Moyen-Est: Le professeur Abdelmajid Charfi sur la situation de l'Islam mondiale

Source: 
Islam-Pluriel
“L’islam officiel et l’islam activiste sont loin de refléter la réalité vécue concrètement”
Le monde arabe vit sous des régimes despotiques qui instrumentalisent la religion dans le but d’acquérir une légitimité religieuse. Les agressions multiples dont les musulmans sont victimes, en Palestine, en Irak et ailleurs, les jettent dans un état de frustration et d’humiliation.
1- Comment jugez-vous la situation actuelle de l’Islam?

La situation actuelle de l’islam n’est malheureusement guère satisfaisante. D’une part, son image dans les médias occidentaux est mauvaise, en partie parce que l’Occident a trouvé dans l’islam l’ennemi qu’il recherchait, après l’effondrement du bloc communiste. Les agressions multiples dont les musulmans sont victimes, en Palestine, en Irak et ailleurs, les jettent dans un état de frustration et d’humiliation qui n’est pas de nature à les aider dans leur quête d’un aggiornamento, pourtant d’une extrême urgence. D’autre part, la façon dont les musulmans pensent leur religion est caractérisée, pour des raisons purement internes, par toute sorte de tiraillements, de tensions et de blocages. Cependant, il est indéniable que la majorité des musulmans ont une attitude tout à fait sereine, non empreinte ni de dogmatisme, ni de littéralisme, ni d’exclusion en matière de religion. L’islam officiel et l’islam activiste sont donc loin de refléter la réalité vécue concrètement. C’est le discours sur l’islam et en son nom qui est en crise, qu’il soit tenu par les représentants de l’institution traditionnelle, ou par les porte-parole autoproclamés d’un islam pur et dur, qui ne sont point en phase avec les exigences de leur époque, rejettent les changements indispensables, portent l’idéal d’un âge d’or mythique, et tiennent l’Occident responsable de tous leurs maux.

2- d’après vous quelles sont les origines de cette situation?

Les raisons sont naturellement multiples, d’ordre politique, social et surtout culturel. Le retard historique des sociétés musulmanes dans leur ensemble explique également en grande partie cette situation, que l’islam partage, à ce niveau, avec les autres religions, en particulier monothéistes. C’est que celles-ci ont vu le jour et ont développé leur théologie, leur morale, leurs dogmes et leurs rituels dans le cadre des sociétés traditionnelles pré modernes. Il a donc, comme elles, des difficultés à s’adapter aux valeurs, à la culture et aux institutions introduites par la modernité.

Globalement, le monde arabe vit sous des régimes despotiques qui instrumentalisent la religion dans le but d’acquérir une légitimité religieuse, en l’absence d’une légitimité populaire et démocratique. D’où la surenchère islamiste à laquelle on assiste partout. Or, le monde arabe occupe une place symbolique centrale qui explique l’influence qu’il a sur les autres régions du monde musulman, bien que les Arabes ne représentent qu’environ le 1/5 du nombre de musulmans de par le monde.

Sur le plan économique, les modes de production sont restés généralement archaïques. Le fait que l’industrialisation est presque partout défaillante est à l’origine de la persistance des perceptions et des visions du monde traditionnelles. La rente pétrolière est venue se greffer, dans certains pays et particulièrement dans la Péninsule arabique, sur ces modes de production traditionnels, et elle est de nature à retarder la prise de conscience de la nécessité de réformes structurelles en profondeur.

Ces facteurs principaux, et bien d’autres, se conjuguent pour aboutir à une crispation, à une sclérose de la pensée religieuse, à une idéologisation de la religion, et même à une régression par rapport à la situation antérieure. Il faut se garder, en l’occurrence, d’une vision essentialiste de l’islam, qui est certainement capable, dans d’autres conditions, de surmonter les difficultés actuelles.

3- Dans vos travaux, vous proposez un autre rapport avec les textes fondateurs de l’Islam, quels sont les principes de cette démarche?

Je retiens deux principes majeurs qui déterminent tous les autres:

- une autre conception de la clôture de la prophétie, que j’ai appelée “scellement de la prophétie de l’extérieur”. En vertu de cette conception, le message de Muhammad est venu consacrer définitivement la liberté individuelle et la responsabilité personnelle de chaque être humain, et ouvrir les horizons les plus larges à l’entreprise humaine et à l’action individuelle et collective sans la référence aux forces surnaturelles;

- et la contextualisation, qui consiste à prendre en considération les circonstances particulières de la révélation. Ce qui revient à ôter aux textes sacrés (coraniques) aussi bien qu’aux textes sacralisés (Sunna et interprétations attribuées aux “pieux anciens”) leur caractère normatif absolu et intemporel. Car la normativité de ces textes est venue historiquement du besoin ressenti par toutes les sociétés traditionnelles de légitimer par la religion les institutions humaines entachées autrement de fragilité insoutenable.

4- Y a- il une différence entre l’Islam arabe et l’Islam asiatique, et comment prévoyez-vous l’avenir de ces modes de concevoir l’Islam?

Les différences n’existent pas uniquement entre l’islam arabe et l’islam asiatique. Elles existent également entre l’islam noir, l’islam chiite, l’islam réformateur, l’islam activiste, etc. Les manières de comprendre et de vivre l’islam sont donc incontestablement multiples, à travers le temps et l’espace. Néanmoins, cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas un noyau dur qui rassemble tous les membres de la Umma islamique, et qui fait qu’ils se distinguent des adeptes des autres croyances. Unicité et multiplicité sont des caractéristiques constantes et dialectiques qu’il ne faudrait pas voir l’une sans l’autre. En tout état de cause, elles sont appelées à coexister. On peut seulement émettre l’espoir que les divergences ne soient plus dans l’avenir des motifs d’exclusion, comme dans le passé, et qu’elles soient perçues plutôt comme sources d’enrichissement mutuel.

5- Comment peut-on expliquer l’inflation des fatwas dans les sociétés islamiques?

Je pense que cette inflation est due en premier lieu à l’implosion et à l’éclatement dans tous les sens du système traditionnel cohérent des sciences islamiques, qui jouissait auparavant d’une harmonie interne et qui imposait aux Ulémas une certaine rigueur, aujourd’hui complètement perdue. Elle est due aussi au désarroi d’une masse qui est confrontée à un fossé infranchissable entre le discours anachronique des représentants de l’institution religieuse et les mutations profondes qui affectent les divers aspects de la vie concrète. Chaque demande de fatwa est en quelque sorte un appel au secours. Les solutions préconisées par les muftis ne font malheureusement, la plupart du temps, qu’enfoncer ces naufragés dans une schizophrénie préjudiciable à l’équilibre mental et l’action positive. Toutefois, il ne faudrait pas accorder trop d’importance à ce phénomène qui reste malgré tout marginal. Ce qui est publié dans les journaux, ou véhiculé par les chaînes de télévision satellitaire et sur Internet, ne reflète que très partiellement, et de manière déformée et déformante, l’opinion et l’attitude de la majorité des musulmans, qui eux se contentent, à l’instar des croyants des autres religions, d’un bricolage sujet à toutes les variations.

Islam-Pluriel

6 octobre 2007