Turquie: "Voile et temps modernes"
En janvier 1998, la Cour constitutionnelle avait interdit le port du foulard dans les universités, dès lors que, perçu comme un symbole politique et religieux, il violait l’esprit laïc de la constitution. L’AKP fit campagne pour la levée de l’interdiction. Les amendements proposés, avec le soutien du Parti du Mouvement Nationaliste (MHP), ont été approuvés, la semaine dernière, à une majorité écrasante.
Cependant, le Parti Républicain du Peuple (CHP), kémaliste, s’est déclaré déterminé à contrer la décision en portant les amendements devant la Cour constitutionnelle, une fois que le président les aura approuvés. La Cour, juridiction suprême, indépendante de toute interférence politique, a autorité pour révoquer les amendements, au motif qu’ils mettraient en péril la structure laïque du pays.
Selon une étude que vient d’achever une importante cellule de réflexion politique turque, la Fondation turque pour la recherche économique et sociale (TESEV), plus de la moitié des femmes de Turquie préfèrent un mode de vie conservateur. C’est pourquoi elles cachent leurs cheveux, pour des raisons soit de tradition soit de religion; selon elles, les étudiantes ne doivent pas être privées du droit à une éducation supérieure parce qu’elles cachent leurs cheveux.
En Turquie, il faut distinguer deux types de foulards: le premier est, historiquement, un symbole culturel et traditionnel des femmes d’Anatolie; le second a été valorisé comme symbole d’un islam politique ces vingt dernières années, depuis que sa popularité dans le sud du Liban et dans l’Iran post-révolutionnaire s’est étendue à la Turquie. Le foulard religieux, connu en Turquie sous le nom de “turban”, cache complètement les cheveux, et se noue autour du cou d’une manière différente, qui le distingue d’emblée du foulard traditionnel.
N’empêche qu’en dépit de l’essor de l'islam politique dans la région ce sont des raisons culturelles, et non religieuses, qui poussent la plupart des femmes turques à cacher leurs cheveux.
C’est surtout depuis quelques années que la question du foulard a suscité des débats passionnés. Cela n’est pas dû seulement au pouvoir grandissant de l’AKP, à orientation religieuse; c’est aussi une conséquence de changements intervenus dans le pays - urbanisation, mobilité sociale, développement des classes moyennes.
En 2005, le rapport du PNUD sur le développement humain indiquait, pour la Turquie, que 20,4 % du total de la population féminine de plus de 15 ans est encore illettré. Le pourcentage de femmes qui se sentent privées du droit à l’enseignement supérieur pour cause de port du foulard constitue une portion minime de la population féminine, ce qui montre que l’obligation faite aux femmes d’ôter leur foulard à l’université est une erreur.
Pour certains, ouvrir aux femmes portant le foulard les portes des universités – ces centres de liberté scientifique et de raisonnement critique – mettra fin à l’ostracisme dont elles souffrent. Ils soutiennent qu’une formation supérieure contribuera à les “libérer” des rigidités religieuses et des mouvements politico-religieux extrémistes qui visent à établir le droit islamique en Turquie, tout en sauvegardant le pluralisme propre à l’université.
La majorité des Turcs, quoique musulmans pratiquants, ne soutiennent pas le principe selon lequel les partis doivent se doter de politiques fondées sur l’islam. Or la position de l’AKP sur la question du foulard est peut-être une réponse à des pressions provenant d’un segment religieux bien précis de son électorat.
Lors de la dernière consultation, l’AKP a recueilli 47 % des suffrages. Un électorat de tendance religieuse conservatrice constitue encore l’épine dorsale de sa base politique. Ses dirigeants ne peuvent donc pas évacuer ces revendications en minimisant le problème du foulard.
Dans l’idéal, l’AKP aurait dû présenter ce changement comme un des aspects de l’élargissement des libertés en Turquie, comme une composante de son projet de modernisation – un paquet de réformes complet qui aurait porté sur de nombreuses autres questions, dont les droits des minorités.
On s’accorde généralement à penser que ce changement déborde au-delà de l’université pour s’étendre à d’autres institutions publiques – si tant est que l’AKP cherche véritablement à satisfaire les exigences de sa base électorale. En l’état actuel des choses, l’AKP aura du mal à dissiper les soupçons selon lesquels son intention véritable serait en fait de transformer la Turquie en Etat confessionnel.
Au contraire, l’AKP devrait s’attacher à prouver à ses administrés qu’il est également le garant de la laïcité en Turquie. Il doit donc maintenir l’équilibre du pouvoir, en répondant à la fois aux désirs de son électorat musulman conservateur et à ceux d’une base laïque et pro-occidentale."
Par: Kaya Arslan
11 mars 2008
Kaya Arslan, juriste, est à la tête du secrétariat général du Cyprus Policy Centre et conseille le recteur de l’Eastern Mediterranean University. Article écrit pour le Service de Presse de Common Ground (CGNews), accessible sur www.commongroundnews.org