France: "Laicité: un voile peut en cacher un autre"
Alain Seksig: Suite aux travaux de la commission Stasi, la loi de mars 2004 relative à l’interdiction de signes et manifestations d’appartenance religieuse dans les établissements scolaires a été votée à une très large majorité par les deux assemblées. Le ministère de l’éducation nationale en a logiquement rédigé la circulaire d’application; celle-ci détaille de manière très précise la conduite à tenir vis-à-vis d’élèves qui arborent de façon ostentatoire de tels signes, mais cette circulaire se contente de dire, par ailleurs, que « la loi ne concerne pas les parents ». Cette formule laconique peut sembler ne pas poser problème, or dans un certain contexte, pour le militant fondamentaliste entendant faire primer sa vision de la morale religieuse sur la loi commune, elle est devenue une brèche par laquelle se sont engouffrés à nouveau ceux qui ont toujours refusé la loi de mars 2004 qualifiée par eux « d’islamophobe ».
On doit admettre en effet que la loi ne concerne pas les parents lorsque ceux-ci participent à des réunions d’information (rencontres parents-professeurs) ou administratives (suite à une élection au sein des conseils d’établissement). Mais la donne change du tout au tout lorsque des parents participent, aux côtés des enseignants, tenus eux au strict devoir de réserve et de neutralité laïque, à des activités éducatives telles que des travaux en bibliothèque, sorties scolaires (théâtre, musées, visites de monuments historiques, sport). Cet accompagnement parental est assez fréquent dans les écoles maternelles et élémentaires. Or, dans certains quartiers populaires, ce sont souvent des mères portant le voile islamique qui se proposent pour encadrer ces activités pédagogiques. Dès la parution de la circulaire au BOEN, nous avons été un certain nombre d’inspecteurs de l’éducation nationale et de directeurs à nous inquiéter des conflits potentiels recélés par une formulation si vague. Ceux-ci sont rapidement apparus en plus d’un endroit, principalement en région parisienne et s’ils ont été peu médiatisés, c’est notamment parce que les enseignants ne souhaitaient pas mettre de l’huile sur le feu.
Anticipant les problèmes, j’avais en tant qu’inspecteur dans le 93, demandé aux directeurs d’école d’inscrire dans leur règlement intérieur: « la loi ne concerne pas les parents; ceux-ci doivent cependant respecter la règle laïque dès lors qu’ils participent à l’encadrement d’activités pédagogiques ou de sorties sur le temps scolaires. Ils sont dans ce cas soumis, comme les enseignants, à un strict devoir de neutralité ». Ce point a évidemment fait débat avec des représentants de parents d’élèves mais a été globalement accepté car il avait le mérite de clarifier les choses: c’est le signe politico-religieux que l’on ne pouvait accepter de voir inscrit dans l’activité éducative et non la personne en elle-même. Ainsi a-t-on vu des mères d’élève portant le voile islamique accepter de le retirer le temps d’accompagner une sortie. Démonstration fut ainsi faite que dès lors qu’un principe est clairement énoncé et expliqué, il peut être parfaitement compris. Mais bien entendu, les opposants à la loi laïque ne sont pas restés inactifs et en bons militants ont tout aussi rapidement organisé leur contre-attaque en s’arc-boutant à la formule « la loi ne concerne pas les parents ». Ils ont soutenu quelques mères voilées afin qu’elles saisissent en 2006 la HALDE au motif que l’interdiction de porter le voile dans ce contexte précis relevait de la « discrimination fondée sur la religion ». J’avais personnellement reçu dès la fin 2005 des mères d’élèves accompagnées d’une juriste membre du Collectif Contre l’Islamophobie en France venues m’expliquer que je pratiquais une forme de racisme à leur égard et qu’elles iraient plus loin dans leur « combat », invoquant déjà une saisine de la HALDE et des médias.
Tout au long des quatre pages de la délibération de la HALDE, deux termes cohabitent pour qualifier le voile islamique porté par les mères accompagnatrices, mères voilées mais majoritairement c’est celui de foulard qui semble avoir les faveurs du rédacteur. Ce qualificatif indistinct de foulard n’est pourtant plus guère usité pour qualifier le hidjab islamique dont tout le monde a compris qu’il est un héritage de l’histoire politique du monde musulman contemporain, en particulier de la Révolution iranienne. Il n’a que peu de lien avec le foulard porté traditionnellement par les femmes musulmanes, notamment en Afrique du nord, un foulard porté d’ailleurs également, dans les zones rurales, par des femmes non musulmanes du monde méditerranéen catholique ou orthodoxe. Comment comprenez-vous l’emploi de ce terme neutre appliqué au hidjab par les rédacteurs de l’avis de la HALDE?
A.S: Vous avez en effet bien relevé que le choix du vocabulaire n’est pas innocent. A employer des termes neutres comme « foulard », on minimise le sens du port du voile islamique, qui n’est pas un couvre-chef comme un autre. Il est d’autant plus regrettable de constater qu’après les eclaircissements apportés sur ce sujet tout au long des débats en 2003-2004 autour des commissions Stasi et Debré, la HALDE use d’un terme que plus grand monde n’utilise pour nous faire croire qu’il n’y a pas là matière à débat et moins encore à combat. Déjà en 1989, on avait dit aux citoyens attachés à la laïcité que deux collégiennes portant le voile ne menaçaient en rien la République et son école; on a vu le résultat dans les quinze années qui suivirent et rendirent au bout du compte une loi nécessaire. Il est également important de souligner que c’est toujours le corps de la femme, mineure ou adulte, qu’il s’agit de marquer et, paradoxalement au nom de la « pudeur », de le rendre visible / invisible dans l’espace public. Quand nous acceptons le voile islamique au nom du respect des différences culturelles, les fondamentalistes ne le voient pas comme une marque de notre ouverture d’esprit mais bien davantage comme une victoire sur nos valeurs jugées comme inférieures puisque les leurs émanent d’une Vérité révélée et non de la Raison. De plus, valider l’idée que la femme musulmane est celle qui porte le voile, justifie le combat des fondamentalistes et méprise l’immense majorité de femmes de culture musulmane qui, dans nos quartiers comme dans le monde, le refusent, parfois courageusement, car il ne faut pas ignorer les pressions auxquelles elles sont soumises au quotidien. Des parents d’élèves de culture musulmane refusent de voir leur enfant, DANS l’école publique, encadré dans son éducation par une femme voilée. En effet, que répondront des parents à leur enfant qui de retour de l’école, leur demandera pourquoi maman n’est pas voilée? Ce genre de dilemme familial m’a été concrètement rapporté par des parents qui ajoutaient être en droit d’attendre de notre école républicaine qu’elle les soutienne dans leur projet éducatif et leur choix laïque, plutôt que de les contrarier.
Le Collectif Contre l’Islamophobie en France (CCIF) et ceux qui défendent la position de la HALDE mettent systématiquement en avant l’argument selon lequel la loi de mars 2004 « ne concerne pas les parents », mais lorsque ces derniers accompagnent l’acte d’enseignement lors d’activités scolaires, aux cotés d’éducateurs de l’école publique, doit-on considérer qu’ils ne sont pas soumis aux mêmes exigences de neutralité politique et religieuse que les enseignants?
A.S.: Comme je l’ai dit précédemment, toute activité programmée par un enseignant dans le cadre de son action pédagogique a forcément un caractère éducatif. Une sortie au stade, à la piscine, en classe verte, sont porteuses d’un enseignement de même, a fortiori, qu’une visite au musée d’Orsay ou à Notre-Dame de Paris. Nier le caractère éducatif de ces sorties est une aberration, à moins de ne les considérer que comme des moments d’amusement et de défoulement récréatif.
Quelles ont été jusqu’ici les réactions dans le monde éducatif et associatif à cette délibération de la HALDE?
A.S.: D’un côté, la FCPE, le MRAP et le CCIF ont manifesté leur contentement à la lecture de l’avis de la HALDE. La FCPE va même jusqu’à saluer le fait que le collège de la HALDE ait ainsi rendu leur « dignité » à ces mères. Contresens absolu: outre que la laïcité, en fixant les règles communes du « vivre ensemble», ne bafoue la dignité de personne, c’est la FCPE, par une telle prise de position, qui confère dignité et légitimité à une signe politico-religieux dans l’espace public particulier de l’école; la boîte de pandore est ouverte. Mais, nous le savons, bien des dissensions existent au sein de la FCPE comme du MRAP: les comités locaux et régionaux sont loin de partager les positions de leurs instances nationales.
Concernant les syndicats enseignants, on n’a pas encore entendu grand-chose de précis. Seul le SI-EN affilié à UNSA-Education a exprimé par un communiqué son opposition aux termes de la délibération de la HALDE. Autour de la Commission éducation de la LICRA, une plateforme s’est constituée en juillet dernier pour fédérer les associations contestant l’avis de la HALDE, comme Ni Putes ni Soumises, Regards de femmes, le Comité Laïcité République, l’Union des Familles Laïques, ELELE Migrations et cultures de Turquie, Laïcité Ecologie Association, Histoire de mémoire, le Syndicat de l’Inspection de l’Education nationale et l’UNSA. Sollicité, SOS Racisme ne semble pas encore avoir arrêté son point de vue, mais nous espérons qu’après leur avoir clairement exposé les enjeux, le mouvement de Dominique Sopo nous rejoindra, comme cela a toujours été le cas jusqu’à présent.
Une prise de position du ministère est expressément demandée par le HALDE; on sait M. Xavier Darcos attaché au principe de neutralité laïque de l’école de la République, quelle est sa position sur le sujet?
A.S.: L’attachement de M. Darcos au principe de laïcité ne fait aucun doute, il est d’ailleurs régulièrement accusé sur des sites islamistes français d’être un des principaux « instigateurs » de la loi « raciste » de mars 2004 ! Il a certes choisi de répondre aux injonctions de la HALDE de façon prudente en demandant aux recteurs « de veiller à ce que les règlements intérieurs des écoles ne contiennent pas de clause qui interdiraient, par principe, la participation de certaines catégories de personne », mais il évoque dans le même temps la nécessité impérieuse de « ne pas limiter d’une manière ou d’une autre, le pouvoir d’appréciation du directeur d’école ». Cela montre bien que le ministre a conscience des tensions existant dans certains quartiers et n’entend pas remettre en question le rôle fondamental des directeurs d’écoles dont, il le sait, certains sont soumis à la pression constante du fondamentalisme religieux et ne doivent pas rester isolés. Je pense toutefois que le ministère de l’éducation nationale ne pourra longtemps faire l’économie de recommandations précises sur le sujet. Souhaitons seulement qu’elles soient alors clairement laïques.
26 septembre 2007
Source:
Alain Seksig
Professeur d'histoire
Co-président de la Commission éducation de la LICRA