signifiant qu’un des objectifs de l’habillement décent était donc d’éviter le harcèlement sexuel. Ils attirent l’attention de nouveau sur le caractère vague de l’injonction, et sur la référence à la Miséricorde de Dieu qui vient immédiatement après, pour étayer leur thèse selon laquelle c’est une simple directive à interpréter dans des contextes particuliers. D’autre part, les tenants du point de vue plus restrictif se réfèrent également à la même sourate et soutiennent que le fait de porter la burkha n’est pas restrictif ou entravant pour les femmes, mais qu’au contraire cela est destiné à leur protection propre.

Il existe donc trois thèses principales dans le débat sur l’enfermement en Islam. La première et la plus restrictive veut que les femmes soient physiquement assignées à leurs domiciles et qu’elles ne puissent entretenir des rapports librement qu’avec leurs époux, les autres femmes, les hommes de la proche parenté, les enfants et les esclaves ou serviteurs. Une deuxième thèse déclare que les femmes peuvent sortir si c’est nécessaire et si elles sont habillées décemment, ce qui veut dire qu’elles doivent porter des habits amples, ne laissant apparaître que le visage, les mains et les pieds. La troisième thèse affirme que les femmes peuvent sortir si elles le jugent nécessaire et que l’«habillement décent», même si nécessaire, peut varier selon les conventions sociales de chaque espace, et de chaque temps. Toutes les trois se réclament de la légitimité islamique. La position qui devient hégémonique dans une situation donnée ne dépend pas autant de la «vérité» absolue de cette revendication que de la complexité des rapports de pouvoir entre les différents groupes concurrents qui défendent ces points de vue divergents; leur articulation par rapport aux autres discours en cours et au contexte socio-économique général.

Les débuts de l’enfermement à Kano

Il est vraisemblable que le type d’enfermement pratiqué au début en pays Haoussa ait été celle de la forme la plus restrictive (absence de mobilité et d’interaction avec les hommes qui ne sont pas de la famille). Premièrement, l’un des arguments les plus puissants émis par Al-Maghili était que l’adoption de l’Islam doit provoquer une rupture nette avec le passé non-islamique (la période de Jahiliya ou ignorance) et la forme de relations selon le sexe en est un remarquable indicateur. Deuxièmement, c’étaient les dirigeants et les riches, ceux qui n’avaient pas besoin que leurs épouses aillent travailler en dehors de la maison, qui pratiquaient l’enfermement (et jusqu’à présent, ce sont encore les épouses des dirigeants ainsi que celles des «Masu-Sarauta (aristocrates ou porteurs de titres) appartenant à la haute classe qui pratiquent cette forme d’enfermement». Tous les commentateurs de nos jours s’accordent à dire que l’enfermement n’était pas généralisée pendant la période qui va de l’époque de Muhamadu Rumfa jusqu’à la fin du dix-huitième siècle. La pratique était au moins autant un signe de statut élevé et de richesse que de piété. Elle se limitait à la cour urbaine et riche des Masu-Sarauta (aristocrates-administrateurs) aux Mallami (universitaires et lettrés islamiques) qui étaient des conseillers royaux (Al Haji 1973).

Le Kulle était très peu pratiqué en dehors des cités. La majorité de la population du pays Haoussa continuait de pratiquer la religion indigène, le Bori, surtout hors des cités et villes. La condition de résidence dans les cités des Masu-Sarauta, qui fut introduite au quinzième siècle aux fins de faciliter leur contrôle par les Sarakuna (dirigeants), signifiait aussi qu’ils ne pouvaient pas servir de modèles de société pour ceux qui voulaient améliorer leur statut social ou leur prestige en imitant les modes de vivre de l’élite. Les «Maguzawa» (Haoussa non-musulmans) étaient répartis sur une grande surface, même si peu à peu, ils devaient être de plus en plus déplacés de la région centrale de l’Emirat pour se regrouper autour de la ville de Kano (Mahadi 1982). Kasar Kano, était alors en expansion économique et attirait de grandes immigrations de groupes de populations qui furent à l’époque largement assimilés aux Haoussa. Les Fulani (se déplaçant vers l’est à partir du Fouta Djallon) et les Kanuri (se déplaçant vers l’ouest, suivant en cela l’instabilité politique de l’Empire Kanem-Bornou) étaient tout à fait remarquables dans cette migration (Mahadi, 1982) et tous deux peuples exposés très tôt à l’islamisation. Néanmoins, en dépit de l’injonction de rompre avec l’animisme, les dix-septième et dix-huitième siècles étaient des périodes de transaction, entre l’Islam et le Bori, pour la plupart des populations nommément musulmanes de nom (Al Haji 1973, Ubah 1985).

Bien qu’il y ait eu une division du travail basée sur le sexe, et ce, dans la distribution des tâches agricoles et de certaines autres occupations, les femmes continuaient de travailler librement dans les champs, recouvrant les semences plantées, débroussaillant, empaquetant et transportant les récoltes au «Fage» (Place principale/grande place du village). Le travail agricole des femmes comprenait pour elles le fait d’avoir leurs propres lopins de terre à partir des produits sur lesquels elles étaient probablement imposées de façon individuelle. Elles étaient également présentes dans l’artisanat et autres professions spécialisées, y compris celle de Ma’auna (vendeuse de céréales, qui contrôle aussi les poids et fixe les prix) (M. Adamu n.d et 1982, Mahadi 1982). L’autorité et les rôles des femmes dans l’arène publique et dans la vie religieuse, cependant, devinrent de moins en moins possibles, au fur et à mesure que l’Islam gagnait de l’influence politique dans l’Etat. Dans l’Emirat du Kano, beaucoup plus que dans tous les autres Emirats haoussa, les titres des femmes tombèrent en désuétude et furent perdus, ou furent transformés en titre pour les hommes (comme Iya, transformé en Dan Iya - fils de Iya. Voir également Pittin (1979).

Le Califat de Sokoto

L’influence du Jihad

Vers la fin du dix-huitième siècle, l’Islam était devenu un fondement important de légitimation idéologique dans la lutte pour le pouvoir politique, ce qui devait se traduire par la fondation du Califat de Sokoto vers 1807 (Last 1967, Usman 1981). Le cri de ralliement, était la promesse d’un nouvel ordre social basé sur les principes islamiques, faits de justice, d’imposition équitable, et de pureté morale. Chez les jihadistes, il y avait de fréquentes références dans leur dénonciation au libertinage, à la promiscuité et aux «femmes libres» (euphémisme pour courtisanes, comme n’étant pas mariées et sous le contrôle de leurs époux ni sous celui de leurs pères). La pureté morale des femmes musulmanes était l’un des indicateurs utilisés pour légitimer et faire la distinction entre les Musulmans des Emirats réformateurs d’une part, et les Musulmans déchus corrompus (et, en second lieu, les animistes), d’autre part.

Il est parfois dit que la prédominence de l’enfermement au nord Nigéria est due à l’influence du chef du jihad, à savoir Cheikh Uthman Dan Fodio (Ogunbiyi, 1975, H. Adumu, 1973). Isa soutient que cela est faux puisque l’enfermement est antérieure au Jihad, même si c’était alors un phénomène associé uniquement aux riches des villes et aux aristocrates . Le point de vue de Dan Fodio, dit-il, était que le «Kulle n’est pas obligatoire comme les cinq prières quotidiennes et le jeûne, mais une question de convenance... (cependant) dès qu’il n’y a aucune nécessité que les femmes mariées sortent de leurs maisons conjugales, alors elles devraient rester à la maison» (page 9. son emphase). L’opinion du Cheikh était que la «nécessité» englobait la recherche du savoir, le pèlerinage, la présence aux funérailles de membres de la famille, le fait d’aller au marché (s’il n’y avait personne d’autre pour aller à leur place etc.). La preuve de cet argument réside dans les versets Wakar Larura, versets 12 à 14, Poème sur la Nécessité, composé par le Cheikh, sa fille Nana Asmau et son fils Isa. Dan Fodio estimait aussi qu’il était préférable pour de jeunes et belles femmes de prier à la maison afin de ne pas constituer une tentation pour les hommes.

Isa déclare que Ogunbiyi a tort de prétendre que le Cheikh a établi des tribunaux séparés pour les femmes : car les femmes s’adressaient à la cour de derrière un mur dans lequel une fenêtre était percée. En outre, il a été dénoncé pour avoir permis aux femmes d’assister aux offices aux côtés des hommes. Le frère de Dan Fodio, Abudllahi fut requis de répondre à cette accusation de promouvoir l’immoralité. Sa réponse fut que «je ne pense pas que le fait de les laisser évoluer librement dans l’ignorance soit une bonne chose, car l’engagement du moindre mal a été rendu obligatoire» (Cité par Isa p. 12, traduction Mervyn Hiskett).

Certainement, Dan Fodio avait le profond sentiment que les femmes avaient droit à l’éducation, tant religieuse que mondiale. Dans son Nur Al Abab il a condamné la pratique de laisser les femmes dans l’ignorance, disant :

«La plupart de nos hommes instruits laissent leurs épouses, leurs filles et leurs captifs moralement à l’abandon comme des bêtes, sans leur enseigner ce que Dieu prescrit et qui devrait leur être enseigné et sans les instruire dans des articles de la loi qui les concerne. Aussi les laissent-ils ignorantes des règles relatives aux ablutions, à la prière, au jeûne, aux affaires commerciales et autres que Dieu recommande. Les hommes traitent ces êtres humains comme des objets d’intérieur qui se brisent après un long usage, et que l’on jette ensuite sur le tas d’immondices. C’est un crime abominable ! Hélas, comment peuvent-ils enfermer leurs épouses, leurs filles et leurs captifs dans l’obscurité de l’ignorance, alors que tous les jours, ils transmettent des connaissances à leurs étudiants ? En vérité, leurs agissements ne sont que pur égoïsme, et s’ils se dévouent à leurs élèves, ce n’est que pure hyprocrisie et vaine ostentation de leur part» (trad. O. Ogunbiyi).

Il convient de noter que le discours jihadiste «libéral» sur l’enfermement présentait largement celle-ci en termes de justification des exceptions à une règle générale qui prétendait que les femmes musulmanes ne devraient pas sortir. Il ne faisait pas allusion au droit des femmes à la mobilité, mais soutenait que dans certaines circonstances, il serait pire de ne pas leur permettre cette mobilité que de les assigner à leurs demeures. Toutes les deux, variantes du discours islamique, séparent ainsi les femmes musulmanes des autres, faisant d’elles des femmes au foyer, qui ne sortent pas du tout ou qui le font avec le bon vouloir des hommes qui les contrôlent.

Les propres parentes du Cheikh et leurs proches n’étaient pas cloitrées physiquement. Toutes avaient un haut niveau d’instruction, elles apprenaient aux femmes, aux enfants et quelques fois aux hommes leurs devoirs religieux ; elles discutaient de politique et de religion tant avec les hommes qu’avec les femmes. Nana Asmau est aussi connue pour avoir mis sur pied le mouvement «Yan Taru» des femmes intellectuelles qui faisaient le pèlerinage et voyageaient de façon très similaire à celle des al-majirai mâles de nos jours (cf. Last 1967, Boyd and Last 1985). Toutefois, à en juger par les commentateurs de l’époque (et par les plus récents), il ne semble pas s’avérer que, dans les limites de la pratique de l’enfermement pendant la période du califat, elle était de la forme la plus restrictive, à l’exception des petites enclaves d’érudits étroitement liés à la famille du Cheikh. Pendant les cent ans et plus de l’existence du Califat, l’enfermement fut surtout un phénomène de l’aristocratie urbaine et des riches.

L’enfermement dans le développement du califat de Sokoto

L’économie du Califat continuait à s’étendre, avec une spécialisation sans cesse croissante dans la division du travail selon la région, entre les zones urbaines et rurales, selon les métiers et le sexe. En dépit du fait que chaque région fournissait toutes sortes de produits, certaines d’entre elles étaient réputées pour la qualité et la quantité de produits spécifiques : par exemple, la région de Zaria produisait aussi bien le coton que le maïs qui étaient envoyés au nord pour être commercialisés à Kano, émirat le plus peuplé. Dans cet émirat, Bebeji était réputée pour l’élevage des mules (dont la demande augmentait sans cesse pour le transport de la marchandise au moment où le commerce se développait) ; la zone entourant Birnin Kudu se glorifiait de la confection d’habits teints à l’indigo, tandis que la zone de Sumaila était célèbre pour la production de la soie. De même, l’agriculture tout comme les métiers d’art était pratiquée tant par les habitants des villes que par ceux des villages. Mais l’extension des habitations urbaines et l’expansion sans précédent de la sédentarisation des Fulani impliquaient une pression exercée sur le sol, surtout autour des zones à haute densité de la birane (villes emmurées), et, conjuguées aux possibilités croissantes du commerce, elles signifiaient que le développement de l’artisanat était encouragé dans les zones urbaines. En plus, certains métiers, tels que la transformation de l’indigo en cotonnade pour produire de la patine brillante et une teinte bleu-noir foncé, étaient entrepris dans les villes.

Les tâches relatives à la production artisanale étaient divisées en plusieurs spécialisations différentes. Dans la production des tissus, par exemple, le filage, la vente du fil, le tissage de bandes étroites et celui de bandes larges (et les différents tissus produits sur tissage étroit, et large), la vente des tissus non-teints, celle des tissus teints et transformés en différents vêtements constituaient des occupations reconnues, dont toutes étaient des entreprises individuelles à petite échelle.

La division croissante du travail a entraîné également des filières selon le sexe. Le filage était, par excellence, un métier féminin, entrepris par les femmes du masu sarauta, les malamai, ainsi que par les talakawa (roturières). Les femmes se constituaient en association pour la collecte du fil destiné à la vente. En général, les ventes étaient assurées par les femmes plus âgées. Le tissage vertical du gros fil pour la production de larges bandes de tissus appelées gaudo (servant de couvertures et de pagnes) était un métier féminin également, bien qu’un certain nombre de femmes aient utilisé le tissage horizontal. L’expansion des petits restaurants et de l’industrie des plats préparés engendrée par la croissance des habitations et une économie en expansion, de même que la croissance dans la division du travail proprement dite était l’œuvre des femmes aussi. Certains types de poteries et la vente des canaris relevaient du domaine des femmes également, (Mahadi 1982). L’augmentation des possibilités économiques et la tradition qui veut que chaque personne conserve les revenus de ces sana’oi (activités génératrices de revenus) signifiaient que les femmes dépendaient rarement de leurs maris (Adamu 1982).

Cependant, il faudra se méfier de la comparaison stricte entre la division progressive du travail selon le sexe et l’existence de l’enfermement comme Mahadi semble le faire lorsqu’il déclare tout simplement que les femmes des zones urbaines étaient cloitrées en général, en mettant fin à leurs activités dans certains secteurs de l’économie et les augmentant dans d’autres (1982:578). D’abord, certaines spécialisations féminines sont nettement incompatibles avec l’enfermement, comme le montre le cas de figure des yan rugun qui prenaient des canaris de la ville de Kano pour les vendre ailleurs, ou bien celui des femmes qui préparaient de la nourriture et la vendaient à différents zango (arrêts caravaniers reconnus sur les itinéraires commerciaux) - bien qu’il soit possible que les femmes plus âgées qui n’étaient plus sujettes à l’enfermement se soient adonnées à ces occupations. Toutefois, et en second lieu, dans le domaine agricole, les femmes continuaient à travailler aux champs, en tant que personnes libres et surtout en tant qu’esclaves. Le taux d’esclavage est controversé avec des estimations qui varient de 25% à plus de 50% de la population (voir Lovejoy 1978, Hill 1977 a, Sharpe 1988, Mahadi 1982, Bello 1982), mais tous s’accordent sur le fait que c’était un taux non négligeable, que l’établissement des domaines agricoles esclavagistes a continué à travers le XIXe siècle, que grand nombre de familles comptaient 2 à 3 esclaves et que le pourcentage des femmes esclaves atteignait au moins 50% (et qu’elles étaient considérées plus valables que les esclaves mâles). Puisque les femmes esclaves n’étaient pas cloitrées, cela veut dire qu’une proportion considérable de femmes ne pouvaient pas l’être.

Enfin les descriptions contemporaines du pays Haoussa font des observations qui seraient contraires à l’enfermement générale. A titre d’exemple, Mai Gashin Baki, meneur de caravane au XIXe siècle, a parlé des femmes et des filles qui se tenaient aux pas des portes pour regarder les processions, du fait de se faire accompagner par ses femmes dans ses voyages d’affaires en caravane, bien que de temps à autre il en laissait une pour surveiller la maison (en guise de punition pour s’être querellée avec ses co-épouses lors du voyage précédent - Duffil 1976). De même, Robinson, vers la fin du XIXe siècle, a fait le commentaire suivant : «à l’exception des femmes du roi et d’un ou deux de ses ministres principaux, elles (les femmes haoussa) ne sont pas tenues dans l’isolement, mais sont autorisées à se déplacer comme bon leur semble» (1896:206).

Toutefois, il est très probable que, au fur et à mesure que l’autorité des discours islamiques grandissait, l’enfermement se soit répandue davantage pendant la période du Califat et spécialement chez les populations urbaines. La caractérisation du Califat comme état théocratique est discutable (voir Last 1967, Ubah 1973, Mahadi 1982), cependant les taxes étaient recueillies sous le prétexte de la légitimité islamique, les Cours étaient censées appliquer la charia et, tout au début du moins, le règne et la répartition des offices dépendaient de la prétention à la piété islamique. Le fait d’être musulman donnait plus de prestige. Le désir d’être musulman ne se faisait pas sentir chez l’élite dirigeante seulement. Mais Gashin Baki a décrit la façon dont les musulmans, même ceux qui ne l’étaient que de nom, à peine capable de réciter la Fatiha (première sourate que tout enfant musulman apprend), pouvaient se faire passer pour frère ou compagnon de foi «et se faire recevoir chez les Haoussa avec tous les honneurs» (Duffil 1976:9). L’idée de l’enfermement, associée tant au statut supérieur qu’à la piété a du se répandre davantage aussi.

Parallèlement à la démonstration publique qui consiste à faire les cinq prières quotidiennes par les hommes, l’enfermement des femmes et le code islamique de l’habillement constituent les signes quotidiens les plus visibles de la pratique islamique. D’après Mai Gashin Baki encore, il existe des preuves que l’usage du mayafi (tissu utilisé pour se couvrir la tête et/ou les épaules) était devenu assez général - il décrit sa rencontre avec une femme qu’il épousa plus tard sans avoir été en mesure de voir son visage puisque «selon la coutume du pays, elle s’agenouillait, entièrement couverte par son mayafi» (Duffil 1976:18). Deux facteurs peuvent expliquer pourquoi une plus grande prédominance de l’enfermement dans les zones urbaines que dans les zones rurales. Les masu sarauta résidaient dans les villes, servant de modèles de société aux talakawa qui y vivaient. Et la division plus marquée des tâches, avec, d’une part, davantage d’artisans à plein temps et, d’autre part, moins de paysans à plein temps, conjuguée à l’expansion de l’économie et à la demande accrue en produits artisanaux, impliquaient que les femmes pouvaient se retirer (ou être retirées) plus facilement des travaux agricoles pour se consacrer au filage et à la broderie (occupations qui peuvent toutes deux se dérouler chez soi).

Ainsi, vers la fin du XIXe siècle les discours islamiques étaient imbriqués dans l’autorité temporelle et définissaient l’identité et la solidarité au sein des émirats qui rendaient hommage au Sultan de Sokoto dont l’autre titre était Sarkin Musulmi (le souverain des musulmans). Bien que l’enfermement fut surtout le fait des membres du bureau, les riches attijirai (commerçants) et quelques talakawa la pratiquaient également, et l’idée de l’enfermement des épouses et de l’habillement modeste de la femme était répandue. Néanmoins, la majorité des habitants des zones rurales surtout n’étaient, au mieux, pas plus que des musulmans de nom, avec un respect révérencieux à l’égard des iskoki (les esprits) et un recours au Bori pour résoudre leurs problèmes le cas échéant (Onwuejéogwu 1969). L’enfermement des femmes était beaucoup moins évidente aussi dans les zones rurales, dans les communautés musulmanes de nom ainsi que dans les villages de Maguzawa. L’association de l’Islam à l’autorité temporelle a ajouté aussi un certain niveau de cynisme vis-à-vis de la haute fiscalité et des exigences arbitraires de la part des tenants de fief ou de leurs servants. C’est ce dernier facteur que Bello (1982) présente comme étant un de ceux qui expliquent la conquête relativement facile des émirats du Califat de Sokoto entre 1904 et 1907, par rapport à la résistance des peuples sans états de ce qui devint les provinces de Zaria et Bauchi, qui s’engagèrent sur les collines et combattirent les Anglais dans les années 1930 - les talakawa et spécialement les bayi (esclaves) se souciaient peu de qui les dirigeait ou sur quelles bases.

La période coloniale

Colonialisme et Islam

Ironiquement, la conquête du nord Nigéria par les Anglais (chrétiens qui ont aussi établi leur autorité sur des bases laïques) a donné un nouvel élan à l’Islam. L’identité culturelle islamique (y compris la pratique de l’enfermement) devint un moyen de résistance au règne anglais, et les effets de ce règne colonial, surtout à travers la fiscalité, n’ont pas servi à atténuer l’appel insistant au retour à l’«Age d’Or» du début de la période du Califat. L’introduction de l’Islam en terre haoussa avait été réalisée par des moyens pacifiques grâce aux contacts avec les Musulmans à travers le commerce et la conversion. Depuis le XVe siècle, l’Islam était le discours religieux de tous les souverains musulmans à tel point que même le Jihad fut dirigé contre les chefs (souverains musulmans) corrompus plutôt que vers la conversion des non-musulmans. L’Islam s’est répandue progressivement au cours de plusieurs siècles. Son adaptabilité aux coutumes locales et le syncrétisme entre Islam, Bori et coutume au cours de la majeure partie de cette époque (cf. Gilliland 1971, A. Yusuf 1976), signifiaient que le fait d’être musulman avait été adopté graduellement comme partie intégrante de l’identité haoussa. Encore une fois, bien que la plupart (mais pas tous) des dirigeants du Jihad fussent de l’ethnie peul (voir Usman 1981), c’était des Peuls vivant en terre haoussa depuis des générations au moins et parlant le haoussa. Par ailleurs, le Jihad bénéficiait de l’appui des Haoussa talakawa ruraux (du fait des injustices économiques) «qui n’avaient pas senti l’odeur de l’Islam» (Al-Hajj 1973, Usman 1981). En fait, n’eût été leur appui, la guérilla des Jihadistes n’aurait pu être menée ni gagnée. Aucun de ces facteurs ne s’appliquent au règne colonial britannique. La prosélytisation de l’Islam (et de l’enfermement comme identification et symbole de l’Islam) devint un appel à la tradition pré-coloniale vis-à-vis des pratiques du bature (l’européen ; pluriel, turawa), et peut-être une façon de faire face aux ignominies et difficultés d’être un peuple colonisé.

Reconnaissant la supériorité de l’artillerie britannique, les souverains du Califat justifièrent leur soumission en disant que la migration dans les pays islamiques était impossible vu que les Anglais en avaient déjà pris le contrôle de même que celui des voies d’accès (c’est-à-dire Algérie et Soudan). En outre, la saison n’était pas favorable aux voyages. Donc, il valait mieux se soumettre et reconnaître l’autorité britannique, à condition qu’elle leur permît de pratiquer l’Islam. C’était là une politique d’attente tacite - attente du départ des Anglais. Néanmoins, et ceci est peut-être dû en partie à la compréhension historique de l’histoire occidentale de la séparation entre le pouvoir temporel en tant que laïc et la pratique religieuse en tant que privé, les Anglais acceptèrent cette condition. Ainsi, par exemple, l’administration coloniale britannique refusa aux missionnaires chrétiens l’autorisation de construire des missions, des écoles et des hôpitaux au nord Nigéria afin d’éviter des ennuis potentiels (bien que cela ne les retînt pas d’imposer des taxes non-islamiques et autres). En fait, il semble s’avérer que (après l’évanouissement des frayeurs d’un soulèvement mahdiste) la politique de l’administration coloniale en tant que telle a de fait aidé à la promotion de l’Islam tant chez les peuples maguzawa et non-haoussa que chez les Haoussa musulmans.

Les principaux facteurs associés à ce processus furent la fin de la guerre (suite à la prévention des querelles entre Emirats, des tentatives d’expansion territoriale dans les zones musulmanes, et des raids esclavagistes) et l’amélioration du transport et des réseaux de communication (construction de routes et de chemins de fer) qui éveillèrent un sentiment de sécurité physique accru permettant à des milliers de Musulmans non seulement de voyager et de prêcher en zones musulmanes mais aussi de pénétrer dans de nouveaux territoires pour faire du prosélytisme. Qui plus est, l’enfermement des missionnaires chrétiens par l’administration coloniale voulait dire que les prêcheurs chrétiens ne pouvaient pas bénéficier de ces facteurs pour convertir aussi (voir Ubah 1973 and 1985, Mukhatar 1983).

Malgré tout on ne devrait pas trop s’attarder sur la question de sécurité physique accrue. L’établissement de la «paix et protection» était un des moyens de légitimer la fiscalité coloniale britannique, et nombre d’intellectuels semblent avoir été acquis à cette idée quelque peu sans discernement. Bien que la guerre et les raids esclavagistes aient bien eu lieu et à des périodes et endroits spécifiques (tels que près de la frontière sud-est de l’Emirat de Kano où eurent lieu des raids par/contre les Ningi tous les deux ans pendant 50 ans ou plus), ce n’était pas la norme générale. Tenant compte des bénéfices économiques du commerce, le Califat insista sur l’établissement de la sécurité et de la protection (physique) des voyageurs (voir Mahadi 1982, Bello 1982, Madibbo 1985). Lugard lui-même a reconnu qu’avant l’imposition du colonialisme au nord Nigéria, les routes étaient paisibles, les caravanes et les voyageurs abondants et que «les femmes voyageaient seules sur les routes et les hommes n’étaient pas armés, à l’exception de quelques pasteurs ordinaires qui ne se séparaient jamais de leurs lances» (Colonial Office Report N° 863 p. 552). Des facteurs autres que celui de la sécurité accrue étaient tout aussi importants dans la promotion de l’islamisation et de la multiplication des occasions de prosélytisation islamique. Parmi ces facteurs, on peut retenir la résistance culturelle aux Turawa (Européens), les effets d’une charge fiscale de plus en plus lourde ainsi que son caractère discriminatoire, l’établissement de tribunaux se proclamant de la charia à travers le protectorat du nord Nigéria, l’expansion des malami (lettrés islamiques) à titre d’employés de l’administration coloniale, l’absence d’éducation laïque des masses au nord, et la désertion des esclaves à grande échelle au cours des décennies qui ont suivi les Proclamations Anti-Esclavagistes.

L’adhésion à l’Islam en tant que moyen de résistance au règne des Nasara (lit. terme signifiant Chrétiens mais employé aussi pour désigner les Européens) était peut-être moins évidente chez les masu sarauta (membres des cercles du pouvoir, à présent relevés du pouvoir ou des positions qu’ils occupaient à la faveur des Anglais, mais le répugnant néanmoins). Mais cette pratique ne se limitait en aucune façon à ce groupe. La conquête du Califat était perçue comme un signal de crise et de catastrophe à partir desquelles un Mahdi, était supposé s’élever pour délivrer le peuple : il y eut une migration continue vers l’Est (d’où le Mahdi était supposé s’élever), que l’administration s’évertua à empêcher, même au moyen de la force physique (Al-Hajj 1973). Les principes islamiques constituaient également la raison d’être de la résistance à la nouvelle fiscalité coloniale. La résistance à Satiru (en 1906) dans laquelle environ deux mille villageois non-armés furent cruellement abattus et le village proprement dit rasé par les Anglais pour venger la mort de trois de leurs officiers qui essayaient d’imposer la taxe locale (c’était considéré comme une jizia - imposée par les musulmans sur les non-musulmans), ne constitue qu’un exemple des plus infamants (voir A.S. Mohammed 1986). Consciente de l’opposition dont elle fait l’objet en tant que chrétienne, l’administration coloniale s’attela à décourager l’usage à leur égard du mot nasara en faveur du terme turawa (Européens, voir Paden 1973).

Le recours à la prétention d’être musulman présentait également des avantages matériels par rapport au système de fiscalité colonial. Pendant toute la période coloniale, l’impôt augmenta vertigineusement allant quelques fois jusqu’à plus de 1000% dans l’année, comme ce fut le cas dans le district de Madaki, Emirat de Kano, entre 1906-1907 (voir Ubah 1973, Tukur 1979, Bello 1982 ; pour ne citer que ceux-là). Ces augmentations sur l’impôt sont précédées d’une évaluation et d’un recensement de la population, vu que le système de taxes coloniales était basé non sur la production réelle des individus mais sur les évaluations des agents coloniaux de ce qui pourrait être tiré des occupations particulières multiplié par le nombre de personnes dans chaque occupation (y compris les enfants de moins de 13 ans) et catégorie pour des districts entiers. L’association entre le recensement et le taux de fiscalité supérieur s’est faite tôt. Les rapports coloniaux sont truffés de références aux problèmes relatifs à de tels recensements en raison du fait qu’il n’était pas permis aux agents d’accéder aux concessions sous prétexte qu’il était non-islamique pour un étranger d’en franchir le seuil. Le sous-dénombrement résultant de ces moyens de recensement présentait des avantages certains pour ceux qui étaient imposés . Deuxièmement, l’administration coloniale accepta l’argument selon lequel les femmes musulmanes étaient cloitrées et que (par conséquent) elles n’étaient pas solvables. Ainsi donc le taux de fiscalité était moindre pour les Musulmans que pour les non Musulmans chez lesquels les femmes étaient tenues de payer l’impôt (voir Tukur 1979, Bonat 1985). Ainsi, le fait d’être musulman présentait des avantages économiques nets et il est très vraisemblable qu’un grand nombre de conversions aient été influencées par ce facteur.

Un nombre important de conversions a été attribué aussi aux effets de la réorganisation du système juridique et des procédures visant à régler les litiges par le biais de l’administration coloniale. Une loi «générale» fut promulguée par l’Etat colonial et adaptée par décret comme celle de la British Common Law and Statutes en vigueur en 1900, mais autrement c’est la loi coutumière qui devait prévaloir. Un système de «tribunaux indigènes» fut mis sur pied - constitué des Cours Alkali de bas niveau, ensuite des Cours provinciales et enfin des Cours se proclamant de la charia pour résoudre les litiges. Etant donné que les Cours du Nord appliquaient les dispositions de la charia, l’Islam se vit donner la priorité et l’autorité par rapport aux lois coutumières du pays, même dans les zones à grand nombre de non-musulmans. Les communautés de Maguzawa dans l’Emirat de Kano, de même que celles de Sumaila, Birnin Kudu, Wudil, Gaya, Gwaram, Tudun Wada, Ringin et Roni, furent donc obligées de se soumettre à deux systèmes juridiques étrangers et imposés de surcroît (système britannique et islamique) alors qu’avant la colonisation, outre le paiement de la jizya, les communautés de Maguzawa se chargeaient de résoudre les litiges à travers l’autorité du Sarkin Arna ou du Sarkin Maguzawa (chef des païens) et son Conseil des Sages, des chefs de familles ou de clans (voir Ubah 1973, AB Yusuf 1976, Bonat 1985).

La charia distingue les non-musulmans de plusieurs façons. Par exemple, les non-musulmans ne peuvent pas hériter d’un parent coreligionnaire parce que la propriété de ce dernier revient à ses parents musulmans ou alors au beit-el-mal (trésorerie de l’Etat, dans ce cas de figure, c’est l’Autorité de la Trésorerie du pays, qui est encore contrôlée par l’Emir). De même, les musulmanes ne sont pas tenues de rendre aux maris non-musulmans les objets de la dot en cas de divorce, même s’ils se sont convertis.

Les registres du tribunal montrent un nombre croissant de cas de Maguzawa de jadis déplaçant des parents maguzawa pour avoir revendiqué leurs droits à la propriété d’un parent défunt ou engagé des poursuites judiciaires pour divorce par des maris maguzawa.

Le fait de saper l’autorité du Sarakunan Arna ou des sages des autres groupes ethniques par la réorganisation du système juridique a accéléré le rythme des conversions à l’Islam. Ubah rapporte la preuve orale que l’Islam a fait beaucoup de convertis auprès des Maguzawa après l’établissement du régime colonial britannique - à tel point qu’un administrateur colonial et anthropologue, Temple, prédit en 1909, que dans cinquante ans la religion Muguzawa n’existerait plus (cité dans Ubah 1973:294). Les registres coloniaux indiquent que certains employés des tribunaux, du moins, abusaient de leur pouvoir pour promouvoir la conversion et faire du prosélytisme en faveur de l’Islam. A.B. Yusuf mentionne également la détermination des tribunaux musulmans à se substituer à la loi coutumière par le biais de l’Ecole Maliki de la Charia (1979:66) soulignant l’extension paradoxale de l’autorité de la loi islamique sous les Anglais. Cela ne passa pas inaperçu par l’administration coloniale : un rapport révèle que «dans les contentieux juridiques entre Musulmans et non Musulmans, quel que soit le poids de l’argumentation des derniers, ce sont les premiers qui l’emportaient toujours» (NAK ZARPROF 1554, cité dans Bonat 1985:226), mais aucun changement n’y a été apporté.

L’établissement du système juridique ne fut pas l’unique occasion de faire du prosélytisme créée ou répandue par l’administration coloniale. Comme plusieurs commentateurs l’ont indiqué, le principe du fameux «Règne indirect» était moins un principe qu’un besoin pragmatique où un très petit nombre d’hommes essayait de régner sur un grand nombre de personnes dans un territoire vaste. Du fait du manque de personnel, l’administration coloniale se vit dans l’obligation de recruter localement. Cependant, le manque de connaissance par osmose résultant de la combinaison du fait d’avoir grandi ou bien vécu dans une zone pendant longtemps, et la volonté de contrôle de la part du Bureau Colonial signifiaient que l’administration de ce Bureau exigeait un personnel instruit pour écrire les rapports et tenir les registres, recenser la population, mesurer les champs, les récoltes etc... Pendant longtemps l’instruction fut le monopole des érudits musulmans au nord Nigéria si bien qu’au début, les officiers coloniaux n’avaient d’autre choix que celui d’utiliser les mallamai disponibles. Toutefois, les Anglais s’étaient engagés auprès des souverains du Califat à respecter l’Islam. Ainsi donc, au fur et à mesure des besoins en personnel instruit pour servir l’administration coloniale, la dotation ne se faisait pas à travers la promotion de l’éducation laïque générale des masses ou en permettant aux missionnaires chrétiens de créer des écoles (comme ce fut le cas au sud Nigéria). En lieu et place, il y eut l’expansion et l’officialisation de l’éducation islamique, à travers, par exemple, l’Ecole Elémentaire du Shahuci avec son Ecole de Droit créée à Kano en 1932. Le résultat en fut l’expansion des mallami ; hommes qui étaient non seulement instruits mais aussi des musulmans fervents. Ils étaient envoyés loin et éparpillés dans le Protectorat en qualité d’employés de bureau, d’interprètes, de juges, d’agents de recensement, d’agents commerciaux etc... Et dans l’exercice de leurs fonctions ils avaient non seulement l’occasion de prêcher l’Islam mais pouvaient également, en qualité de représentants de l’autorité administrative coloniale, contraindre les gens à l’Islam, comme il a été dit plus haut.

Cependant, les mallaman kirgi ou mallaman gudun duniya, (ulémas invisibles) dont le nombre et l’engagement s’étendirent au cours de la période coloniale , étaient plus influents dans la conversion des gens à l’Islam et dans son réveil que les mallaman duniya (ulémas associés au gouvernement de l’Emirat ou colonial).

A partir des années 50 surtout, et même avant, les dakori islamiques (ordres ou «fraternités» Sufi, dont les deux principales étaient les Tijaniyya et le Qadiriyya qui se divisèrent toutes les deux en versions réformées pendant la période coloniale) entreprirent des campagnes d’islamisation des masses, urbaines et rurales et tant au sud qu’au nord du Nigéria. Les deux confréries faisaient venir des mallans villageois pour l’instruction et initiaient des muqquadams en zones rurales de façon à former une chaîne de chefs religieux à la base qui s’étendait dans presque chaque village du Nord. Cette situation était due en partie au simple fait que la domination de l’administration coloniale britannique s’était soldée, selon Paden, par le «réveil des opprimés» (1973:204), et il conclut : «à Kano, la pression extérieure des communautés non-musulmanes (anglaises, libanaises et du sud Nigéria) fut un facteur certain dans la consolidation de la communauté musulmane de cet émirat» (1973:395).

D’autre part aussi, la politique éducationnelle coloniale a favorisé l’influence de ces communautés vu le respect voué à l’instruction. L’administration coloniale refusa de construire des écoles autres que celles qui lui fournirait son personnel. Bien que l’insuffisance d’écoles au nord Nigéria ait été attribuée au veto des émirs, la recherche de Tibendérama sur les registres coloniaux révèle que toute la vérité n’a pas été dite. Bien qu’elles ne fussent pas disposées à permettre la construction d’écoles au Nord par les missionnaires chrétiens, les autorités de l’émirat étaient non seulement prêtes à accepter, mais quelques fois enthousiastes à l’endroit des écoles gouvernementales. En 1917, par exemple, la requète de l’Emir de Sokoto (appuyé par Résident Arnett) de dépenser 69.00£ sur l’aménagement d’un réfectoire afin de permettre à plus de garçons de fréquenter l’école fut refusée par le «Lieutenant Gouverneur». Les requêtes émanant de différents émirs en faveur de l’ouverture de davantage d’écoles furent fréquemment rejetées sous prétexte qu’il n’y avait pas d’argent ou de personnel disponible (voir Tibendérama 1983).

Cela signifiait que les Tijaniyya et les Qadiriyya réformés avaient le monopole virtuel de l’enseignement des masses qu’ils entreprirent progressivement comme moyen d’obtenir une adhésion massive à la base. Selon Paden «l’expansion spectaculaire de l’écriture religieuse à Kano est un reflet du désir de lire et d’écrire» (1973:139). La parcimonie de l’Etat colonial et son manque d’enthousiasme pour l’éducation des masses signifiaient donc que les gens (surtout les hommes mais aussi un certain nombre de femmes) ne pouvaient accéder à l’instruction qu’en se joignant à l’une des confréries religieuses.

Ironiquement, l’effet imprévu des Proclamations Anti-Esclavagistes fut la multiplication du nombre de ceux qui se déclarent musulmans.

Les Proclamations Anti-Esclavagistes de 1901, 1904 et de 1907 n’ont pas aboli l’esclavage complètement. Elles déclaraient que les esclaves ne pouvaient plus s’acheter, se vendre ou être capturés et que les enfants nés de mères esclaves ne seraient désormais pas considérés comme esclaves. Les esclaves confirmés, adultes ou enfants conservaient leur statut. Ces derniers pouvaient (et cela a toujours été le cas) se racheter ou se faire racheter par leurs parents, ou encore être affranchis par leurs maîtres (en signe de piété islamique). A travers les Proclamations Anti-Esclavagistes, Lugard a cru être en mesure de transformer le statut d’esclave en statut de prolétaire acceptant de travailler pour les ex-maîtres à titre de salarié.

Pour se faire, à moins qu’ils fussent en mesure de prouver les mauvais traitements reçus de leurs maîtres, il était difficile aux esclaves de recourir aux tribunaux pour revendiquer leur liberté, et ils étaient censés continuer de travailler pour leurs maîtres. Mais bien que certains esclaves aient continué à le faire, la majeure partie n’avait pas suivi. Il y avait plutôt désertion d’esclaves à grande échelle (Ubah 1973) ou migrations d’ex-esclaves (Hill 1977a). Les esclaves regagnaient leurs fiefs d’origine ou se joignaient aux camps de travaux, ou alors, le plus souvent, ils s’établissaient ailleurs, surtout aux endroits où la terre était arable et disponible, se déclarant musulmans-nés et fondant des villages (Bonat 1985, Mukhtar 1983). Etant donné qu’un Musulman ne peut pas faire de son frère musulman un esclave, cette déclaration était destinée à prendre les devants sur toute tentative d’utiliser l’administration de l’autorité coloniale ou celle du pays pour traiter avec eux en tant qu’esclaves fugitifs. Puisque, au dire de tous, les esclaves constituaient une partie importante de la population, cela représentait un grand nombre de personnes qui se disaient musulmanes, situation qui découle de la façon dont la question de l’abolition de l’esclavage a été traitée par l’administration coloniale.

Généralisation de l’enfermement

Il y eut donc des mesures prises par l’Etat colonial qui eurent pour effet de promouvoir l’Islam. Certaines d’entre elles et un grand nombre d’autres eurent également pour effet de promouvoir l’enfermement de façon particulière.

Il est clair que la pratique de l’enfermement s’est développée au cours de la période coloniale. A quel moment exactement cela s’est-il déroulé et pourquoi encore ces thèmes de débat ? Hill compare l’étendue de l’enfermement à Dorayi et à Batagarawa dans les années 20 à celle des années 70, et date la progression de celle-ci à partir de la fin de la guerre 1939-45 (Hill 1972 et 1977b). Watts, par contre (1983), déclare que les registres coloniaux des années 30 parlaient déjà de la progression de l’enfermement. Cependant, à Déribo et à Gangur (zone de mes recherches) la plupart des femmes âgées ou entre les 2 âges (mais qui sont cloitrées à présent), affirment n’avoir pas été cloitrées lors de leur premier mariage, mais que cela a eu lieu un peu plus tard (enquêtes sur le terrain). Ceci peut rendre le datage de Hill plus vraisemblable en terme de mouvement de masse vers l’enfermement, bien qu’il soit très probable que ce mouvement ait prit forme vers les années 30 ou même plus tôt.

D’après M.G. Smith, la progression de l’enfermement s’expliquerait par le fait que les femmes précédemment esclaves se sont retirées des travaux agricoles et du ramassage du bois afin d’affirmer leur nouveau statut, qu’elles préféraient l’enfermement parce qu’alors elles étaient en mesure de poursuivre leurs propres intérêts économiques à travers les sana’oi (occupations) et qu’elles répugnaient au travail agricole dur ; plutôt que par les injonctions religieuses et la tradition (M.G. Smith 1981). Cependant, comme le souligne Hills, c’est une question qui n’a jamais été étudiée. Il est évident que M.G. Smith a raison d’écarter la tradition comme explication d’un phénomène qui s’est développé au cours de quelques décennies récentes. Toutefois, il faudra souligner ici que, bien qu’il y ait eu des apports économiques certains relatifs à l’enfermement des femmes, au moins certains de ces apports ont été bénéfiques tant aux hommes qu’aux femmes et que, par conséquent, l’enfermement ne peut pas se réduire au dédain des femmes pour le travail dur. Par ailleurs, les facteurs économiques n’étaient pas déterminants en tant que tels, mais étaient également liés aux discours idéologico-religieux à propos des relations sociales et de la place réelle de la femme en Islam.

Dans le cadre de ces discours, l’argument de M.G. Smith à propos des femmes esclaves peut être quelque peu valide, mais en tant qu’explication générale, il faut qu’il soit nuancé. D’abord, la dimension que cela aurait pu prendre dans la pratique «quasi universelle» de l’enfermement doit se baser sur l’établissement de la proportion de la population esclave générale. C’est un litige et une question qui n’ont pas encore été résolus. Ensuite, et le plus important, cet argument ne donne aucune indication relative à la proportion des femmes ex-esclaves qui ont réellement fait ce qu’il avance.

En dépit tant de l’affirmation de M.G. Smith que de celle de Meek (1925) selon lesquelles les femmes musulmanes libres ne faisaient aucun travail agricole, il existe une preuve écrite et orale qui soutient le contraire. La situation pré-coloniale, dans laquelle les femmes musulmanes esclaves ainsi que les femmes musulmanes libres ont dû entreprendre certaines activités agricoles, là où elles ne possédaient pas leurs propres gayauna (lopins de terre alloués individuellement aux membres de la famille et dont les revenus appartiennent personnellement au bénéficiaire) a été présentée plus tôt. Meek lui-même fait remarquer en 1925, (sans faire de commentaire sur la contradiction) que les femmes se joignaient en général à tous les travaux agricoles, et cela s’est passé une décennie et demie après les Proclamations Anti-Esclavagistes.

Hill (1972) parle des vieux informateurs de Batagarawa qui ont soutenu que les femmes travaillaient aux champs de leur vivant. Les hommes de même que les femmes de Diriko et de Gangur (certains n’avaient pas encore atteint la cinquantaine) le confirment en parlant de leurs propres mères ou grand-mères (enquêtes sur le terrain). Ladite preuve implique que le travail agricole des femmes ne constitue pas un cas isolé ou rare. Il est donc peu probable que le travail agricole ait été largement utilisé par d’ex-esclaves comme symbole de distinction entre les musulmanes esclaves et les musulmanes libres, ou qu’il ait fournit l’explication du taux d’incidence croissant de l’enfermement des femmes.

Sans spéculer sur les raisons de la généralisation de l’enfermement, Hill avance que la surface élevée de la nappe phréatique, qui permet le forage des puits dans les concessions, et l’omniprésence de la mule en tant que bête de somme font partie des facteurs physiques qui militent en faveur de la généralisation et de l’existence de l’enfermement rigide de la femme «comme étant sans inconvénient pour eux-mêmes, les hommes pouvaient excuser les femmes de leurs tâches traditionnelles de bêtes de somme» (Hill 1972:24). Elle fait remarquer que les femmes musulmanes de Borno au Niger (qui sont haoussa également), où la nappe est plus basse, n’étaient et ne sont pas cloitrées. La même remarque peut être faite à propos des musulmanes Yoruba qui, le plus souvent, vont chercher l’eau potable aux ruisseaux de surface. Il s’avère aussi que le manque de puits dans une concession ou d’une personne pour aller chercher l’eau hors de la concession, était une des raisons données par les femmes et les hommes de Gangur pour expliquer la non-enfermement des femmes. A Diribo, cependant, les femmes cloitrées dans les concessions sans puits ou bien là et au moment où les puits étaient secs devaient souffrir leur soif et se débrouiller avec le peu d’eau apportée (souvent à contre-cœur), plutôt que d’obtenir la permission ou d’avoir la volonté d’aller la chercher en personne (observation faite sur le terrain). Ainsi, alors que la disponibilité des puits d’eau potable semble plausible comme condition potentielle favorable à l’enfermement des femmes, il est plutôt plus difficile d’établir une association positive entre les deux.

La discussion portera à présent sur les facteurs économiques généraux ayant favorisé l’enfermement des femmes. Comme il a été indiqué plus tôt, si les ménages comptaient des femmes cloitrées, l’on pouvait prétexter de leur présence pour empêcher aux agents recenseurs l’accès aux concessions, et pour réduire la charge de fiscalité de certaines familles, vu que les femmes ne semblent pas payer d’impôt pour leurs sana’oi, mais plutôt pour les travaux agricoles. En raison du dynamisme visant à augmenter le revenu de l’impôt en 1910 dans les Emirats musulmans, les femmes qui «gèrent une propriété de droit» étaient également évaluées séparément, de même que les femmes des autres zones (Tukur 1979). Dans les deux cas, l’époux/chef de famille était tenu responsable du paiement de l’impôt de tous ceux qui sont classés comme travailleurs vivant dans sa maison. Il était par conséquent de l’intérêt des hommes autant que des femmes que ces dernières ne travaillent pas la terre (ou éventuellement qu’elles ne soient pas reconnues comme telles), mais qu’elles acceptent d’entrer en enfermement étant donné que cela réduisait la charge de l’impôt sur l’ensemble de la famille . C’était d’autant le cas que le retrait des travaux agricoles ou le fait d’être exclue n’impliquait pas nécessairement une cessation des activités économiques. Qui plus est, étant donné que les femmes étaient rarement propriétaires fonciers, c’était relativement facile de nier que les femmes travaillaient la terre, que ce fut le cas ou non.

La division du travail selon le sexe qui a existé jusqu’au début de la période coloniale au nord Nigéria a été abordée plus tôt. Tandis que certaines activités relevant du domaine des femmes n’étaient pas compatibles avec l’enfermement, d’autres l’étaient. Les plus importantes d’entre elles sont le filage du coton, la transformation de l’arachide et autres produits. Ironiquement, la politique agricole coloniale au nord Nigéria a facilité le retrait des femmes des travaux agricoles du fait de sa concentration exclusive sur la production cotonnière et arachidière (deux récoltes dont la transformation permettait aux femmes de bénéficier de leurs sana’oi autonomes, et qui avaient un taux élevé de participation féminine). La politique coloniale encourageait la culture de l’arachide et du coton. Toutes les deux récoltes se cultivaient déjà dans le passé mais elles furent produites davantage par nécessité de commercialisation en vue de faire face aux impôts.

Concernant le coton, l’effet qui consistait à le fournir à bon marché à l’industrie anglaise fut non seulement involontaire mais contraire aux objectifs des colons britanniques. Cependant, l’Emirat de Kano principalement avait déjà une industrie textile artisanale qui produisait du tissu de haute qualité et le vendait à travers l’Afrique du Nord et de l’Ouest. D’ailleurs, certains types de ses tissus furent même utilisés comme monnaie d’échange. En dépit des efforts avoués de l’administration coloniale et de la British Cotton Growing Association (submergeant Kano de textiles importés à bon marché, introduisant de nouvelles contraintes cotonnières, insistant pour que le coton ne soit vendu que par le canal d’agents commerciaux et exigeant que l’impôt soit payé en devise anglaise et sans cesse augmentant la fiscalité), l’industrie cotonnière de Kano continua à se maintenir. Pour expliquer au Bureau Colonial pourquoi le coton en provenance du Nigéria n’arrivait pas en quantité suffisante, les agents coloniaux continuèrent à souligner dans leurs rapports que le coton et le fil de coton destinés à l’industrie artisanale du pays s’achetaient plus cher que le prix proposé par les sociétés d’exportation, que les tissus provenant de Kano étaient moins chers et plus résistants que les tissus importés et qu’ils étaient toujours mieux appréciés que le textile britannique.

Les statistiques sur l’exportation du coton montrent que bien que les exportations cotonnières n’aient jamais atteint le niveau que les Anglais souhaitaient, il n’en venait presque jamais de l’Emirat de Kano, où pourtant la production cotonnière a continué à croître pendant une bonne partie de la période coloniale (Voir aussi Ubah 1973, Tukur 1979, Bello 1982, Modibbo 1985). Un grand nombre de femmes purent ainsi se consacrer à la transformation du coton en fil, au sein de leurs concessions. Sous la pression de l’Etat colonial , la production arachidière augmenta de façon plus spectaculaire encore que celle du coton. La plus grande quantité de l’arachide était destinée à l’exportation, mais il en restait assez pour la transformation en huile et en kullikulli (gâteaux d’arachide, faits à partir des résidus de la presse, pour le goûter et l’assaisonnement des soupes) servant à la consommation locale ; c’est une activité importante et lucrative pour les femmes. C’est également une activité qui peut s’exécuter aisément dans la concession.

D’autres facteurs ont également contribué au retrait progressif des femmes de l’activité en espace public. Parmi ceux-ci, le travail forcé exigé des populations par l’Etat colonial pour la construction des routes et voies ferrées. Les agents de districts informaient les chefs de villages que tant de main d’œuvre était requise pour tant de jours pour travailler dans telle zone. La main-d’œuvre était constituée en majorité d’hommes mais on y comptait également des femmes destinées à la cuisine et à la satisfaction des besoins sexuels des hommes (Tukur 1979). Les femmes qui en faisaient partie étaient bazawarai (non-mariées, c’est-à-dire, divorcées ou veuves), mais le remariage était chose facile et simple dans ce contexte-là. Il semble que les femmes s’arrangeaient pour se remarier et profiter de l’enfermement afin d’éviter de s’y faire envoyer (contrairement aux Karuwai (courtisanes/prostituées), appellation contemporaine, alors que la morale l’interdit).

L’autre facteur était la pression croissante exercée sur le sol qui a eu pour conséquence la diminution du daji (brousse) qui a rendu la tâche difficile aux femmes quant à la poursuite de ces sana’oi dépendant de forages. La pression exercée sur le sol provenait de deux sources - le besoin de mettre en culture des superficies de plus en plus grandes afin de planter suffisamment tant pour la nourriture que pour la vente en vue de payer les taxes, et la création de fermes expérimentales et de réserves forestières (souvent des centaines d’hectares de superficie) par l’Etat colonial. Cela signifiait qu’il fallait aller de plus en plus loin dans la campagne pour ramasser les produits de la forêt (fruits, herbes, feuilles, racines, bois) en quantités suffisantes pour faire de leur transformation en vue de la vente, une offre viable. La collecte et la vente (par exemple) de fruits tels que la tsada, la gwandan, daji, la dinya, la kainya ou la taura devinrent de moins en moins courantes. Il en fut de même pour la transformation de noix de karité en «beurre» ou de tsamiya en boissons, bonbons et arômes, ou du tissage de feuilles de goruba et tiges de rama respectivement en nattes et en cordes... L’accessibilité d’autres activités impliquant moins de déplacements, telles que le filage et la broderie a également facilité l’abandon de celles-ci.

Toutefois, il ne faut pas croire que le fait que les femmes se soient retirées de la vie publique pour l’enfermement était uniquement économique. Le retrait d’activités économiques publiques comme les travaux agricoles ou le forage de puits ne signifie pas l’enfermement. Ce qui a converti ce retrait en enfermement fut le contexte idéologique dans lequel il s’est produit. L’espace idéologique entourant les relations entre hommes et femmes et le rôle des femmes dans la société n’était pas inerte. Il a déjà été indiqué plus haut que vers la fin du dix-neuvième siècle, l’Islam est devenue une partie de l’identité haoussa et que l’enfermement des femmes constitue l’un des signes les plus visibles de la pratique islamique. L’élan donné à la ferveur islamique comme moyen de résistance à la domination coloniale, et le prosélytisme accru en zones rurales, discutés plus haut, signifiaient que la question de la place spécifique des femmes en Islam devenait aussi un domaine de prêche aux communautés rurales (de même que, par exemple, la nature anti-islamique du chant et du tambour lors des funérailles ou la mastication de feuilles légèrement narcotiques, comme le fure). Alors qu’auparavant, l’enfermement était un phénomène concernant presque uniquement les citadins des cercles du pouvoir et les riches, elle est devenue maintenant un sujet de préoccupation dans les communautés rurales aussi. L’exemple des masu saurata forcés par l’administration coloniale de vivre effectivement dans leurs fiefs, plutôt que de résider dans les villes et d’envoyer un jakadu (agent des tenants du pouvoir) pour collecter l’impôt et appliquer la réglementation ainsi qu’ils le faisaient depuis l’époque de Muhammadu Rumfa au quatorzième siècle, signifiait également qu’il ne s’agissait plus d’un phénomène abstrait et inconnu. Leur mode de vie, y compris la pratique de l’enfermement, était alors facilement observé par la majorité des talakawa (les roturières), qui apportaient leurs récoltes au marché pour la vente.

Le discours dominant sur l’enfermement a été le plus restrictif, par lequel les femmes cloitrées ne sortaient que très rarement ou pas du tout.

Ceci aurait également été la pratique apportée par les Masu Sarauta qui vivaient alors dans les quartiers généraux des districts des sous-provinces. Cependant, cette forme d’enfermement est moins faisable pour les petits agriculteurs que pour les riches. Dans la division du travail selon le sexe, les femmes avaient la responsabilité de l’approvisionnement en eau, de fourrager dans les environs et de certaines tâches agricoles - particulièrement la cueillette du coton et la récolte de l’arachide. Bien que, comme nous l’avons indiqué plus haut, laisser les femmes couper le fourrage avait commencé à devenir plus difficile, la production accrue d’arachide et de coton signifiait une demande continue (et forte) en main-d’œuvre féminine aux périodes de récoltes et les femmes ont bien continué à récolter ces cultures. Dès lors, pour les talakawa islamisés par la Tijaniyya et la Qadriyya, il devait y avoir une contradiction entre leurs besoins en travail et les exigences d’être un bon musulman. Il semble probable que ceci ait conduit au développement de la forme d’enfermement appelée tsari, où les femmes peuvent effectivement quitter leurs concessions pour des buts spécifiques et pourtant être toujours comptées au nombre des cloitrées. Les personnes âgées de Diribo et Gangur ont bien souligné que l’enfermement était de loin plus restrictive par le passé que de nos jours. Les femmes qui actuellement ne récoltent les cultures que dans les fermes de leurs maris ou proches parents peuvent toujours prétendre être cloitrées, en tsari plutôt qu’en kulle complet (enquêtes et observations sur le terrain).

Ceci n’implique pas que le tsari en tant que forme d’enfermement islamique fût élaboré comme forme alternative de prêche théologique. L’école Maliki de la Charia est généralement l’une des plus restrictives quant à son interprétation de l’enfermement, et c’est cette école que tous les Musulmans nés au Nigéria sont censés et supposés suivre. Tant la Tijaniyya que (et surtout) la Qadriyya suivent les règles malikites pour l’essentiel. Toutefois, la Tijaniyya possède une histoire plus libérale du rôle des femmes que la Qadriyya. Les femmes peuvent être muqademmes (initiatrices) aussi bien d’hommes que de femmes (quoique le plus souvent de femmes) et certains documents tijaniyya à Kano soulignent l’importance du rôle des femmes dans son développement. Paden (1973) mentionne brièvement quelques unes des femmes qui furent très en vue dans la Tijaniyya Réformée, dont une certaine Mowa qui, après avoir étudié à Kaolack au Sénégal (où le Cheikh de l’ordre de l’époque vivait et où l’on ne pratiquait pas l’enfermement des épouses), rentra à Kano pour s’opposer activement à l’enfermement. Mais rien n’indique que ses vues ont été assez répandues pour influer sur la prosélytisation de la Tijaniyya Réformée. Il semble plutôt que le tsari se soit développé comme pour s’excuser, en raison de la nécessité des rigueurs de la vie rurale.

La période d’avant l’Indépendance

Vers la fin de la période coloniale, avec la création de la NEPU (Union Progressiste des Eléments Nordiques) en 1950, la question des droits des femmes en Islam et la façon dont cela doit être interprété par la société contemporaine fut abordée.

La NEPU était le seul parti du nord du Nigéria à faire de la position de la femme une préoccupation de sa plate-forme à cette époque.

Aminu Kano et l’ensemble de la NEPU, par la suite ont immanquablement témoigné en faveur de l’affranchissement total des femmes et de leurs droits à l’éducation. Ceci fut formulé dans le langage des droits islamiques (citant par exemple la sourate 42:38: Ashura selon laquelle sont musulmans ceux «dont la règle (pour toutes les affaires d’intérêt commun) est la concertation entre eux» et les sourates qui se réfèrent aux droits et devoirs religieux aussi bien des femmes que des hommes, pour soutenir que ceci signifiait que tous les Musulmans devraient avoir leur mot à dire en démocratie). La question de l’enfermement en tant que telle était rarement abordée de front. Selon Callaway (1987), la position de Aminou Kano était que l’enfermement domestique des femmes n’excluait pas leur affranchissement politique total. Toutefois, la série d’articles de Wali parus dans le «Nigerian Citizen» (Juillet-Août 1956) sont plus radicales, soutenant que la forme physique de l’enfermement est une coutume pré-islamique. Wali était certainement un des très rares hommes du Nord à cette époque qui, et en dépit de son statut économique et social, ne confinait pas par principe sa femme à la maison.

Mais la plus conservatrice NPC (Convention des Populations du Nord), qui, avec quelque manipulation électorale par les colonialistes (voir l’ouvrage à paraître d’Ibrahim «Etat, Classe et Pouvoir des Médias»), a gagné les élections et détenu le pouvoir de la fin de la période coloniale jusqu’au premier coup d’Etat (en 1966), formulait aussi son langage en un discours islamique. Elle soutenait que l’enfermement des femmes était non seulement légitime en Islam mais obligatoire, et évoquait aussi la tradition (arguant contre Wali que l’enfermement était traditionnelle non seulement en pays Haoussa, mais en Islam aussi). Une des préoccupations de la NPC était d’édifier une base de pouvoir dans le Nord en soulignant les différences de culture et de religion entre le Nord (largement musulman mais traité par la NPC comme s’il était entièrement musulman) et le Sud (largement chrétien à cette époque). La position des femmes était un des points de capiton dans ce discours, et ce ne fut que par le décret du régime militaire que les femmes du Nord furent affranchies et en mesure de voter pour la première fois lors des élections pour la Seconde République en 1979.

Dès la fin de l’administration coloniale directe, la pratique de l’enfermement au Nigéria du nord avait changé de façon spectaculaire. De phénomène urbain, elle devint répandue dans les zones rurales également. Largement pratiquée à l’origine par les groupes relativement petits des Masu Sarauta et des Mallamai, elle était devenue de plus en plus courante au sein du groupe le plus grand de la population, les talakawa. En tant que telle, la variante la plus commune de l’enfermement était devenue, non pas la forme la plus restrictive du kulle où les femmes ne quittaient que rarement ou jamais la concession pour quelque raison que ce que fût, mais le tsari où les femmes sortaient pour le travail ou pour rendre des visites, mais seulement en s’excusant et avec permission. Ironiquement, en dépit de la longue histoire du contact du pays Haoussa avec l’Islam qui remonte au moins à cinq siècles, ce fut au cours des quelques cinq décennies de colonialisme que l’enfermement devint pratiquée de façon extensive.

Ainsi qu’il a été démontré, ceci relevait de la façon dont l’administration coloniale britannique entraîna la promotion de l’islamisation en tant qu’idéologie consciente d’elle-même et source d’identité de groupe et de résistance, tout comme les changements économiques apportés par la façon dont le nord du Nigéria fut intégré dans l’économie capitaliste mondiale en tant que producteur de certains produits de base en vue de l’exportation.

De façon encore plus ironique, les conditions économiques qui avaient conduit aux changements dans la division du travail où les femmes pouvaient se retirer des travaux en public sans devenir économiquement dépendantes de leurs maris, avaient déjà commencé à changer à nouveau vers les années 1950 et 1960. La production d’arachide et plus particulièrement celle de coton avaient commencé à chuter. Là où le régime colonial n’avait aucun intérêt à promouvoir l’industrialisation du textile ou de l’arachide au Nigéria, les capitalistes indigènes à Kano étaient intéressés et avaient commencé à mettre sur pied des usines textiles et des moulins de transformation des oléagineux. Les deux principales sana’oi des femmes, le filage du coton et la transformation de l’arachide étaient donc sur le point de péricliter. Mais, à ce moment, les femmes étaient déjà cloitrées.

Et, à ce moment également, les idéologies politico-religieuses sur l’enfermement avaient déjà changé. Au moins depuis l’époque de Dan Fodio, il y avait un discours subordonné dans lequel, alors que l’enfermement était recommandée, il était permis aux femmes de quitter leurs demeures dans certaines circonstances de nécessité qui étaient définies de manière assez explicite. Dans ce discours, il était même admirable pour les femmes de se trouver hors de leurs concessions pour certaines raisons - quoique ces raisons (acquérir ou répandre la connaissance islamique) signifiaient en effet que cela ne pouvait être pratiqué que par des femmes associées aux malamai. Cependant, le discours dominant était que l’enfermement était obligatoire pour les vrais musulmans et que sortir, pour quelque raison que ce fût, était antithétique de la pratique adéquate de l’enfermement et était répréhensible (makruh) voire interdite (haram).

Ce discours dominant, au cours de la période coloniale, a évolué pour inclure des concepts d’identité de groupe et de tradition. L’enfermement est devenue assimilée en rhétorique politique (en dépit de toute exactitude historique réelle) à la tradition et à la coutume, ce qui identifiait et séparait les Musulmans du nord du Nigéria d’abord des colonialistes britanniques et plus tard, des Nigérians du Sud également. De cette façon, s’opposer à l’enfermement devint caractérisé comme anti-musulman et anti-haoussa/nordique. De plus, la manipulation de ce discours ignorait complètement le fait que la majorité des femmes cloitrées quittaient (devaient même le faire) leurs concessions, ne serait-ce que pour aller puiser de l’eau et récolter les cultures. Ainsi, le développement de la forme tsari d’enfermement, en dépit de son étendue, demeurait religieusement et idéologiquement injustifiée. Il s’agissait d’une forme d’enfermement dont les pratiquants avaient honte - que les femmes dussent être en kulle total restait l’idéal et l’aspiration. Et cette aspiration était alors généralisée chez les Haoussa et tenue applicable à tous les Musulmans, sans distinction de leur richesse, leur classe ou leur statut.

Après l’Indépendance

Ceci est resté le discours dominant concernant l’enfermement depuis que le Nigéria a obtenu son indépendance politique en 1960. De plus en plus, les femmes sont devenues cloitrées, de sorte qu’il est communément affirmé que les femmes haoussa musulmanes sont universellement cloitrées après le mariage (quelquefois dès l’âge de neuf ou dix ans). Néanmoins, ceci n’est pas tout à fait exact. A un moment donné il y a des femmes qui ne sont pas cloitrées, même si elles le seront ou l’ont été à un moment (c’est-à-dire les femmes jamais mariées, divorcées ou veuves et les vieilles femmes), dont le nombre est considérablement plus élevé contrairement à l’idéologie selon laquelle toutes les femmes haoussa sont mariées, (voir Pittin, 1979, Imam, 1987 et le travail d’enquête sur le terrain). Même si nous laissions de côté ces femmes, pour ne considérer que l’Etat de Kano, il existe un nombre considérable de femmes qui n’ont jamais été et ne sont pas susceptibles d’être cloitrées. Ceci inclut un certain nombre de catégories différentes de femmes. La mieux connue est celle des jeunes femmes instruites de classe moyenne urbaine éduquées «à l’occidentale» qui embrassent ou ont l’intention d’embrasser une carrière. A elle seule, cette catégorie est numériquement insignifiante du fait que le taux d’alphabétisation des femmes est inférieur à 10% (Bureau Fédéral des Statistiques). Cependant, leur importance en tant que preuve d’une tendance possible qui émerge, et, en tant que modèle de statut élevé, ne devrait pas être ignorée.

Par ailleurs, les femmes haoussa musulmanes non cloitrées comprennent également : les femmes en zones rurales où l’enfermement n’est pas pratiquée, tel que cela existe dans l’Emirat Hadejia (Hassan Fulata - communication personnelle) et à Kazaure (Hill, 1972), et probablement dans d’autres zones également ; les femmes des zones rurales où l’enfermement est pratiquée mais qui ne le sont pas elles-mêmes (observation et interviews sur le terrain) ; beaucoup de femmes des familles de bouchers et de griots dans tout l’Etat de Kano ; les pauvres citadines (Hussein Abdullahi - communication personnelle sur la base de son travail de terrain sur les femmes dans l’industrie à Kano) ; et les femmes dont la liberté de mouvement va jusqu’à un point tel que même le terme de tsari (une forme d’enfermement dans laquelle les femmes peuvent sortir de leurs concessions, avec permission et pour des raisons limitées), devient large jusqu’à perdre toute signification (Imam, 1987 et enquête sur le terrain). Prenant le discours dominant pour la réalité, toutes ces catégories de femmes ont eu tendance à être ignorées, tant dans la recherche que dans la conscience populaire et la politique publique.

Depuis 1960, il y a eu quelques tentatives de déloger ce discours de sa position hégémonique, mais ces efforts ont souvent tendance à être quelque peu difficiles, sinon réellement contradictoires. La politique officielle tant du gouvernement fédéral que du gouvernement de l’Etat de Kano, a été d’encourager l’instruction et le travail des femmes.

Les femmes ont été exhortées à acquérir l’instruction et à participer à la construction du Nigéria et (moins souvent) les hommes à permettre à leurs filles de le faire. Par conséquent, la politique du gouvernement a été, implicitement, l’anti-enfermement, au moins sous la forme de kulle (signifiant ici la forme plus restrictive d’enfermement) puisque ceci est clairement incompatible avec le travail des femmes dans le secteur «moderne». Mais aucun gouvernement n’a osé publiquement condamner l’enfermement. Même le gouvernement du Parti de la Rédemption des Peuples (PRP) de 1979-83 ne l’a pas fait, quoiqu’il soit venu au pouvoir en grande partie par la force des femmes du Nord (affranchies seulement en 1976 et votant pour la première fois lors des élections de 1979) qui votèrent pour le PRP par reconnaissance pour le soutien historique de la NEPU aux droits des femmes (Voir Callaway, 1987).

Cependant, au cours de la dernière décennie, même ces tentatives de déplacer le paradigme sur l’enfermement sont devenues plus hésitantes, battant en retraite face à la montée du fondamentalisme. Il y a eu une tendance, à l’évidence de façon plus marquée depuis la Guerre à l’Indiscipline du régime de Buhari en 1984 et après, à déplacer l’attention des difficultés et des politiques tant économiques que politiques au Nigéria en direction des politiques et difficultés sociales (pots-de-vin et corruption, délinquance, promiscuité, taux élevés de divorce, abus de drogues, etc...). Et, en cela, les points focaux de blâme ont été la corruption par les valeurs occidentales et la désertion de leurs responsabilités par les femmes (en tant que mères et pour la chasteté et la modestie). En même temps, il y a eu un cynisme croissant sur l’efficacité possible de l’action politique ou administrative et une renaissance de l’intégrisme religieux et des valeurs traditionnelles. La conséquence de ceci a été de rejeter toutes les exigences féministes comme Occidentales et/ou Chrétiennes et/ou immorales. L’enfermement a été présentée avec insistance comme islamique, traditionnelle, haoussa et pure. Pour les femmes qui quittent leurs propres demeures, il existe une forte pression pour qu’elles s’habillent selon le code islamique - maintenant interprété de manière plus restrictive que jamais auparavant.

Le comité des affaires féminines de l’Etat de Kano

Cela a également signifié l’invention de tout un passé islamique. Le récent comité sur les femmes mis en place par le gouvernement de l’Etat, par exemple définissait ses termes de références par l’affirmation que la population de l’Etat de Kano est musulmane, ignorant les convertis au christianisme tant maguzawa que haoussa (ou les agnostiques et les athées), ainsi que les autres Nigérians vivant dans cet Etat. Les termes de référence du comité étaient:

1. d’examiner et d’analyser la Charia concernant le mariage.
2. d’identifier jusqu’à quel point la pratique des mariages réels s’y conforme.
3. d’évaluer les droits juridiques des femmes dans la Charia et jusqu’à quel point ils sont respectés.
4. d’identifier les causes du taux élevé de divorces et les moyens de protéger les femmes du divorce arbitraire.
5. d’identifier les facteurs qui militent contre une compréhension du rôle des femmes dans une société en mutation pour ce qui est de la vie familiale, le travail, la poursuite des études etc... en rapport avec les taux croissants de divorces et de délinquance.
6. d’identifier les domaines où le travail des femmes est nécessaire au bien-être de la société (par exemple, l’infirmerie, la médecine, le travail social) et suggérer des moyens d’encourager les femmes à s’y consacrer.
7. d’identifier les causes de la prostitution et les moyens de l’éradiquer.
8. de vérifier la position de la Charia sur les droits dans le mariage et recommander des manières d’assurer les droits dans le mariage et recommander des manières d’assurer la sécurité de la vie familiale.
9. de faire toute autre recommandation pertinente.

Quoique les termes 4, 5, 6, 7 et 9 ne fassent pas spécifiquement mention de l’Islam, le comité, dans ses délibérations, a pris l’Islam comme le contexte et le but. D’où le fait que le rapport soit plein de commentaires comme le suivant :

Le mariage devient nécessaire pour une femme si elle doit sortir pour chercher de la nourriture et qu’à chaque fois qu’elle sort, les hommes marquent leur intérêt pour elle, alors seul le mariage peut la sauver (Rapport du Comité, p. 20).

Néanmoins, tout en se présentant comme de bons Musulmans, le Comité a adopté une position légèrement libérale dans les débats. Il a soutenu que la loi islamique établit que les femmes ne doivent pas être méprisées ; les femmes sont les égales des hommes en termes de personnalité ; l’infanticide des filles est interdit ; les femmes doivent être respectées comme épouses, mères et filles ; l’acquisition de connaissances est conseillée également aux hommes et aux femmes ; les femmes ont droit à l’héritage ; les épouses ont les mêmes (quoique moindres) droits sur leurs maris, que les maris en ont sur leurs épouses (Sourate Al Bakara 2:228 «Et les femmes auront des droits similaires à ceux que l’on a contre elles, selon ce qui est équitable. Mais les hommes ont un peu plus (d’avantage) sur elles») ; et que les femmes ont le droit de posséder des propriétés et d’avoir des professions et un revenu indépendants. Cependant, ils ont indiqué que l’existence même du comité était une indication que les droits des femmes étaient bafoués (pp. 114-119). Ils ont été particulièrement forts sur la question de l’instruction,

Le gouvernement doit éclairer les parents sur l’âge correct pour marier leurs filles, c’est-à-dire 17-18 ans. A cet âge-là, l’on espère que les filles auront terminé le premier cycle d’enseignement secondaire. Qu’il soit un délit puni d’une peine de prison ou d’une amende ou les deux, le fait pour tout parent de retirer sa fille de l’école avant qu’elle n’ait terminé ce cycle (p. 162).

en recommandant au gouvernement l’encouragement à l’instruction des femmes, l’enseignement gratuit pour les filles, des écoles non mixtes de façon à empêcher les pères de refuser d’envoyer leurs filles à l’école, et l’établissement de centres d’enseignement féminin dans des salles.

Cependant, ils ont été cohérents en acceptant que l’Islam exige trois principes. Le premier étant celui de la subordination de l’épouse au mari, arguant par exemple du fait que le mariage est mustahab (recommandé, mais pas obligatoire) pour une femme qui ne veut pas se marier mais désire avoir des enfants, du moment que si elle se marie, «elle octroiera à son mari ses droits» (p. 22) ou que «il est dans l’ordre des choses qu’un mari autorise sa femme à sortir» (p. 66). Le second est la prohibition de tout rapport entre homme et femme.

Kamun amarya (le rapt de la mariée) est acceptable s’il n’implique pas le mélange des sexes (p. 108). (Le gouvernement) devrait interdire la promiscuité des hommes et des femmes au sein et pendant les activités organisées par l’entraide et les associations de jeunesse (p. 162).

Et le troisième est que le rôle et la position des femmes dans la société sont définis dans l’Islam en fonction de sa constitution physiologique.

Sous la loi islamique, les femmes n’ont pas de meilleur endroit que leurs demeures, où l’on espère qu’elles aident leurs maris, deviennent enceintes et s’occupent de leurs enfants. Voilà l’endroit où l’on s’attend à ce qu’elles jouent le rôle dirigeant, puisque Dieu l’a enjointe d’aider à la constitution d’une population décente (p. 147)... La constitution physiologique d’une femme qui la fait avoir ses menstrues chaque mois, devenir enceinte et ensuite mère etc..., empêche son avancement dans un poste de travail. De surcroît, la nature de leur constitution corporelle réduit les contributions que les femmes peuvent apporter aux occupations/tâches qui ne sont pas liées au sevrage et autres tâches ménagères (p. 133).

L’acceptation de ces positions signifiait que le comité s’est trouvé tenant de positions contradictoires et incommodes en ce qui concerne la question de l’enfermement, à essayer de lier les discours de l’Islam et du développement. Par endroits, ils impliquent que l’enfermement est recommandé (par exemple, que le mariage n’est pas obligatoire pour une femme qui «peut se retenir de commettre l’adultère et qui est capable de se nourrir par des moyen légaux, sans avoir à sortir pour gagner sa vie» p. 22, souligné par l’auteur). A d’autres, ils affirment qu’il n’est pas obligatoire de ne pas sortir (qu’ainsi, les divorcées devraient rester chez leurs (ex)-maris pendant la période de iddah, «toutefois, il n’y a pas de délit si la divorcée sort pendant la journée pour vaquer à quelque occupation légale», p. 71 - tiré d’un hadith rapporté par Jabir Ibn Abdullah, cité dans Muslim). Ils déclarent de manière tout à fait explicite que la place d’une femme est au foyer et que les femmes sont trop faibles pour être réellement productives. Mais, en même temps, ils déclarent aussi ce qui suit comme un des facteurs qui militent contre une bonne compréhension du rôle des femmes.

Il est de tradition chez notre peuple que les femmes ne sortent pas pour acquérir des connaissances ni pour travailler et se faire de l’argent en dehors de leur foyer matrimonial. Traditionnellement, les femmes sont confinées aux demeures de leurs maris où elles s’occupent des enfants. En fait, certains hommes croyaient que la recherche de connaissances (islamiques ou occidentales) par les femmes, n’était pas importante. Certains hommes croient que, pour les femmes, rester au foyer est leur religion (p. 132).

Mais ensuite, ils poursuivent : «néanmoins, la loi islamique permet également à la femme de travailler en dehors du foyer afin de contribuer au développement de sa société et à l’entretien de sa famille» (p. 147).

Leur solution, par conséquent, est de soutenir que les femmes ont un rôle à jouer dans certains domaines restreints (enseignement, infirmerie, travail social et activités semblables) et pour des institutions et lieux de travail non mixtes, déclarant que «par conséquent, les femmes doivent effectivement apporter leur part de contribution dans certains domaines de la vie» (p. 174). Le comité a recommandé la non mixité des écoles et des hôpitaux (c’est-à-dire servant des femmes et dotés de personnel féminin), pas de quart de nuit pour les femmes (particulièrement pour les infirmières et les sage-femmes), un changement de l’uniforme des infirmières pour se conformer à la mode vestimentaire islamique, que les femmes devraient être en mesure d’occuper n’importe quel emploi sauf ceux de l’armée et de la police, la création d’emplois locaux pour les femmes (dans l’enseignement, travaux d’extension, etc... pour les femmes), l’établissement de petites industries en salles où les femmes peuvent «obtenir des emplois comme tricoter, coudre, faire du pain et autres occupations artisanales/manuelles», et l’établissement de boutiques des coopératives de femmes pour vendre les produits (pp. 147-149).

Ironiquement, quoique les quatre femmes du comité (qui comprenait 12 membres) eussent des professions approuvées (notamment l’enseignement et le travail social), aucune ne travaille dans une institution non mixte ni n’avait jamais auparavant (à ma connaissance) exprimé le désir de travailler dans une institution non mixte. En fait, je connais personnellement trois de ces femmes et l’un des hommes -aucun de ceux-ci n’a le sentiment qu’il est anti-islamique pour les hommes et les femmes de travailler dans le même endroit, et au moins l’une de ces femmes ne vêt pas «le code islamique» en privé chez elle ou en public à l’étranger, de même que l’homme ne fait ni l’un ni l’autre dans des circonstances similaires. Pourtant, ils ont apposé leurs noms au bas du rapport du comité, - une indication de la force qu’a acquise dans le nord du Nigéria la légitimité du discours islamique dans sa forme plus conservatrice.

Encore plus ironiquement, étant donné qu’il constituait les membres du comité et les termes de référence, la réponse du gouvernement de l’Etat au rapport du comité fut bien plus qu’une orientation laïque. Ils acceptèrent les recommandations concernant la promotion de l’instruction des filles, l’établissement de centres féminins, la prohibition des mariages forcés et de la vente des enfants, et de mettre sur pied des Commissions d’Arbitrage des Mariages. Mais pour l’essentiel, ils se sont contentés de déclarer que les Ulémas devraient éclairer le public sur ses devoirs religieux, plutôt que de promulguer la législation.

Les Ulémas devraient éclairer le public sur la question des kamum amarya (p. 2),
et les dispositions de la Charia sur le mariage (p. 3-4),
les chefs traditionnels et les Ulémas sont invités à éduquer le grand public sur les droits des femmes dans la Charia, (p. 4),
et ont simplement pris note d’autres recommandations, le Gouvernement prend note de la recommandation concernant les hôpitaux et écoles non mixtes et «améliorera les conditions de travail» (p. 11),
le Gouvernement prend note de la recommandation selon laquelle les femmes peuvent occuper n’importe quel emploi sauf ceux de la police ou de l’armée (p. 12),
et que l’on devrait interdire aux femmes divorcées d’aller au marché (p. 13),
le Gouvernement prend note de la recommandation concernant le travail de nuit pour les infirmières et sage-femmes (p. 11).

Néanmoins, le fait que le gouvernement de l’Etat de Kano (un cabinet nommé sous régime militaire, et non des politiciens qui cherchent l’approbation populaire) ait effectivement constitué le comité en des termes explicitement islamiques est un témoignage éloquent de l’autorité que le discours islamique conservateur détient. En outre, deux points pourraient bien expliquer la réaction du gouvernement. D’abord, ils sont eux-mêmes contraints d’agir dans le cadre d’une République fédérale et laïque. Deuxièmement, un bon nombre des domaines dans lesquels l’on demande aux Ulémas d’éduquer le public et d’appliquer les dispositions de la Charia sont ceux qui modèreraient l’étendue et les abus de pouvoirs des hommes sur les femmes (par opposition à un défi de la notion d’autorité des hommes). Il est bien connu qu’un grand nombre d’Ulémas (des classes inférieures en particulier) s’opposent même à cette compréhension de l’Islam. En demandant à ces mêmes hommes d’éduquer et d’appliquer les droits des femmes dans la Charia (malgré leurs limites), le gouvernement se plie en fait à l’autorité effective d’un discours encore plus conservateur que celui du comité.

Les récents changements dans les positions dominantes sur l’enfermement des femmes

Pourtant, le discours conservateur extrémiste s’impose à partir de certains membres érudits des Ulémas (par exemple, Cheikh Mohammed Gumi, l’ancien Grand Cadi du Nigéria du nord, dirigeant Izala très influent au Nigéria). La question en elle-même des femmes recluses a été peu discutée récemment au Nigéria. La discussion a plutôt eu tendance à se focaliser autour de la participation des femmes à la politique dans la troisième République proposée en 1992. Mais l’on peut extrapoler à partir de ces discussions sur les implications pour la pratique de l’enfermement.

L’opinion selon laquelle les femmes ne devraient ni voter ni être élues, qui fut celle de la NPC et ses alliés ainsi que la plupart des Ulémas pendant toutes les années 50 et 60 est clairement compatible avec la forme d’enfermement la plus restrictive. L’argument selon lequel les femmes devraient voter (et surtout si des isoloirs séparés sont prévus pour les femmes - comme ce fut le cas dans la majeure partie du Nord en 1979) n’implique qu’une entorse mineure à l’enfermement physique, puisque le vote n’a pas eu lieu fréquemment et la permission de le faire peut être donnée par le mari. Mais l’opinion selon laquelle les femmes peuvent être éligibles, ce qui implique la nécessité d’une campagne active en public, signifie nécessairement que l’enfermement ne peut pas être pratiquée en tant que restriction de la mobilité et interaction avec les parents mâles seulement.

Avant 1979, Gumi avait dit que les femmes ne devaient être ni électrices ni éligibles puisque la politique n’était pas une activité convenable pour les femmes. Mais il essaya de mobiliser les femmes musulmanes pour l’élection présidentielle de 1979 afin qu’elles votent pour Shagari, le candidat musulman - en disant que cela faisait partie de leur devoir de Jihad puisque le Nigéria n’est pas un état islamique. (L’on pourrait noter ici, toutefois, qu’il y avait deux autres candidats qui étaient musulmans aussi - l’un d’eux était le radical Aminu Kano qui soutient les droits des femmes). En 1989, à la suite de l’élection (la première dans l’histoire) d’une femme (chrétienne) comme conseiller municipal à Kano Métropole, Gumi mit la pédale douce et se refusa à tout commentaire sur la possibilité ou non pour les femmes musulmanes de briguer des postes et de participer aux campagnes politiques (source : Bilkisu Yusuf, communication personnelle).

Ainsi, il est évident que même pour l’un des plus conservateurs et fondamentalistes des Ulémas, le discours sur les femmes a changé. Presque tous les érudits acceptent actuellement que les femmes musulmanes au Nigéria doivent voter, quoiqu’il n’y ait pas de consensus absolu sur les conditions et la limite de l’activité politique des femmes pour être de bonnes musulmanes. Le juge Bashir Sambo, (Grand Cabi de la Cour d’Appel de la Charia, Territoire de la Capitale Fédérale d’Abuja) pense que les femmes musulmanes, comme les hommes, ont la responsabilité de participer à la vie politique - spécifiquement pour veiller aux intérêts des Musulmans, puisque le Nigéria est un Etat laïque et que les femmes non musulmanes y participeront. Cependant, cette participation ne doit pas interférer avec leurs responsabilités familiales et est aussi assujettie à l’adhésion aux principes concernant le mode d’habillement, la non promiscuité avec les hommes et la décence (bureaux de vote séparés pour les hommes et les femmes, par exemple). Sambo a une position quelque peu ambivalente sur la question de savoir si les femmes musulmanes peuvent occuper des postes de direction.

Le hadith selon lequel «une nation qui choisit une femme pour gérer ses affaires ne prospérera jamais» (Ahmed Bukhari, an Nisai et Tirmidhi le confirment comme authentique - en apprenant que la fille du roi de Perse avait succédé à son père) est utilisé par certains Ulémas pour interdire aux femmes l’accès à des postes de responsabilité de direction ou de juge. Sambo indique qu’il existe des points de vue dissidents reconnus (Abu Hanifa soutient que les femmes peuvent juger les affaires civiles de propriété et At-Tabari, que les femmes peuvent occuper n’importe quel poste de direction). Son argument est que le Nigéria n’étant pas un Etat islamique, les femmes doivent participer (décemment) à tous les niveaux et dans tous les domaines d’activités, y compris détenir n’importe quel poste sauf celui de chef d’Etat. Ceci, sur la base du principe selon lequel de deux maux, il faut choisir le moindre - le pire étant les effets d’un défaut de participation des femmes musulmanes (sur des musulmans d’un Etat non-islamique, voir Sambo, 1988).

Le Grand Cadi de la Cour d’Appel de la Charia de l’Etat de Niger, le Juge Cheikh Ahmed Lemu, convient que, du fait que le Nigéria n’est pas un Etat islamique et en supposant que la nouvelle constitution n’opérera pas de discrimination entre hommes et femmes sur les droits au vote et à l’éligibilité aux postes politiques, il est nécessaire que les femmes musulmanes participent ainsi que le font les femmes non musulmanes, afin d’empêcher la domination par les non-Musulmans. Dans ce contexte, comme Gumi, il dit que cela participe de leur devoir de Jihad (lutte pour l’Islam), par analogie avec le Jihad de Rasulullah et les activités de Aïsha dans la crise politique consécutive à la mort du Calife Uthman. Cependant, le code de conduite islamique concernant les relations avec le sexe opposé doit toujours être gardé à l’esprit, et ce n’est qu’en cas d’urgence quand «la communauté musulmane en général est en danger de domination sérieuse et de persécution possible par des non-Musulmans, (qu’) il est de la responsabilité des Musulmans, hommes et femmes, de rivaliser dans l’esprit du Jihad avec les non-Musulmans dans chaque aspect important de la vie de la société». Néanmoins, à cause «de leur nature généralement délicate, et parfois, de circonstances domestiques», il a le sentiment que des sièges devraient être spécifiquement réservés «là où des femmes compétentes et respectables pourraient être nommées pour représenter les intérêts des femmes», de sorte qu’elles n’aient pas à rivaliser avec les hommes en campagne. Comme Sambo, Lemu argue du fait qu’en dépit du hadith sur les femmes aux postes de direction, le Nigéria étant un Etat laïque et multi-confessionnel, il est contre les intérêts de la Umma de placer des restrictions à la participation des femmes car ceci mène certainement au déséquilibre et à la domination de la politique et de l’administration par des non-Musulmans, et à la domination de toute une gamme d’activités de femmes par des femmes musulmanes, ce qui est le cas aujourd’hui au Nigéria de façon évidente». La situation serait différente dans un Etat islamique (Lemu, 1988).

La position du Juge Abdulkadir Orire, (Grand Cadi de la Cour d’Appel de la Charia de l’Etat du Kwara) est plus radicale à première vue puisqu’il dit que :

Etant donné que l’Islam embrasse tout et que quiconque sera récompensé que son action soit du domaine de l’adoration ou du domaine des transactions mondaines, il va sans dire que si une femme participe à la politique et la mène à bien de la manière que Dieu veut, elle ne fait pas de mal et il la récompensera... (La politique au Nigéria est comme une maison en feu, et l’on s’attend à ce que tout le monde y participe), même les femmes recluses doivent sortir dans de telles circonstances.

Toutefois, il continue pour dire que, quoique les femmes doivent être mobilisées pour voter pour ceux qui défendront les valeurs islamiques, elles ne devraient pas, en général, briguer de poste mais être les leaders d’opinion des femmes musulmanes. Seules les femmes de plus de cinquante-cinq ans «sont autorisées par la Charia à se mêler de la vie publique, c’est-à-dire celles qui ont un âge tel qu’elles ne constituent plus une fitna (tentation) pour les hommes». Même cette catégorie de femmes ne doit pas briguer de postes, à moins qu’il n’y ait pas d’homme qui convienne. Selon son opinion, les femmes musulmanes ne doivent pas adhérer à un parti politique ni accomplir le travail de parti avec les membres (Orire, 1988).

De la même façon, D.O.S. Noibi, (Chef du Département des Etudes Arabes et Islamiques de l’Université d’Ibadan) convient que les femmes musulmanes devraient participer à la politique (et aux autres sphères de l’activité humaine), mais il insiste qu’il doit être tenu compte «des limites que l’Islam a prescrites aux femmes conformément à leurs dispositions et capacités naturelles». Ainsi, les femmes musulmanes peuvent chercher à être nommées à des postes où il existe un rôle de dawa (enseignement), mais non occuper des postes sensibles (chef de l’Etat ou des forces armées, gouverneurs, chef du sénat, sièges de juge) car ceux-ci «exigent un maximum de rationalité et un minimum d’émotion, et peuvent, par conséquent, sembler trop exigeants pour les femmes en raison de la constitution physiologique et psychologique des femmes en général». En outre, dit-il, les femmes musulmanes ne peuvent adhérer qu’aux branches féminines des partis politiques et devraient exiger une disposition des sièges séparées des hommes «parce qu’il faut abhorrer une situation où hommes et femmes se mêlent» (Noibi 1988).

A partir de ces interviews, il est évident qu’un certain nombre d’Ulémas influents sont à présent de l’opinion selon laquelle de bonnes musulmanes peuvent participer à l’activité politique au point de voter et d’être éligibles. Mais, à la différence de la position relativement radicale que Wali cherchait à établir dans les années 50, leurs positions sont défensives et demeurent restrictives pour les femmes. La justification fréquemment donnée selon laquelle le Nigéria n’est pas un Etat islamique et que le principe du moindre mal doit être appliqué implique vraiment que les Musulmanes devraient se restreindre à l’enfermement physique dans leurs demeures et laisser les affaires publiques et de la communauté aux hommes. De même, l’insistance sur les bureaux de vote séparés, la disposition des sièges, les branches féminines des partis, les postes réservés aux femmes et autres idées de ce genre sont destinés à empêcher l’interaction entre hommes et femmes. Couplé aux arguments sur les conditions physiologiques et psychologiques des femmes, et donc l’interdiction qui leur est faite d’occuper les postes les plus élevés dans l’Etat, ceci signifie que le point final (pour les femmes) de ce discours plus libéral est d’étendre leurs domaines d’activités tout en s’assurant qu’elles demeurent subordonnées aux normes en général. Ainsi, alors que les femmes ne seraient pas cloitrées au sens où elles seraient confinées au foyer, leurs interactions seraient strictement de la même façon avec les autres femmes, et leur pouvoir assujetti à celui des hommes. Mais alors, ainsi qu’il ressort de manière explicite de plusieurs de ces interviews, le but n’est pas de servir les intérêts des femmes, mais de s’assurer de la pré-éminence économique et politique de l’élite masculine du Nigéria et de son contrôle de l’Etat.

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