France: A la recherche de l'ennemi principal
Source:
Josette Trat Deux textes nous proposent une nouvelle grille de lecture cohérente mais tout à fait simplificatrice des évolutions politiques récentes en France et dans le monde.
L'un s'intitule "Race, caste et genre en France" ; C'est la communication de Christine Delphy lors du congrès Marx d'octobre dernier, l'autre - Les féministes et le garçon arabe [1]- est un petit livre rédigé par Nacira Guénif-Souilamas et Eric Macé ; tous trois dénoncent la montée du racisme en France qui s'enracine dans le passé colonial de la France et qui continue d'alimenter la politique et l'imaginaire non seulement de l'Etat français mais de tous les "franco-français", en particulier de ceux et celles qui, selon eux, ne sont pas descendus dans la rue pour défendre le droit des jeunes filles musulmanes de porter le foulard islamique à l'école.
Dans cette perspective, Eric Macé prétend contribuer à la formation d'un nouveau mouvement culturel (post) féministe et postcolonial dont l'avant-garde se trouverait "dans le trio formé par les figures du queer [2], du garçon arabe et de la fille voilée" (p. 21).
Après avoir surmonté l'agacement suscité par le jargon "postmoderne" [3] des deux coauteurs du livre déjà cité, il faut revenir à la logique politique qui sous-tend ces différentes analyses. En effet, ces trois personnes, chacune à sa manière, expriment en clair un raisonnement diffus dans une partie non négligeable des mouvements sociaux.
Pour C. Delphy, on a assisté à une tragédie en trois actes : le premier, la colonisation ; le deuxième, la rébellion ; et le troisième, la répression. Après l'accès aux indépendances, les pays anciennement colonisés ont fourni leur lot de travailleurs immigrés qui, avec la loi sur le regroupement familial en 1974, se sont installés en France avec leur famille. Mais, leurs enfants, pourtant français, sont aujourd'hui toujours discriminés. Ces derniers, après avoir marché en 1983 pour l'égalité sans avoir rien obtenu, affirment aujourd'hui leur différence en affichant leur appartenance à l'Islam. Les filles voilées manifesteraient ainsi leur résistance à l'oppression. En effet, pour C. Delphy, le colonialisme n'a eu de cesse de faire passer les "indigènes" pour des barbares qui maltraitaient les femmes, pour justifier leur prétendue mission civilisatrice. De plus, de même que les colons espéraient affaiblir la résistance des hommes algériens en leur prenant "leurs" femmes, la "France" espère s'emparer des femmes des banlieues par le biais des mariages mixtes [4] ou en brisant leur solidarité avec leurs frères de misère, en stigmatisant le "garçon arabe" assimilé à un violeur. Ils espèrent ainsi diviser le camp des opprimé-es. "Or, écrit C. Delphy, le foulard dit aux Franco-français que leur rêve de diviser les descendants d'immigrés selon des lignes de genre est tombé à l'eau. Que ces femmes ne renieront pas leurs pères, leurs frères, leurs époux. Ensuite, qu'elles ne croient plus à l'image de la beurette émancipée, gagnante ; qu'elles savent qu'elles subissent le même racisme que les hommes".
Est-ce bien C. Delphy qui écrit cela ? Elle qui, dans les années soixante-dix du vingtième siècle, invitait l'ensemble des femmes à se rallier au panache blanc de la lutte anti-patriarcale, invitant les militantes du mouvement ouvrier à déserter leurs organisations respectives pour concentrer toute leur énergie contre "l'ennemi principal" : le patriarcat. A l'époque, il n'était pas question, pour elle, de parler de solidarité des opprimé-es. Quant à nous, militantes féministes du courant "lutte de classe", nous considérions, qu'il fallait, au contraire, mener de front la lutte contre le capitalisme et la lutte féministe, bien que ce fût compliqué et source de conflits avec les militants masculins. A notre avis rien, ne justifie l'abandon de cette perspective mais il faut la compléter en articulant une troisième dimension à la lutte aujourd'hui : l'antiracisme.
Ce qui nous choque dans le raisonnement de Delphy, ce n'est pas la dénonciation qu'elle fait des amalgames racistes opérés par les media et les politiciens entre arabe et musulman, musulman et fondamentaliste, fondamentaliste et terroriste, mais de retomber elle-même dans le discours qu'elle dénonce, celui "du choc des civilisations" et de procéder par amalgames. Pour elle, il n'existe que des "franco-français", sous-entendus racistes. De même, elle fait référence à une "culture de l'occident" homogène comme "culture de la suprématie", sans mettre en cause une seule fois, les gouvernements responsables des guerres coloniales, en oubliant les luttes anti-coloniales et internationalistes auxquelles ont participé plusieurs générations de militant-es et qui ont été une des matrices de mai 68.
S'il est vrai que le racisme est une idéologie qui monte dangereusement en Europe, cela n'autorise pas C. Delphy à traiter de raciste toute personne en désaccord avec elle sur "l'affaire du foulard". Elle ne peut pas non plus assimiler tout enfant d'immigrés à un musulman : "Les descendants d'immigrés, écrit-elle, refusent que leurs origines soient source de honte et assument l'héritage culturel qu'on leur impute et qui comporte aussi, comme tout héritage culturel, un aspect religieux" (p.10). Pour C. Delphy, la guerre de Bush comme le racisme en France s'expliqueraient par la volonté du monde occidental de détruire le "monde arabo-musulman". C'est pourquoi elle choisit son camp : celui du monde arabo-musulman. Mais ce raisonnement en termes de camps, lui fait commettre trois erreurs.
D'abord la guerre menée au nom des Etats-Unis par la famille Bush n'est pas d'abord une guerre religieuse, ou une guerre raciste : elle a, comme objectif principal, d'assurer à l'impérialisme américain le contrôle des puits de pétrole dans le monde et le racisme qui accompagne toute guerre de conquête est à la fois un discours de légitimation de ces agressions et le produit de ces expéditions guerrières. Mais Bush a entretenu les meilleures relations avec les gouvernements "arabo-musulmans" de l'Arabie Saoudite ;
Deuxièmement, les opprimé-es ne sont pas seulement les fils et les filles d'immigrés, ce sont des fils et des filles de prolétaires. C'est à ce titre qu'ils sont et qu'elles sont jugées comme dangereux par les autorités.
Enfin le raisonnement en terme de camps, aboutit à relativiser le combat féministe. Même si C. Delphy reconnaît que les filles dans les quartiers populaires sont victimes elles-aussi d' "un sexisme réel" ; même si elle admet que les femmes sont victimes d'une "double obsession [qui] sont les deux formes en miroir de la négation des femmes", celle enjoignant aux femmes de se déshabiller, celle les enjoignant de se couvrir ; même si elle écrit : "Ce que le foulard dévoile, c'est que le corps des femmes n'est pas un corps à soi-un corps pour soi" (p.8). Elle n'en tire aucune conclusion sur le plan de ses analyses politiques. Pour elle, il n'existerait plus qu'un seul adversaire : le racisme des "franco-français". La lutte contre l'oppression de genre subie par les jeunes filles des milieux populaires et celle contre l'oppression religieuse sont considérées comme secondaires, au nom du respect des différences [5]. Cette autocensure de certaines féministes, au nom de la lutte anti-raciste, est une terrible source de confusion pour l'ensemble du mouvement social.
Nacira Guénif-Souilamas cherche à comprendre, quant à elle, le "virilisme" des "petits gars" des quartiers "déqualifiés". "Il ne s'agit pas de les absoudre" précise-t-elle mais d'expliquer. Ce serait le déracinement de ces jeunes, la perte de la culture de leurs ancêtres où l'accolade entre hommes, voire l'homosexualité ne faisaient, selon elle, aucun problème, qui expliqueraient principalement ce virilisme exacerbé. Mais ce virilisme lui-même ne pourrait pas être autant exploité pour dénigrer les jeunes garçons des banlieues si, dans les milieux branchés de la société, les hommes "éclairés" n'avaient pas assimilé de nouveaux codes de conduite qui les autorisent à certains gestes d'affection entre eux "empruntés au monde arabe et méditerranéen".
A quoi attribuer cette évolution des gestes masculins dans certains milieux socio-culturels ? A des emprunts ? Il me semble plus clair d'y voir l'impact des mouvements féministes et homosexuels sur des hommes qui, ayant "réussi" sur le plan économique et social ou intellectuel, sont moins crispés sur la définition de leur identité "masculine". Bien que non spécialiste de la culture "arabe et méditerranéenne", il me semble que c'est une vision totalement idéalisée que nous propose ici N. Gueniff-Souilamas. Le virilisme de ces "petits gars" n'aurait rien à voir avec les traditions machistes de la culture méditerranéenne ? Reconnaître ces traditions machistes, ce n'est pas essentialiser les jeunes garçons des milieux populaires et considérer qu'ils seraient "génétiquement voués à une hétérosexualité violente" comme le laisse entendre l'auteure. Ce n'est pas non plus prétendre que dans le reste de la société, les femmes peuvent évoluer totalement librement et à égalité avec les hommes. Non, c'est faire preuve de lucidité tout simplement. C'est aussi reconnaître comme bénéfique le fait d'avoir brisé la loi du silence qui pesait sur les quartiers comme l'ont fait Samira Bellil ou le mouvement "Ni putes, ni soumises"(NPNS), à ses débuts.
Sur ce plan, la hargne, voire le fiel que déverse Nacira Guénif-Souilamas sur les NPNS ou Badinter ne sont pas d'une clarté absolue. Leur reproche-t-on d'avoir privilégié la voie médiatique au détriment d'un enracinement dans les quartiers ou d'avoir fait le choix d'une alliance privilégiée avec le gouvernement alors même que ce dernier passait à l'offensive contre les milieux populaires ? Dans ce cas, nous partageons pleinement ce point de vue. Mais derrière ces critiques, il y a autre chose : l'idée suivant laquelle, au nom de la lutte anti-raciste, toute dénonciation des violences subies par les jeunes femmes des milieux populaires ne peut qu'alimenter l'amalgame entre "le garçon arabe" et le violeur. Dans ce contexte, ce n'est plus le combat féministe qui serait à l'ordre du jour, selon eux, mais un mouvement "queer" remettant en cause les identités sexuées telles qu'elles se sont forgées.
C'est Eric Macé qui prétend nous éclairer sur le "paradoxe" auquel nous serions toutes et tous confrontés : les femmes ont obtenu l'égalité formelle mais tout dans l'organisation sociale dans la sphère professionnelle et domestique maintient leur subordination. Or le féminisme a mauvaise presse, est "ringardisé". L'explication viendrait de la victoire du féminisme "pro-femmes", du féminisme différencialiste qu'il amalgame, sans hésitation, au féminisme "égalitariste" et "républicain" d'E. Badinter [6]. Les jeunes femmes ayant l'illusion d'avoir tout gagné seraient renvoyées à leurs "différences" de nature avec les hommes ou leurs goûts "individuels" pour expliquer l'état des relations entre hommes et femmes, de sorte que tout combat collectif serait ressenti comme non pertinent. Or ce serait cette illusion qui expliquerait la perpétuation de la domination masculine : "Šsubordination qui ne tient plus que par la croyance, héritée du patriarcat, en une différence fondamentalement entre les hommes et les femmes en raison de leur différence de sexe".
Malheureusement, ce n'est pas une "croyance" qui explique le maintien de ce rapport de subordination non pas du "féminin au masculin", comme l'écrit E. Macé, mais des femmes aux hommes. Ce qui l'explique, ce sont les politiques gouvernementales néolibérales et familialistes depuis le début des années quatre-vingts (qu'elles soient de droite ou social-libérales [7]). Ce sont elles qui ont contribué à renforcer les rôles sexués, sinon les identités sexuées. C'est la difficulté de mettre en cause un des mécanismes fondamentaux de fonctionnement et de reproduction de l'oppression des femmes dans le cadre du système capitaliste qui est à la base de cette régression par certains aspects. Mais contrairement à Eric Macé nous pensons que l'oppression des femmes a une "utilité" pour le capitalisme : l'assignation prioritaire des femmes au travail domestique a le gros avantage de permettre la reproduction sinon totalement gratuite mais du moins à bas prix de la force de travail ; elle a l'avantage également de légitimer l'infériorité des salaires féminins ; elle a l'avantage encore de diviser les salarié-es en fonction de leur sexe et de permettre enfin de réguler le marché du travail, en fonction de la conjoncture économique.
Remettre en cause la division sociosexuée du travail nécessite plus qu'une simple analyse critique (même si elle est nécessaire) des catégories sexuées qui divisent les individus en hommes et femmes, en hétéros. ou homos. Cela nécessite de vrais mouvements de masse dans lesquels féministes, syndicalistes, militants associatifs des deux sexes, pourraient se retrouver pour défendre, par exemple un vrai service public gratuit d'accueil des jeunes enfants, etc., ou de nouveaux moyens pour le développement à l'école d'une éducation sexualisée et non sexiste. Cela passe, selon nous, non par la dissolution des mouvements féministes mais au contraire par leur renforcement, en lien avec la lutte anti-raciste et anticapitaliste.
* Paru dans la revue Critique Communiste n° 174, hiver 2004.
Josette Trat, décembre 2004
Après avoir surmonté l'agacement suscité par le jargon "postmoderne" [3] des deux coauteurs du livre déjà cité, il faut revenir à la logique politique qui sous-tend ces différentes analyses. En effet, ces trois personnes, chacune à sa manière, expriment en clair un raisonnement diffus dans une partie non négligeable des mouvements sociaux.
Pour C. Delphy, on a assisté à une tragédie en trois actes : le premier, la colonisation ; le deuxième, la rébellion ; et le troisième, la répression. Après l'accès aux indépendances, les pays anciennement colonisés ont fourni leur lot de travailleurs immigrés qui, avec la loi sur le regroupement familial en 1974, se sont installés en France avec leur famille. Mais, leurs enfants, pourtant français, sont aujourd'hui toujours discriminés. Ces derniers, après avoir marché en 1983 pour l'égalité sans avoir rien obtenu, affirment aujourd'hui leur différence en affichant leur appartenance à l'Islam. Les filles voilées manifesteraient ainsi leur résistance à l'oppression. En effet, pour C. Delphy, le colonialisme n'a eu de cesse de faire passer les "indigènes" pour des barbares qui maltraitaient les femmes, pour justifier leur prétendue mission civilisatrice. De plus, de même que les colons espéraient affaiblir la résistance des hommes algériens en leur prenant "leurs" femmes, la "France" espère s'emparer des femmes des banlieues par le biais des mariages mixtes [4] ou en brisant leur solidarité avec leurs frères de misère, en stigmatisant le "garçon arabe" assimilé à un violeur. Ils espèrent ainsi diviser le camp des opprimé-es. "Or, écrit C. Delphy, le foulard dit aux Franco-français que leur rêve de diviser les descendants d'immigrés selon des lignes de genre est tombé à l'eau. Que ces femmes ne renieront pas leurs pères, leurs frères, leurs époux. Ensuite, qu'elles ne croient plus à l'image de la beurette émancipée, gagnante ; qu'elles savent qu'elles subissent le même racisme que les hommes".
Est-ce bien C. Delphy qui écrit cela ? Elle qui, dans les années soixante-dix du vingtième siècle, invitait l'ensemble des femmes à se rallier au panache blanc de la lutte anti-patriarcale, invitant les militantes du mouvement ouvrier à déserter leurs organisations respectives pour concentrer toute leur énergie contre "l'ennemi principal" : le patriarcat. A l'époque, il n'était pas question, pour elle, de parler de solidarité des opprimé-es. Quant à nous, militantes féministes du courant "lutte de classe", nous considérions, qu'il fallait, au contraire, mener de front la lutte contre le capitalisme et la lutte féministe, bien que ce fût compliqué et source de conflits avec les militants masculins. A notre avis rien, ne justifie l'abandon de cette perspective mais il faut la compléter en articulant une troisième dimension à la lutte aujourd'hui : l'antiracisme.
Ce qui nous choque dans le raisonnement de Delphy, ce n'est pas la dénonciation qu'elle fait des amalgames racistes opérés par les media et les politiciens entre arabe et musulman, musulman et fondamentaliste, fondamentaliste et terroriste, mais de retomber elle-même dans le discours qu'elle dénonce, celui "du choc des civilisations" et de procéder par amalgames. Pour elle, il n'existe que des "franco-français", sous-entendus racistes. De même, elle fait référence à une "culture de l'occident" homogène comme "culture de la suprématie", sans mettre en cause une seule fois, les gouvernements responsables des guerres coloniales, en oubliant les luttes anti-coloniales et internationalistes auxquelles ont participé plusieurs générations de militant-es et qui ont été une des matrices de mai 68.
S'il est vrai que le racisme est une idéologie qui monte dangereusement en Europe, cela n'autorise pas C. Delphy à traiter de raciste toute personne en désaccord avec elle sur "l'affaire du foulard". Elle ne peut pas non plus assimiler tout enfant d'immigrés à un musulman : "Les descendants d'immigrés, écrit-elle, refusent que leurs origines soient source de honte et assument l'héritage culturel qu'on leur impute et qui comporte aussi, comme tout héritage culturel, un aspect religieux" (p.10). Pour C. Delphy, la guerre de Bush comme le racisme en France s'expliqueraient par la volonté du monde occidental de détruire le "monde arabo-musulman". C'est pourquoi elle choisit son camp : celui du monde arabo-musulman. Mais ce raisonnement en termes de camps, lui fait commettre trois erreurs.
D'abord la guerre menée au nom des Etats-Unis par la famille Bush n'est pas d'abord une guerre religieuse, ou une guerre raciste : elle a, comme objectif principal, d'assurer à l'impérialisme américain le contrôle des puits de pétrole dans le monde et le racisme qui accompagne toute guerre de conquête est à la fois un discours de légitimation de ces agressions et le produit de ces expéditions guerrières. Mais Bush a entretenu les meilleures relations avec les gouvernements "arabo-musulmans" de l'Arabie Saoudite ;
Deuxièmement, les opprimé-es ne sont pas seulement les fils et les filles d'immigrés, ce sont des fils et des filles de prolétaires. C'est à ce titre qu'ils sont et qu'elles sont jugées comme dangereux par les autorités.
Enfin le raisonnement en terme de camps, aboutit à relativiser le combat féministe. Même si C. Delphy reconnaît que les filles dans les quartiers populaires sont victimes elles-aussi d' "un sexisme réel" ; même si elle admet que les femmes sont victimes d'une "double obsession [qui] sont les deux formes en miroir de la négation des femmes", celle enjoignant aux femmes de se déshabiller, celle les enjoignant de se couvrir ; même si elle écrit : "Ce que le foulard dévoile, c'est que le corps des femmes n'est pas un corps à soi-un corps pour soi" (p.8). Elle n'en tire aucune conclusion sur le plan de ses analyses politiques. Pour elle, il n'existerait plus qu'un seul adversaire : le racisme des "franco-français". La lutte contre l'oppression de genre subie par les jeunes filles des milieux populaires et celle contre l'oppression religieuse sont considérées comme secondaires, au nom du respect des différences [5]. Cette autocensure de certaines féministes, au nom de la lutte anti-raciste, est une terrible source de confusion pour l'ensemble du mouvement social.
Nacira Guénif-Souilamas cherche à comprendre, quant à elle, le "virilisme" des "petits gars" des quartiers "déqualifiés". "Il ne s'agit pas de les absoudre" précise-t-elle mais d'expliquer. Ce serait le déracinement de ces jeunes, la perte de la culture de leurs ancêtres où l'accolade entre hommes, voire l'homosexualité ne faisaient, selon elle, aucun problème, qui expliqueraient principalement ce virilisme exacerbé. Mais ce virilisme lui-même ne pourrait pas être autant exploité pour dénigrer les jeunes garçons des banlieues si, dans les milieux branchés de la société, les hommes "éclairés" n'avaient pas assimilé de nouveaux codes de conduite qui les autorisent à certains gestes d'affection entre eux "empruntés au monde arabe et méditerranéen".
A quoi attribuer cette évolution des gestes masculins dans certains milieux socio-culturels ? A des emprunts ? Il me semble plus clair d'y voir l'impact des mouvements féministes et homosexuels sur des hommes qui, ayant "réussi" sur le plan économique et social ou intellectuel, sont moins crispés sur la définition de leur identité "masculine". Bien que non spécialiste de la culture "arabe et méditerranéenne", il me semble que c'est une vision totalement idéalisée que nous propose ici N. Gueniff-Souilamas. Le virilisme de ces "petits gars" n'aurait rien à voir avec les traditions machistes de la culture méditerranéenne ? Reconnaître ces traditions machistes, ce n'est pas essentialiser les jeunes garçons des milieux populaires et considérer qu'ils seraient "génétiquement voués à une hétérosexualité violente" comme le laisse entendre l'auteure. Ce n'est pas non plus prétendre que dans le reste de la société, les femmes peuvent évoluer totalement librement et à égalité avec les hommes. Non, c'est faire preuve de lucidité tout simplement. C'est aussi reconnaître comme bénéfique le fait d'avoir brisé la loi du silence qui pesait sur les quartiers comme l'ont fait Samira Bellil ou le mouvement "Ni putes, ni soumises"(NPNS), à ses débuts.
Sur ce plan, la hargne, voire le fiel que déverse Nacira Guénif-Souilamas sur les NPNS ou Badinter ne sont pas d'une clarté absolue. Leur reproche-t-on d'avoir privilégié la voie médiatique au détriment d'un enracinement dans les quartiers ou d'avoir fait le choix d'une alliance privilégiée avec le gouvernement alors même que ce dernier passait à l'offensive contre les milieux populaires ? Dans ce cas, nous partageons pleinement ce point de vue. Mais derrière ces critiques, il y a autre chose : l'idée suivant laquelle, au nom de la lutte anti-raciste, toute dénonciation des violences subies par les jeunes femmes des milieux populaires ne peut qu'alimenter l'amalgame entre "le garçon arabe" et le violeur. Dans ce contexte, ce n'est plus le combat féministe qui serait à l'ordre du jour, selon eux, mais un mouvement "queer" remettant en cause les identités sexuées telles qu'elles se sont forgées.
C'est Eric Macé qui prétend nous éclairer sur le "paradoxe" auquel nous serions toutes et tous confrontés : les femmes ont obtenu l'égalité formelle mais tout dans l'organisation sociale dans la sphère professionnelle et domestique maintient leur subordination. Or le féminisme a mauvaise presse, est "ringardisé". L'explication viendrait de la victoire du féminisme "pro-femmes", du féminisme différencialiste qu'il amalgame, sans hésitation, au féminisme "égalitariste" et "républicain" d'E. Badinter [6]. Les jeunes femmes ayant l'illusion d'avoir tout gagné seraient renvoyées à leurs "différences" de nature avec les hommes ou leurs goûts "individuels" pour expliquer l'état des relations entre hommes et femmes, de sorte que tout combat collectif serait ressenti comme non pertinent. Or ce serait cette illusion qui expliquerait la perpétuation de la domination masculine : "Šsubordination qui ne tient plus que par la croyance, héritée du patriarcat, en une différence fondamentalement entre les hommes et les femmes en raison de leur différence de sexe".
Malheureusement, ce n'est pas une "croyance" qui explique le maintien de ce rapport de subordination non pas du "féminin au masculin", comme l'écrit E. Macé, mais des femmes aux hommes. Ce qui l'explique, ce sont les politiques gouvernementales néolibérales et familialistes depuis le début des années quatre-vingts (qu'elles soient de droite ou social-libérales [7]). Ce sont elles qui ont contribué à renforcer les rôles sexués, sinon les identités sexuées. C'est la difficulté de mettre en cause un des mécanismes fondamentaux de fonctionnement et de reproduction de l'oppression des femmes dans le cadre du système capitaliste qui est à la base de cette régression par certains aspects. Mais contrairement à Eric Macé nous pensons que l'oppression des femmes a une "utilité" pour le capitalisme : l'assignation prioritaire des femmes au travail domestique a le gros avantage de permettre la reproduction sinon totalement gratuite mais du moins à bas prix de la force de travail ; elle a l'avantage également de légitimer l'infériorité des salaires féminins ; elle a l'avantage encore de diviser les salarié-es en fonction de leur sexe et de permettre enfin de réguler le marché du travail, en fonction de la conjoncture économique.
Remettre en cause la division sociosexuée du travail nécessite plus qu'une simple analyse critique (même si elle est nécessaire) des catégories sexuées qui divisent les individus en hommes et femmes, en hétéros. ou homos. Cela nécessite de vrais mouvements de masse dans lesquels féministes, syndicalistes, militants associatifs des deux sexes, pourraient se retrouver pour défendre, par exemple un vrai service public gratuit d'accueil des jeunes enfants, etc., ou de nouveaux moyens pour le développement à l'école d'une éducation sexualisée et non sexiste. Cela passe, selon nous, non par la dissolution des mouvements féministes mais au contraire par leur renforcement, en lien avec la lutte anti-raciste et anticapitaliste.
* Paru dans la revue Critique Communiste n° 174, hiver 2004.
Josette Trat, décembre 2004