Liban: Rachid Daif: Ecrivain libanais
Je n’écris pas pour réformer. C’est plutôt vers le sens de l’humain que je vais. En me questionnant moi-même, par exemple, comment nous, les militants de gauche des années 1960 et 1970, croyons être les maîtres de l’histoire. Nous avons réalisé que nous ne sommes que les agents de l’histoire. Alors que l’histoire n’est pas la somme des volontés individuelles, c’est ce que je dis dans mon roman Mon cher Kawabata. Nous voulions construire notre pays, construire le socialisme, vaincre Israël et tout à coup nous avions réalisé que l’histoire allait dans un autre sens. Aujourd’hui, c’est la même chose : tous les Libanais, je dis bien tous les Libanais actifs dans la crise, ne sont que des instruments. Ceux qui ont l’impression qu’ils font l’événement ne sont en fait que des moyens, du plus grand d’entre eux qui se prend pour Dieu au plus petit. Malheureusement, les Libanais épousent facilement les causes des autres. Ils sont plus Occidentaux que les Occidentaux, plus nassériens que Nasser, plus Palestiniens que les Palestiniens et plus Iraniens que les Iraniens. C’est un pays qui est fait de beaucoup de contradictions et donc facilement utilisable par l’extérieur.
Des contradictions mais qui sont aussi une richesse presque unique dans le Monde arabe. Le Liban est souvent aperçu comme l’espace entre Hayfa Wahbi et Hassan Nasrallah…
On peut voir la variété comme le côté positif de cela. C’est très beau une telle richesse qui constitue un lien avec toutes les communautés de la Terre. Le Liban reste l’espace de rencontre des différentes idées, religions, philosophies. Un pays qui compte quarante universités. C’est un pays arabe où la langue française est vivace et où l’anglais s’épanouit peu à peu. Malheureusement, ce pays aussi varié est beau, et tout ce qui est beau est mangeable. Un pays qu’Israël veut détruire, un pays entouré de régimes arabes moyenâgeux qui ne sont pas encore entrés dans la modernité.
Voyez-vous une issue à la crise politique ?
La solution maintenant dépend de la conjoncture. Le Liban est un champ où se battent Américains et Iraniens à travers des courants intérieurs qui leur sont favorables. C’est une région instable avec des sociétés, mais sans Etat. On ferme le Parlement. Il n’y a pas de président. Ce sont les communautés, les intérêts, les tribus qui commandent. Nous n’avons pas d’institutions stables qui gouvernent. Et lorsqu’il n’y a ni président ni parlement, tout se décide dans la rue. Il y a ce paradoxe entre une société civile épanouie, instruite et dynamique et les lourds blocages politiques… C’est une société très vive, très dynamique et très cultivée, avant-gardiste, mais l’expression politique est retardataire, anachronique. Quand la France était au Liban, elle a construit un Etat à sa sure. Les miliciens aussi ont imposé un Etat à leur image ainsi que les Syriens ensuite. Les Libanais pleurent l’Etat du temps de la France, car les fonctionnaires travaillaient normalement et l’Etat fonctionnait.
Qu’est-ce qui vous fait peur le plus ?
Voir avec mes yeux cette flotte de sang qui commence à s’étendre. Toutes ces absurdités. J’ai vécu 1958, 1975… Il faudrait beaucoup de arak pour faire face à une troisième guerre civile !
Les conflits et les tensions ont poussé beaucoup de Libanais à quitter le pays. Comment vivez-vous ces départs ?
Le pays se vide. Cela est vécu comme un drame. La situation joue un rôle fondamental dans ce phénomène, mais il y a encore l’Occident qui a transformé le Liban en crèche. Nos universités forment des cadres puis ils partent ailleurs. On a demandé à un jeune homme quelle était la femme de ses rêves, il a répondu : « Une fille avec un passeport étranger » ! Le Liban est vidé de sa substance. Je suis pour une loi de l’ONU qui imposerait à chaque pays qui importe un cadre libanais de rembourser toute son éducation ainsi que les bénéfices qu’aurait pu tirer le Liban de ce cadre.
Y-a-t-il renouvellement de l’élite libanaise qui est réputée dans le monde entier ?
Les universitaires en sciences humaines disparaissent. Dans la prestigieuse AUB (Université américaine de Beyrouth) les sciences humaines n’existent plus. A l’université Saint-Joseph de moins en moins. C’est inquiétant. Car ce qui fait le renouvellement, la conscience de soi et de l’autre ce sont les sciences humaines. C’est la littérature. Nous n’avons pas de savants, nous avons des techniciens. C’est une catastrophe parce que c’est dans ces milieux de techniciens qu’on retrouve le fondamentalisme de tous bords.
Les Libanais renvoient souvent cette image de matérialistes, de bons vivants, avec les grosses voitures et les téléphones portables tape-à-l’œil. Est-ce un indice de superficialité ou simplement l’amour de la vie ?
C’est plutôt l’amour de la vie. C’est une qualité que j’adore. C’est beau un téléphone portable. C’est un beau poème. Regardez son design. L’ingénieur, qui l’a dessiné pour qu’il épouse la main, pour qu’il soit pratique, est un inventif. C’est une poésie pratique, tactile, touchable. J’adore les rues propres, les voitures neuves. Une jolie femme dans son beau 4x4 aux vitres teintées réveille les fantasmes. C’est beau. J’adore la nouvelle architecture et je déteste la nostalgie. La pierre est aristocratique. Le ciment est démocratique. Il faut que les intellectuels trouvent la poésie du ciment et du béton !
Vous travaillez dans vos écrits sur la question du sexe et de ses tabous. Est-ce que la jeunesse libanaise est émancipée dans ses rapports à la sexualité, comme le font croire les fameux clips ?
Le lit, pour moi, est l’endroit où se confrontent violemment Orient et Occident. L’endroit où on vit son intimité. Ce qui est paradoxal dans ce que vous dites dans ce cliché du Liban qui se situe entre Hayfa Wahbi et Hassan Nasrallah est que ça se passe ainsi partout, y compris à l’université. Au niveau des vêtements, et malgré les apparences, les mœurs se libèrent, y compris chez les femmes voilées. C’est très complexe, mais cela démontre aussi la vivacité du Liban. Une harmonie, une coexistence entre différents modes de vie ; on peut voir une femme en tchador marchant bras dessus bras dessous avec sa sœur qui porte une minijupe. Seulement, cette coexistence, il faut savoir la gérer, mais malheureusement, les pays qui nous entourent ne le permettent pas et notre classe politique n’est pas du tout à la hauteur.
Par: Adlène Meddi
25 février 2008