Dossier 14-15: Islam et droits des femmes: Etude de cas
Date:
novembre 1996 Attachment | Size |
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195 Le statut et les droits des femmes sont une préoccupation majeure des droits humains à travers le monde : les femmes sont régulièrement opprimées, elles sont victimes de discrimination, et on leur refuse une égalité légitime avec les hommes. Bien que la situation se soit récemment améliorée dans certains pays développés, je pense qu'elle est loin d'être satisfaisante n'importe où dans le monde, aujourd'hui.
L'accent mis actuellement sur les violations musulmanes des droits humains des femmes ne signifie pas que ces violations sont particulières au monde musulman. Cependant, en tant que musulman, je suis particulièrement préoccupé de la situation dans le monde musulman et souhaite contribuer à son amélioration.
La discussion est axée sur le statut et les droits des femmes musulmanes dans la sphère privée, particulièrement au sein de la famille, et dans la sphère publique, par rapport à l'accès au travail, et surtout aux affaires publiques. Cette classification est recommandée pour le contexte musulman parce que les aspects de la Charia relatifs au statut personnel, à savoir le droit de la famille et l'héritage, ont été beaucoup plus régulièrement appliqués que les doctrines relatives au droit public. Le statut et les droits des femmes dans la vie privée ont toujours été influencés par la Charia, de façon significative, quel que soit le degré d'islamisation du débat public.
A. La Charia et les droits humains des femmes
Nous allons commencer par un bref résumé des règles et des principes généraux de la Charia qui sont susceptibles d'avoir un impact négatif sur le statut et les droits des femmes. Ceci comprend les principes généraux qui affectent la socialisation des hommes et des femmes et l'orientation de la société en général ainsi que les règles juridiques au sens formel. Le principe le plus important de la Charia ayant un impact sur le statut et les droits des femmes est la notion de qawama, qui a son origine dans le verset 4:34 du Coran :
"Les hommes ont le qawama (tutelle et autorité) sur les femmes en raison de l'avantage qu'ils ont sur elles et en raison du fait qu'ils dépensent leurs biens pour subvenir à leurs besoins".
Selon les interprétations faites par la Charia de ce verset, les hommes en tant que groupe sont les tuteurs des femmes en tant que groupe et leur sont supérieurs, et dans toute famille, les hommes sont les tuteurs et les supérieurs des femmes de cette famille.
Cette notion de qawama général et spécifique a eu des conséquences d'une portée considérable sur le statut et les droits des femmes dans les domaines tant privé que public. Ainsi, la Charia prévoit que les femmes ne sont pas qualifiées pour occuper des fonctions publiques générales qui impliquent qu'elles exercent une autorité sur les hommes, parce que, conformément au verset 4:34 du Coran, ce sont les hommes qui sont habilités à exercer une autorité sur les femmes et non le contraire.
Un autre principe général de la Charia qui a de larges implications sur le statut et les droits des femmes musulmanes est la notion d'al-hijab, ou voile. Ceci implique plus que la nécessité pour les femmes de se couvrir le corps et le visage en public. On peut citer plusieurs versets pour illustrer comment l'Islam contrôle le code vestimentaire, les mouvements et la vie des femmes hors du foyer. Il est dit dans le verset 24:31 du Coran :
"Et dites aux femmes croyantes de baisser leur regard et de garder leur chasteté ; de ne montrer de leurs atours que ce qui en paraît ; et qu'elles rabattent leur voile sur leurs poitrines et qu'elles ne montrent leurs atours qu'à leurs maris, ou à leurs pères, ou à leurs fils, ou aux fils de leurs maris, ou à leurs frères ou aux fils de leurs frères, ou aux fils de leurs soeurs..."
En outre, le verset 33:33 dit :
"Et restez tranquilles dans vos foyers, et ne vous exhibez pas à la manière des femmes des temps d'ignorance d'avant l'Islam ; ..."
Le verset 33:59 demande aux femmes de :
"ramener sur elles leurs grands voiles (à l'extérieur) : elles seront plus convenables, elles en seront plus vite reconnues et éviteront d'être offensées".
Selon les interprétations des versets ci-dessus, les femmes sont censées rester dans leurs foyers et n'en sortir qu'en cas de nécessité urgente. Quand il leur est permis de s'aventurer hors de chez elles, elles doivent le faire en se couvrant le corps et le visage. Le principe d'al-hijab tend à renforcer l'incapacité des femmes à occuper des fonctions dans la sphère publique et restreint leur accès à la vie publique. Elles ne sont pas censées participer à la vie publique car elles ne doivent pas se mêler aux hommes, même dans les lieux publics.
Outre ces restrictions générales imposées aux droits des femmes par la Charia, il y a un certain nombre de règles spécifiques dans le droit public et privé qui exercent une discrimination à l'encontre des femmes et mettent en évidence l'infériorité générale des femmes et leur statut inégalitaire. Ainsi, dans le droit familial, les hommes ont le droit d'épouser jusqu'à quatre femmes et la capacité d'exercer une autorité totale sur celles-ci durant le mariage, au point de pouvoir les punir pour désobéissance, s'ils le jugent nécessaire. Par contre, les co-épouses sont censées se soumettre à la volonté de leur mari et subir ses punitions.
Alors que le mari est habilité à divorcer n'importe laquelle de ses femmes à volonté, une épouse n'est pas habilitée à divorcer, sauf sur décision judiciaire pour des motifs spécifiques et limités. Un autre aspect de la discrimination dans le droit privé se trouve dans la loi sur l'héritage qui accorde généralement aux femmes la moitié de la part des hommes.
Outre leur statut inférieur général conformément au principe du qawama et leur impossibilité d'accéder à la vie publique en raison de la notion d'al-hijab, les femmes sont soumises à d'autres restrictions spécifiques dans la sphère publique. Ainsi, dans l'administration de la justice, la Charia considère que les femmes ne sont pas compétentes pour servir de témoins en matière de délits criminels graves, quelle que soit leur connaissance des faits. Dans les affaires civiles où le témoignage des femmes est accepté, il faut deux femmes pour faire un seul témoin. La compensation financière - diya - versée aux victimes de crimes violents ou aux parents survivants est moindre pour les femmes victimes que pour les hommes.
Les aspects publics et privés de la Charia empiètent les uns sur les autres et ont des interactions. Les principes généraux de qawama et d'al-hijab opèrent aux niveaux public comme privé. La discrimination du droit public à l'encontre des femmes met l'accent sur leur infériorité dans leurs foyers. Le statut et les droits inférieurs des femmes dans le droit privé justifient la discrimination à leur encontre dans la vie publique. Ces principes et ces règles, par leurs chevauchements et leurs interactions, jouent un rôle extrêmement significatif dans la socialisation tant des femmes que des hommes. Les notions de l'infériorité des femmes sont profondément ancrées tant dans le caractère que dans les attitudes des femmes et des hommes dès le plus jeune âge.
Ceci ne veut pas dire que la Charia dans son ensemble a eu un impact négatif sur le statut et les droits des femmes. Relativement tôt, la Charia a accordé aux femmes certains droits égalitaires dont les femmes régies par d'autres systèmes juridiques étaient privées jusqu'à une date récente.
Ainsi, dès les tous débuts, la Charia garantissait à la femme une personnalité juridique indépendante lui permettant de posséder et de disposer de biens de son propre droit sur un même pied d'égalité que les hommes, et lui reconnaissait certains droits minimums dans le droit familial et l'héritage bien avant que d'autres systèmes juridiques ne garantissent ces mêmes droits.
Cependant, ces droits théoriques conférés par la Charia peuvent ne pas avoir d'effets pratiques. D'autres règles de la Charia peuvent entraver ou refréner les femmes dans l'exercice de ces droits dans certaines sociétés. Selon un auteur, Pastner, "bien que légalement reconnues comme personnes économiques à qui des biens peuvent être transmis, les femmes musulmanes ne sont pas en mesure de jouer des rôles économiques en raison d'autres composantes juridiques autant qu'idéologiques de leur statut de femmes musulmanes". Les pratiques coutumières dans certaines communautés rurales musulmanes privent les femmes de leur droit à l'héritage légitime conféré par la Charia. Même si la stricte application de la Charia améliorait dans ces situations le statut et les droits des femmes par rapport aux pratiques coutumières, la position des femmes selon la Charia serait néanmoins loin de répondre aux critères établis par les instruments des droits humains internationaux.
C'est ainsi que la doctrine de la Charia est comprise aujourd'hui par la grande majorité des Musulmans. Des possibilités significatives de réforme existent, mais pour entreprendre ces réformes effectivement, il nous faut comprendre clairement ce qu'est la Charia, plutôt que ce qu'elle peut ou devrait être. Certaines féministes musulmanes mettent l'accent sur les aspects positifs de la Charia tout en en négligeant les aspects négatifs. D'autres limitent leur analyse au Coran, et ne choisissent que les versets favorables au statut des femmes tout en négligeant d'autres passages et en omettant de prendre en compte la façon dont les versets qu'ils ont choisis ont été interprétées par les juristes de la Charia. Aucune de ces deux approches n'est satisfaisante. La Charia est un tout complexe et intégré et doit être perçu comme tel.
Le statut et les droits des femmes musulmanes sont affectés par les aspects tant négatifs que positifs de la Charia. En fait, aujourd'hui, on met sans doute davantage l'accent sur ses aspects négatifs dans certaines sociétés musulmanes. En outre les docteurs de la Charia ont développé des techniques jurisprudentielles spécifiques qui contrôlent et limitent les perspectives de réforme dans le cadre de la Charia.
Comme nous l'expliquerons dans la dernière partie portant sur la réforme islamique et les droits humains, les musulmans modernistes auront peut-être à remettre en question et à modifier ces techniques avant d'être en mesure de mettre en oeuvre des réformes significatives.
B. Les femmes musulmanes dans leurs foyers
Les droits humains des femmes musulmanes ont été directement et continuellement affectés au sein de la famille par la Charia : en effet, certains de ses aspects relatifs à la famille sont restés en vigueur dans les systèmes juridiques de la grande majorité des pays musulmans. Ce contrôle exercé par la Charia sur le domaine privé du foyer et de la famille est si profondément ancré et son non respect des droits humains si évident, qu'on peut comprendre pourquoi certains pays musulmans refusent de ratifier les instruments des droits humains appropriés ou au moins émettent des réserves quant à leurs obligations vis à vis de certains traités des droits humains.
Ainsi, l'Egypte est un des rares pays musulmans à avoir ratifié la Convention sur l'élimination de toutes formes de discrimination à l'encontre des femmes de 1979. Elle a cependant émis une réserve sur l'article 16 de la Convention qui prévoit l'égalité entre hommes et femmes en matière de mariage et de relations familiales durant le mariage et à sa dissolution. La réserve égyptienne stipulait spécifiquement que ces questions étant régies par la Charia, l'Egypte devait déroger à ses obligations découlant de la Convention.
Le droit sur le statut personnel de la Charia en vigueur en Iran n'est pas significativement différent de celui appliqué dans les pays sunnites tels que l'Egypte, sauf qu'il y a un affront supplémentaire porté à la dignité humaine des femmes et une violation grave de leurs droits humains en raison de l'institution du mariage temporaire ou mut'a, propre à la jurisprudence Shi'a. Dans ce type de mariage, l'homme a le droit de prendre autant d'"épouses temporaires" qu'il peut se le permettre en plus de ses quatre "épouses permanentes". Contrairement au mariage normal, qui est contracté théoriquement pour la vie, le mariage mut'a l'est pour une période de temps spécifique, en termes d'années, de mois, de jours ou peut-être même d'heures.
Ce type de "mariage" est non seulement une source d'humiliation et de discrimination pour la malheureuse "épouse" temporaire, mais en outre avilit toutes les femmes et dégrade l'institution même du mariage. Malgré les implications de ce type de "mariage" et d'autres extrêmement graves en termes de droits humains et sociaux, il est toujours pratiqué en Iran, de nos jours.
Certains pays musulmans ont introduit des réformes limitées dans le domaine du droit familial. En raison de leur modestie, ces réformes paraissent plus susceptibles de survivre à la riposte traditionaliste et fondamentaliste que les réformes iraniennes dont on vient de discuter. Les amendements de 1979 au droit sur le statut personnel en Egypte "étaient soigneusement formulés pour prévenir une confrontation inutile avec les éléments conservateurs religieux". Ces amendements préservaient les droits du mari au divorce unilatéral et à la polygamie tout en cherchant à compenser ces droits en accordant aux femmes certaines garanties financières et en matière de procédures. Au Pakistan, le Code de la Famille musulman - Muslim Family Laws Ordinance - de 1961 introduisait quelques réformes. Entre autres mesures, il instituait un réseau de Conseils d'Arbitrage traitant des questions de divorce, de polygamie et d'entretien des épouses. Actuellement, un homme marié envisageant de prendre une autre épouse doit avoir l'accord écrit du Conseil d'Arbitrage.
Ces réformes ne constituent que de petites avancées dans les efforts visant à redresser les violations des droits humains des femmes découlant de la Charia, et pourtant, elles sont qualifiées de non-islamiques par les groupes traditionalistes et fondamentalistes. L'abrogation des réformes iraniennes et la menace de révision des réformes égyptiennes et pakistanaises suggèrent (à un auteur) la nécessité de mettre en oeuvre une méthodologie islamique légitime pour l'élaboration de ces réformes. J'appuie une telle recommandation et j'ajoute que les réformes doivent être assez poussées pour garantir l'intégralité des droits humains des femmes dans le droit relatif à la famille et à l'héritage.
C. Les femmes musulmanes et la vie publique
Un conflit analogue et peut-être plus grave existe entre les tendances réformistes et conservatrices en ce qui concerne le statut et les droits des femmes dans le domaine public. Contrairement aux questions relevant du droit sur le statut personnel, où la Charia n'a jamais été supplantée par le droit laïc, dans la plupart des pays musulmans, les questions de droit public constitutionnel, criminel et autres sont fondées sur des concepts et des institutions juridiques laïcs essentiellement occidentaux. En conséquence, la lutte relative à l'islamisation du droit public a porté sur le rétablissement de la Charia là où elle avait été absente pendant des décennies, ou au moins depuis l'instauration des Etats-nations musulmans modernes dans la première moitié du vingtième siècle. En termes de droits des femmes, la lutte déterminera si les femmes peuvent préserver le degré d'égalité et de droits auquel elles avaient accédé dans la vie publique, en vertu des constitutions et des lois laïques.
Ainsi, au Pakistan, la Constitution de 1973 traitait de questions fondamentales relatives au rôle de l'Islam dans les affaires publiques constitutionnelles et autres. Cependant, il est rare que ces questions soient réglées de façon définitive par des dispositions constitutionnelles. En fait, les garanties constitutionnelles ont manifestement fait très peu pour répondre aux questions relatives au statut et aux droits des femmes au Pakistan.
L'article 25 (2) de la Constitution de 1973 interdit la discrimination basée uniquement sur le genre. L'article 27 (1) rend illégale la discrimination à l'encontre de candidats qualifiés pour le service fédéral uniquement sur la base du genre. Dans les Principes de la politique étatique - Principles of State Policy - , l'article 34 stipule :
"Des mesures seront prises pour garantir l'entière participation des femmes dans tous les domaines de la vie nationale".
La Constitution de 1973 prévoit également le suffrage universel des adultes et réserve aux femmes un certain nombre de sièges à l'Assemblée Nationale et dans les assemblées régionales, en plus de leur droit à entrer en compétition pour les sièges non réservés. Ces dispositions ont malheureusement été remises en cause et leur portée pratique s'est trouvée limitée de diverses façons.
Le Conseil de l'idéologie islamique a été un des mécanismes constitutionnels qui a eu tendance à restreindre la portée des mesures constitutionnelles de protection des droits des femmes. Selon l'Article 230 (1) (c) de la Constitution de 1973, ce Conseil est autorisé à "faire des recommandations concernant d'une part les mesures destinées à rendre les lois en vigueur conformes aux injonctions de l'Islam et d'autre part, les étapes par lesquelles ces mesures devraient être mises en application". Cette mission fut prise très au sérieux durant tout le gouvernement de Zia ul-Haq, période au cours de laquelle le Conseil joua un rôle actif dans la mise en oeuvre des politiques d'islamisation.
Un volet de la nouvelle politique d'éducation adoptée par le régime de Zia en 1978 fut la séparation progressive des hommes et des femmes dans l'enseignement supérieur et la création d'universités séparées pour les femmes. Selon les commentaires d'un observateur :
"Une telle éventualité ne pourrait avoir que des répercussions désastreuses tant sur l'enseignement supérieur destiné aux femmes que sur les perspectives professionnelles de celles-ci. A un moment où les femmes s'aventuraient dans de nouveaux domaines - génie, urbanisation, architecture, aéronautique, par exemple - une université de femmes ne pouvait absolument pas dispenser ces disciplines aux quelques rares étudiantes qui s'étaient investies dans ces matières dans des institutions mixtes". (Hussain, The Struggle of Women in the National Development of Pakistan, in Muslim Women 198, 210-211)
Les femmes pakistanaises se sont inquiétées des répercussions de la politique d'islamisation sur leurs carrières et ont dénoncé avec succès les atteintes portées à leur rôle dans la vie publique. En effet, le régime de Zia ul-Haq fut sensible aux protestations et aux revendications des organisations de femmes, et nomma la première femme secrétaire de cabinet de l'histoire du Pakistan, et plus tard, une femme ministre d'Etat.
En 1979, Zia créa au sein de son cabinet, une Division des Femmes - Women's Division - chargée, entres autres activités, du parrainage d'une conférence qui recommandait l'élimination de l'image stéréotypée de la femme dans les manuels scolaires et en proposant une autre, plus responsable et plus positive, de la femme dans la vie nationale, ainsi qu'une plus grande représentation des femmes dans l'administration de l'éducation et l'élaboration de politiques éducatives. Appuyant les protestations émanant de la All Pakistan Women's Association et de dix-sept autres groupes de femmes quand le Ministre de l'Information donna des instructions pour limiter la présence de modèles féminins dans la publicité commerciale, le régime de Zia déclara qu'il "n'avait aucune intention de leur (les femmes) interdire de prendre une part active aux affaires nationales".
Avec l'élection de Benazir Bhutto, première femme Premier Ministre du Pakistan, on s'attendait à plus d'actions pour appuyer l'accès des femmes à la vie publique. Il ne faut toutefois pas sous-estimer le pouvoir des défenseurs de la Charia au Pakistan ou dans tout autre pays musulman. Ni les organisations de femmes ni les politiciens ne peuvent se permettre de ne pas tenir compte du facteur islamique ou d'en minimiser l'importance. De nombreuses études montrent qu'un certain nombre de facteurs économiques et sociaux contribuent à déterminer le statut et les droits actuels des femmes dans le monde musulman, ainsi que leurs propres perceptions de leur situation et leurs réactions face à cette situation. Mais ces études mettent aussi l'accent, d'une manière ou d'une autre, sur les dimensions islamiques de ces mêmes facteurs.
Le mot d'ordre de l'islamisation semble avoir suscité une exaltation et un enthousiasme considérables au Pakistan. Même le Pakistan People's Party, au pouvoir juste après la mort de Zia ul-Haq, a manifesté son engagement vis-à-vis de la politique d'islamisation et continue de rivaliser avec les partis islamiques dans ce domaine. Mais, comme l'a noté un observateur, il y a des problèmes :
Les choses se compliquent, cependant, et deviennent litigieuses quand on tente de traduire le mot d'ordre en politiques réelles. Il ne faut pas beaucoup d'imagination pour se rendre compte que la vision d'un ordre social islamique projetée par les Uléma (docteurs de la loi traditionnels) diffère radicalement de celle envisagée par les femmes instruites qui expriment clairement leurs opinions. Il est vrai que même les politiciens sunnites des partis religieux n'ont pas une conception unique de l'Etat islamique.
Ce commentaire s'applique à tout le monde musulman, y compris en Iran où il y a des divergences chez les politiciens Shi'a. Les femmes instruites et les secteurs modernistes de la société peuvent ne pas être en mesure de coordonner leur vision d'un Etat islamique dans le cadre de la Charia, car des aspects de la Charia sont incompatibles avec certains concepts et institutions que ces groupes considèrent comme des acquis, y compris la protection de tous les droits humains. Dans la mesure où des efforts visant à la protection et à la promotion des droits humains dans le monde musulman doivent prendre en compte la dimension islamique de la situation politique et sociologique dans les pays musulmans, il est nécessaire de développer une conception moderniste de l'Islam.
Réformes islamiques et droits humains
J'ai fait plusieurs fois référence à la nécessité de réformes islamiques pour protéger et promouvoir les droits humains dans le monde musulman. Ces réformes doivent être en mesure de résoudre les problèmes de droits humains découlant de la Charia, tout en préservant la légitimité du point de vue islamique. Il est futile de prôner des réformes que les musulmans sont peu susceptibles d'accepter parce qu'elles se sont pas conformes aux critères religieux de la réforme islamique.
La nécessité de réformes islamiques doit s'appuyer sur le Coran et la Sunna, source première de l'Islam. Bien que les musulmans aient la conviction que le Coran est la parole littérale et définitive de Dieu, et que la Sunna est la tradition de son dernier Prophète, ils sont également conscients du fait que ces sources doivent être comprises et appliquées à travers l'interprétation et l'action humaines. Comme je l'ai souligné plus haut, ces sources ont été interprétées par les docteurs de la loi fondateurs de la Charia et appliquées tout au long de l'histoire musulmane. Parce que ces interprétations ont été développées par des docteurs de la loi musulmans dans le passé, il devrait être possible aux docteurs de la loi modernes de proposer des interprétations alternatives du Coran et de la Sunna.
Une méthodologie de réforme appropriée
J'ai fourni, ailleurs, des arguments solides pour appuyer ce point de vue et proposé une méthodologie de réforme spécifique qui, je pense, permettrait d'aboutir au degré de réforme nécessaire. Le principe fondamental de ma position, basé sur les paroles de feu Ustadh Mahmoud Mohammed Taha, réformateur musulman soudanais, est que la Charia reflète une interprétation historiquement conditionnée des écritures islamiques, en ce sens que les juristes fondateurs devaient avoir de ces sources une perception dictée par leurs propres conditions sociales, économiques et politiques.
Ainsi, s'agissant du statut et des droits des femmes, l'égalité entre hommes et femmes aux huitième et neuvième siècles au Moyen-Orient, ou partout ailleurs, à cette époque, aurait été inconcevable et irréalisable. Il était donc naturel et sans doute inévitable que les législateurs musulmans aient perçu les textes du Coran et de la Sunna relatifs à ces questions comme confirmant et non infirmant les réalités de leur époque.
En interprétant les sources premières de l'Islam dans leur propre contexte historique, les juristes fondateurs de la Charia ont eu tendance non seulement à avoir du Coran et de la Sunna une perception qui confirmait les attitudes et les institutions sociales existantes, mais également à mettre l'accent sur certains textes et à les "promulguer" dans la Charia tout en réduisant l'impact d'autres textes ou en en donnant une interprétation qui les rendait compatibles avec ce qu'ils pensaient être l'esprit et la lettre de ces sources premières. En travaillant à partir des mêmes sources, les législateurs musulmans modernes pourraient mettre en lumière une catégorie de textes plutôt qu'une autre, et donner de textes antérieurement promulgués des interprétations qui les rendraient compatibles avec une nouvelle perception de ce que l'on pense être l'esprit et la lettre de ces sources.
Cette nouvelle perception s'inspirerait des conditions sociales, économiques et politiques contemporaines, de même que l'"ancienne" perception, sur laquelle les juristes de la Charia s'étaient appuyés, s'inspirait des circonstances qui prévalaient alors. Cette nouvelle perception mériterait la légitimité islamique, selon moi, si, pour s'opposer à l'application de certains textes, elle se fondait sur d'autres textes spécifiques, et si l'on pouvait montrer qu'elle est, dans l'ensemble, conforme au Coran et à la Sunna.
Ainsi, le principe général de la tutelle et de l'autorité des hommes sur les femmes en vertu de la Charia ou qawama, est fondé sur le verset 4:34 du Coran cité plus haut. Ce verset présente le principe du qawama comme résultant de deux conditions : l'avantage physique des hommes sur les femmes et le soutien financier qu'ils leur apportent.
Le fait que les hommes soient généralement plus forts physiquement que la plupart des femmes n'est pas significatif dans un monde moderne où l'autorité de la loi prévaut sur la force physique. En outre, les conditions de la vie moderne font que l'indépendance économique des femmes est réalisée plus aisément et est mieux appréciée. En d'autres termes aucune des deux conditions - l'avantage de la force physique des hommes et leur capacité à gagner de l'argent - établies dans le verset 4:34 pour justifier le principe du qawama des hommes sur les femmes n'est défendable de nos jours.
La position fondamentale du mouvement moderne des droits humains est que tous les êtres humains sont égaux en valeur et en dignité, indépendamment de leur genre, leur religion ou leur race. Cette position peut être étayée par le Coran et d'autres sources islamiques, perçus à travers les conditions actuelles qui sont radicalement différentes. Ainsi, dans de nombreux versets, le Coran parle d'honneur et de dignité pour l"'espèce humaine" et les "enfants d'Adam", sans distinction de race, de couleur, de sexe ou de religion. Si nous nous inspirons de ces sources et si nous sommes disposés à rejeter les interprétations archaïques et surannées d'autres sources, nous pourrons conférer une légitimité islamique à la gamme entière des droits humains pour les femmes.
De même, de nombreux versets du Coran prescrivent la liberté de choix, et l'absence de contrainte en matière de croyance et de conscience religieuses. L'on a réduit l'impact de ces versets, en considérant qu'ils étaient "supplantés" par d'autres versets, perçus comme légitimant la contrainte. Les organisations de femmes et des droits humains pourraient donc s'appuyer sur les versets du Coran qui prônent la liberté religieuse plutôt que sur ceux qui légitiment la contrainte. Ainsi, le verset 9:29 du Coran fut choisi pour fonder l'ensemble du dhimma, et la discrimination contre les non musulmans qui en a découlé.
En se fondant sur les versets qui prônent la liberté religieuse plutôt que sur ceux qui légitiment la contrainte, on peut soutenir que le système du dhimma ne devrait plus faire partie du droit islamique et qu'une égalité totale devrait être garantie, indépendamment de la religion ou la croyance.
On pourrait se servir des mêmes arguments pour abolir toutes les conséquences juridiques négatives de l'apostasie parce qu'incompatibles avec le principe islamique de la liberté religieuse.
On a fait référence au fait qu'il serait peut-être nécessaire de remettre en cause certaines techniques jurisprudentielles de la Charia si l'on veut arriver au degré de réforme nécessaire. Un des principaux mécanismes de développement et de réforme dans le cadre de la Charia est le raisonnement juridique indépendant ou ijtihad, pour prévoir de nouveaux principes et règles de la Charia concernant des points sur lesquels le Coran et la Sunna étaient restés muets. En raison de sa logique et de son support textuel, l'ijtihad n'était pas censé être pratiqué en toute matière régie par des textes clairs et catégoriques du Coran et/ou de la Sunna, car ceci reviendrait à substituer le raisonnement juridique aux sources fondamentales de l'Islam. Selon le point de vue qui prévaut dans la Charia, l'ijtihad ne devrait même pas être pratiqué dans des questions réglées par consensus ou ijma.
Cependant, certains aspects problématiques de la Charia identifiés dans le présent article sont fondés sur des textes clairs et catégoriques du Coran et de la Sunna. Pour parvenir au degré requis de réforme, je proposerais donc que la portée du ijtihad soit élargie pour permettre aux juristes musulmans modernes non seulement de modifier les règles établies par consensus - ijma -, mais également de remplacer les textes antérieurement promulgués par d'autres textes plus généraux du Coran et de la Sunna, malgré le caractère catégorique de ces textes antérieurs. Cette proposition n'est pas aussi radicale qu'elle peut paraître parce que la nouvelle règle suggérée serait également fondée sur le Coran et la Sunna, mais avec une nouvelle interprétation du texte. Ainsi, le verset catégorique 9:29 cité ci-dessus réglementant le statut des non musulmans devrait être remplacé par les versets plus généraux garantissant la liberté religieuse et la dignité intrinsèque de tous les êtres humains, sans distinction de foi ou de croyance.
Je pense que les textes devant servir à l'élaboration de la Charia islamique moderne font l'objet d'un choix systématique et sans arbitraire, choix qui se fonde sur l'époque et les conditions de la Révélation ainsi que sur les relations entre le texte et les thèmes et objectifs de l'Islam dans son ensemble. En outre, je soutiens que la ré-interprétation proposée est conforme à l'usage arabe normal et au sens apparent du texte. Elle n'est ni arbitraire ni excessive. Le test ultime de sa légitimité et de son efficacité est, bien sûr, qu'elle soit acceptée et appliquée par les musulmans à travers le monde.
Les perspectives d'acceptation et l’impact possible de la réforme proposée
Outre sa propre légitimité islamique et la cohérence de cette méthodologie, au moins deux facteurs sont susceptibles d'influer sur l'acceptation et l'application de cette réforme ou de toute autre. Elle doit arriver au moment opportun, pour prendre en compte des préoccupations et des questions urgentes auxquelles les sociétés musulmanes sont confrontées, et elle doit être diffusée et débattue dans les pays musulmans. Je pense que ma proposition conviendra aux musulmans si elle est présentée de façon efficace et méthodique. Aussi paradoxal que cela puisse paraître, je pense que ma proposition peut rencontrer des difficultés de diffusion et de discussion précisément parce qu'elle arrive au moment opportun.
Cette proposition arrive au moment opportun parce que les musulmans à travers le monde sont sensibles aux attaques selon lesquelles leur droit religieux et leur traditions culturelles permettent et légitiment les violations des droits humains ; d'où les efforts des auteurs musulmans contemporains pour réfuter ces allégations. Les gouvernements des pays musulmans, comme beaucoup d'autres gouvernements, souscrivent formellement aux instruments internationaux des droits humains, parce que, selon moi, ils perçoivent cette notion des droits humains comme une force essentielle de légitimation tant dans leurs pays qu'à l'étranger. En outre, comme je l'ai expliqué plus haut, bon nombre d'organisations de femmes et de forces modernistes émergentes affirment et expriment maintenant leurs exigences de justice et d'égalité en termes de critères internationaux des droits humains.
Néanmoins, la proposition de réforme se heurtera probablement à une résistance parce qu'elle remet en cause les intérêts de forces puissantes dans le monde musulman et qu'elle peut bouleverser les institutions politiques et sociales traditionnelles dominées par les hommes. Ces forces tenteront probablement de limiter les possibilités d'une véritable prise en compte de cette méthodologie de réforme. Il est également possible qu'ils tentent de faire obstacle à son acceptation et à sa mise en oeuvre au nom de l'orthodoxie islamique. Les défenseurs de la Charia s'y opposeront également car elle remet en cause leur perception de ce que doit être une bonne société musulmane et un Etat islamique idéal.
En conséquence, l'acceptation et l'application de cette méthodologie de réforme entraînera une lutte politique dans les nations musulmanes, lutte qui fera partie d'un mouvement général plus vaste en faveur des droits humains.
Je recommanderais cette proposition aux participants à cette lutte qui soutiennent la cause de la justice et de l'égalité pour les femmes et les non musulmans, ainsi que la liberté de croyance et d'expression dans le monde musulman. Etant donné l'extrême importance de la légitimité islamique dans les sociétés musulmanes, j'incite les défenseurs des droits humains à revendiquer la plate-forme islamique et à ne pas la concéder aux forces traditionalistes et fondamentalistes dans leurs sociétés. J'inviterais également les sympathisants étrangers des défenseurs musulmans des droits humains à exprimer leur soutien, avec la délicatesse requise et une attention réelle à la légitimité islamique dans le monde musulman.
Comme j'ai tenté de le montrer tout au long de cet article, les aspects problématiques de la Charia ne sont pas les seules causes sous-jacentes des violations des droits humains dans le monde musulman. D'autres facteurs socio-économiques et structurels extra-islamiques contribuent également à ces violations. Mais les objectifs fondamentaux de cet article étaient de :
1) voir dans quelle mesure les facteurs liés à la Charia contribuent aux violations des droits humains dans le monde musulman ; et
2) proposer un moyen de maîtriser cette dimension particulière du statut des droits humains dans le monde musulman.
Conclusion
Cet article est parti du principe général que les violations des droits humains reflètent la faiblesse ou l'absence de légitimité culturelle des critères internationaux dans une société particulière. En vertu de ce principe, la Charia, en tant que version reconnue de la loi de l'Islam, étant incompatible avec certains droits humains, ceux-ci seront probablement violés dans les pays musulmans, malgré l'adhésion formelle de ces pays aux instruments des droits humains internationaux. Ceci est susceptible de se produire, même si la Charia ne constitue pas le système juridique formel d'un pays donné. En tant que code moral et religieux, la Charia a une influence sociale et politique d'une grande portée, indépendamment de son statut juridique officiel dans les pays musulmans. Les faits examinés ci-dessus, tirés d'études de cas dans plusieurs pays musulmans, illustrent bien l'influence considérable de la Charia dans des contextes juridiques et culturels très différents.
En conséquence, parce que les pays musulmans sont plus susceptibles de respecter les critères des droits humains qui ont une légitimité islamique, les défenseurs de ces droits devraient lutter pour faire reconnaître leurs interprétations des impératifs des écrits de l'Islam comme valables et propres à être appliqués de nos jours. Ce qui autorise ces ré-interprétations, c'est que la plupart des perspectives contemporaines sur la Charia ne sont pas nécessairement les seules interprétations valables des impératifs des écrits de l'Islam, et ce fait est reconnu par certains réformateurs modernistes musulmans. Malheureusement, peu a été fait jusqu'ici pour développer une méthodologie de réforme globale. En termes de préoccupations des droits humains, il y a eu peu d'efforts pour concilier le droit islamique avec les droits humains fondamentaux, surtout en ce qui concerne les femmes et les non musulmans. Les tentatives de réforme se sont jusqu'ici limitées au domaine du droit familial, et même là, elles ont eu tendance à être inadaptées et réversibles. Une méthodologie de réforme beaucoup plus globale et efficace est nécessaire pour donner une légitimité islamique véritable et durable aux droits humains dans les pays musulmans.
Dans la dernière partie de cet article, j'ai brièvement expliqué ce que je pense être une méthodologie de réforme islamique adéquate, qui vise à assurer une plus grande légitimité des droits humains dans le monde musulman. Cependant, comme je l'ai indiqué dans cette section, cette méthodologie ne propose pas une solution facile et rapide de tous les problèmes des droits humains. En fait on peut s'attendre à une forte résistance non seulement de la part de ceux qui ont des droits acquis dans le statu quo, mais aussi de certains bénéficiaires des réformes proposées. Ainsi, certaines femmes instruites sont des fondamentalistes islamiques. Je ne suggère pas non plus que la simple reformulation de la Charia peut éliminer toutes les violations des droits humains. Il faut également prendre en compte des facteurs et des forces économiques et autres. Cependant le degré de respect des critères des droits humains dans n'importe quel pays est affecté par les attitudes et les conceptions courantes qui définissent l'être humain jouissant de toute la gamme de droits humains. Dans le contexte musulman, ces attitudes et ces conceptions sont influencées de manière significative par les points de vue généraux sur les impératifs des écrits de l'Islam.
Repenser ces impératifs des écrits de l'Islam est donc une stratégie critique pour promouvoir les droits humains dans les pays musulmans. Les défenseurs des droits humains ont peu d'alliés dans la plupart des régions du monde, y compris dans la majorité des pays musulmans. Ils ont besoin de s'assurer le concours de forces religieuses et culturelles puissantes. Ce concours viendra s'ils le cherchent en faisant preuve d'intelligence et de sensibilité.
Tiré de : wildaf news, Issue No. 6, 1994, pp. 1-25
(D'abord publié dans Harvard Human Rights Journal 13, 52 (1990), pp. 36-52)
Women and Law in Development in Africa (WILDAF)
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