France: Jeanne Favret-Saada: comment produire une crise mondiale avec douze petits dessins (livre)
En août 2005, le Jyllands-Posten quotidien conservateur, ndlr découvre plusieurs autocensures parmi les artistes, motivées par la peur de l'islamisme. Le journal monte une expérience in vivo et demande à des dessinateurs de dessiner Mahomet «comme ils le voient». Le dossier s'appelle «Les visages de Mahomet». Les articles sont très clairs sur le fait qu'ils s'en prennent aux imams islamistes, et pas aux musulmans. Un des dessins montre la tête de Mahomet coiffée d'une bombe: il est dénoncé comme la manifestation la plus claire d'islamophobie, alors que le dessinateur visait les justifications coraniques des poseurs de bombes.
Qui a instrumentalisé la crise?
Après la sortie des dessins, pendant quinze jours, la presse n'en parle pas. Un très petit groupe d'imams islamistes se mobilise autour d'Abou Laban, un Palestinien issu de la mouvance des Frères musulmans. Abou Laban tentait depuis 2003 de se faire reconnaître comme le leader des musulmans au Danemark. Avant la sortie des dessins, il avait signifié au journal l'existence d'un interdit sur la représentation du prophète, y compris par les non-musulmans ce qui avait renforcé la détermination du Jyllands-Posten. Dès la publication, une alliance extravagante se noue entre ce petit groupe et l'ambassade d'Egypte. Extravagante parce qu'Abou Laban ne peut pas mettre les pieds dans ce pays du fait de ses liens passés avec la Gamaat Islamiya, responsable d'un millier d'assassinats. Mais, en octobre 2005, l'Egypte entre en campagne législative et le pouvoir veut apparaître comme un meilleur défenseur de l'islam que les Frères musulmans, qui présentent des candidats. L'OCI, l'Organisation de la conférence islamique, adresse une lettre de protestation au Premier ministre danois, suivie par onze ambassadeurs de pays musulmans en poste à Copenhague.
Ces affaires se multiplient...
Ces derniers mois, il y a eu coup sur coup trois affaires: la réaction indignée à la conférence de Benoît XVI à Ratisbonne, la déprogrammation d' Idomeneo à l'opéra de Berlin et les menaces contre le professeur Robert Redeker. A mon sens, l'affaire des dessins, bien que terminée à présent, marquait un début. D'abord parce que l'Union européenne s'est tue très longtemps. Ensuite, parce que la sortie de la crise, négociée par l'UE et l'ONU, s'est faite selon la stratégie de l'édredon : faire mine d'accepter les exigences impossibles de l'OCI (des lois antiblasphèmes, la censure de la presse) et, pour finir, ne rien lâcher. Or les Etats islamiques ont démontré à ce qu'ils appellent l'Occident séculier que toucher à ce qu'ils considèrent comme l'islam coûte cher: la reculade du Vatican après la conférence de Benoît XVI prouve que l'affichage de la colère musulmane est payant. A condition, bien sûr, de réussir une coalition.
Quelle différence notez-vous entre l'affaire Rushdie et celle-ci?
C'est le même problème aujourd'hui, mais nos réponses sont inverses. Nous, Européens, avons complètement changé de position en cas de conflit entre laïcité et religion, comme à propos de la liberté d'expression. A gauche comme à droite. Lors de la fatwa contre Rushdie, en 1989, il y avait une sorte d'unanimité pour en faire l'icône de la libre expression artistique. Cette fois, une partie de la gauche n'a cessé de reprocher au Jyllands-Posten sa «provocation raciste» contre les immigrés, avec l'idée que nous n'aurions que des minorités ethniques persécutées sans division interne et que nous devrions défendre en bloc. A droite, l'un des défenseurs de Rushdie au Danemark, ex-ministre des Affaires étrangères, a, cette fois, pris la défense des «musulmans offensés». Entre l'angélisme des uns et la politique d'accommodement des autres, les islamistes peuvent avancer leurs exigences.
7 février 2007