Mondial: Ramadan et Bencheikh s’expliquent
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Témoignage chrétien Annoncée comme le débat musulman de l’année, la première confrontation entre Tariq Ramadan et Ghaleb Bencheikh a bien eu lieu.
Mercredi 25 février 2004, l’amphithéâtre II de l’Unesco à Paris a pris des allures de salle de boxe. Le Suisse Tariq Ramadan affrontait le Français Ghaleb Bencheikh, animateur de l’émission Islam sur France 2, en conclusion d’un colloque sur « Religions et démocratie ».
Une rencontre en guise de séance de rattrapage pour tant d’occasions manquées. Depuis des années, le débat entre le chantre de l’islam néo-orthodoxe européen et les représentants de l’islam libéral est sans cesse reporté. « L’idée de ce débat, raconte Ghaleb Bencheikh, est née de la volonté de rattraper un rendez-vous manqué. » Le 23 novembre 2001, TC et Beur FM invitaient Tariq Ramadan et Soheib Bencheikh, grand mufti de Marseille et frère de Ghaleb, pour un débat en direct à la radio. Ce dernier ne vint pas. Oubli ou impasse ? Aux libéraux qui lui reprochent de ne pas accepter le débat, Tariq Ramadan parle de « six occasions où Soheib Bencheikh n’est pas venu. Ce n’est pas moi qui refuse le débat ! »
Pour autant, le 25 février, Tariq Ramadan ne semblait pas s’être préparé à la vivacité du ton qui l’a accueilli. Le compagnon de route des altermondialistes avait ouvert la discussion par une inter- vention modérée, créative mais engagée, sur la nécessité d’un rapport critique des croyants à leur culture, à leur religion et à la laïcité pour que les trois sphères puissent se « féconder mutuellement », contre les « simplifications et les binarités qu’on nous propose aujourd’hui ». Ghaleb Bencheikh lui a répondu par un virulent réquisitoire. Sans notes, l’animateur télé a ouvert un feu nourri contre son contradicteur appelé « Saïd Tariq Ramadan » - accolant ainsi le prénom de son père, beau-fils du fondateur des Frères musulmans en Égypte - rythmant son intervention d’interpellations contre les « sermonnaires, doctrinaires, prescrip- teurs de bonne conduite ». Il a accusé son débatteur de soutenir la lapidation, le port du voile qui « enlaidit la beauté de ce que Dieu a fait », et de refuser le droit de changer de religion : « Nous devons sortir de cette logique qui consiste à faire le bonheur des gens malgré eux, à penser que nous sommes seuls à disposer du salut. » Le propos enflammé était applaudi à tout rompre par les deux tiers de la salle. Reprenant la parole, Tariq Ramadan s’est dit « blessé » par Ghaleb Bencheikh, considérant que cette intervention n’avait rien à voir ni avec le sujet de la conférence, ni avec son exposé initial.
Puis, il a répondu point par point, niant les opinions qui lui étaient prêtées. Ainsi, sur la lapidation, il a rappelé que depuis 1999, dans un texte public, il « s’oppose absolument » à tous les châtiments corporels et la peine de mort, dont la lapidation. « On peut être à Paris, assis sur une chaise et se faire applaudir en disant c’est inadmissible. Ou aller d’Arabie saoudite à l’Indonésie pour dire : il faut un moratoire absolu sur leur application pour faire discuter les gens dans le monde musulman, et aller vers l’abolition. Comme le demande Amnesty international pour la peine de mort. » Il a conclu à l’adresse de Ghaleb Bencheikh : « À force d’entendre un discours qui se moque d’elles, les communautés musulmanes d’Europe se moqueront de ce que vous voulez faire d’elles. »
Quelle conclusion tirer de l’échange ? Dans une version optimiste, Émile Moatti, délégué général de la Fraternité d’Abraham, tout en rappelant son « immense estime » pour Ghaleb Bencheikh, s’est dit « très heureux » d’avoir entendu Tariq Ramadan : « Dans tout ce que j’avais lu sur vous, je ne vous avais pas perçu comme je vous ai entendu aujourd’hui. » Et de conclure qu’ils sont faits « pour s’entendre » !
Dans une version sans doute plus réaliste, René Zapata, pour l’Unesco, a regretté « qu’on en soit encore aux conditions de préparation de l’instauration d’un débat et encore très loin du dialogue et a fortiori du vivre-ensemble... »
Ghaleb Bencheikh : « L’humanisme arabo-musulman plutôt que les pratiques tatillonnes »
« J’insiste sur la dimension d’amour et de miséricorde, je fais mienne cette tradition sainte qui dit : Dieu préfèrerait qu’on vienne à sa rencontre le jour du jugement dernier après avoir cherché après lui plutôt qu’en ayant cru en lui en le méconnaissant. Qu’est-ce que méconnaître Dieu ? C’est de ne pas l’honorer dans son icône et son vicaire sur terre, l’homme. Il faut être au service de l’homme, tout l’homme, dans une vision humaniste et de paix. Apprécier un Ave Maria, un Kyrie Eleison, n’est pas incompatible avec une psalmodie du Coran. La dimension esthétique, les belles lettres, les beaux-arts sont là pour aussi polir l’âme humaine. Spiritualité vivante, beauté, intelligence sont là pour que le citoyen, qui se trouve être de confession musulmane, ait à remplir son rôle en Europe, à renouer avec l’humanisme arabo-islamique. Pas en étant tatillon sur tel ou tel point de pratique mais en s’élevant à l’élévation spirituelle réincorporée dans ces sociétés sécularisées. »
Tariq Ramadan : « Religieux et social : distinguer, pas divorcer »
« Pour la quasi-unanimité des savants en islam, il n’a jamais été fait de confusion dans la façon dont je suis avec Dieu, de l’ordre des affaires du culte qui regarde ma vie personnelle, et la façon dont je suis avec les hommes, de l’ordre du social. On ne divorce pas les choses mais on les distingue. Je suis avec Dieu d’une certaine façon et j’agis dans la rationalité pratique avec les hommes d’une autre façon. En islam, ne pas faire de différence, dire “tout est ensemble”, c’est une approche littéraliste, biaisée, fausse. Mais faire la distinction ne m’empêche pas de développer à partir de cette relation au divin une éthique, une façon de concevoir le bien et le mal. Si ma conscience devant le divin est de dire : “Essaye de cesser de mentir ; quand tu essayes d’être avec l’autre, respecte le pour sa dignité humaine et ne le condamne pas pour sa faute humaine, etc”. Si je vis avec ça, si je peux lire saint Augustin qui dit : “Aime et fait ce que tu veux”, comment pourrais-je laisser l’amour dont il me parle dans la vie privée et entrer avec la haine dans la vie publique ? »
par Stéphane Lavignotte
édition du 2004-03-04
Copyright © Témoignage chrétien 2005
Pour autant, le 25 février, Tariq Ramadan ne semblait pas s’être préparé à la vivacité du ton qui l’a accueilli. Le compagnon de route des altermondialistes avait ouvert la discussion par une inter- vention modérée, créative mais engagée, sur la nécessité d’un rapport critique des croyants à leur culture, à leur religion et à la laïcité pour que les trois sphères puissent se « féconder mutuellement », contre les « simplifications et les binarités qu’on nous propose aujourd’hui ». Ghaleb Bencheikh lui a répondu par un virulent réquisitoire. Sans notes, l’animateur télé a ouvert un feu nourri contre son contradicteur appelé « Saïd Tariq Ramadan » - accolant ainsi le prénom de son père, beau-fils du fondateur des Frères musulmans en Égypte - rythmant son intervention d’interpellations contre les « sermonnaires, doctrinaires, prescrip- teurs de bonne conduite ». Il a accusé son débatteur de soutenir la lapidation, le port du voile qui « enlaidit la beauté de ce que Dieu a fait », et de refuser le droit de changer de religion : « Nous devons sortir de cette logique qui consiste à faire le bonheur des gens malgré eux, à penser que nous sommes seuls à disposer du salut. » Le propos enflammé était applaudi à tout rompre par les deux tiers de la salle. Reprenant la parole, Tariq Ramadan s’est dit « blessé » par Ghaleb Bencheikh, considérant que cette intervention n’avait rien à voir ni avec le sujet de la conférence, ni avec son exposé initial.
Puis, il a répondu point par point, niant les opinions qui lui étaient prêtées. Ainsi, sur la lapidation, il a rappelé que depuis 1999, dans un texte public, il « s’oppose absolument » à tous les châtiments corporels et la peine de mort, dont la lapidation. « On peut être à Paris, assis sur une chaise et se faire applaudir en disant c’est inadmissible. Ou aller d’Arabie saoudite à l’Indonésie pour dire : il faut un moratoire absolu sur leur application pour faire discuter les gens dans le monde musulman, et aller vers l’abolition. Comme le demande Amnesty international pour la peine de mort. » Il a conclu à l’adresse de Ghaleb Bencheikh : « À force d’entendre un discours qui se moque d’elles, les communautés musulmanes d’Europe se moqueront de ce que vous voulez faire d’elles. »
Quelle conclusion tirer de l’échange ? Dans une version optimiste, Émile Moatti, délégué général de la Fraternité d’Abraham, tout en rappelant son « immense estime » pour Ghaleb Bencheikh, s’est dit « très heureux » d’avoir entendu Tariq Ramadan : « Dans tout ce que j’avais lu sur vous, je ne vous avais pas perçu comme je vous ai entendu aujourd’hui. » Et de conclure qu’ils sont faits « pour s’entendre » !
Dans une version sans doute plus réaliste, René Zapata, pour l’Unesco, a regretté « qu’on en soit encore aux conditions de préparation de l’instauration d’un débat et encore très loin du dialogue et a fortiori du vivre-ensemble... »
Ghaleb Bencheikh : « L’humanisme arabo-musulman plutôt que les pratiques tatillonnes »
« J’insiste sur la dimension d’amour et de miséricorde, je fais mienne cette tradition sainte qui dit : Dieu préfèrerait qu’on vienne à sa rencontre le jour du jugement dernier après avoir cherché après lui plutôt qu’en ayant cru en lui en le méconnaissant. Qu’est-ce que méconnaître Dieu ? C’est de ne pas l’honorer dans son icône et son vicaire sur terre, l’homme. Il faut être au service de l’homme, tout l’homme, dans une vision humaniste et de paix. Apprécier un Ave Maria, un Kyrie Eleison, n’est pas incompatible avec une psalmodie du Coran. La dimension esthétique, les belles lettres, les beaux-arts sont là pour aussi polir l’âme humaine. Spiritualité vivante, beauté, intelligence sont là pour que le citoyen, qui se trouve être de confession musulmane, ait à remplir son rôle en Europe, à renouer avec l’humanisme arabo-islamique. Pas en étant tatillon sur tel ou tel point de pratique mais en s’élevant à l’élévation spirituelle réincorporée dans ces sociétés sécularisées. »
Tariq Ramadan : « Religieux et social : distinguer, pas divorcer »
« Pour la quasi-unanimité des savants en islam, il n’a jamais été fait de confusion dans la façon dont je suis avec Dieu, de l’ordre des affaires du culte qui regarde ma vie personnelle, et la façon dont je suis avec les hommes, de l’ordre du social. On ne divorce pas les choses mais on les distingue. Je suis avec Dieu d’une certaine façon et j’agis dans la rationalité pratique avec les hommes d’une autre façon. En islam, ne pas faire de différence, dire “tout est ensemble”, c’est une approche littéraliste, biaisée, fausse. Mais faire la distinction ne m’empêche pas de développer à partir de cette relation au divin une éthique, une façon de concevoir le bien et le mal. Si ma conscience devant le divin est de dire : “Essaye de cesser de mentir ; quand tu essayes d’être avec l’autre, respecte le pour sa dignité humaine et ne le condamne pas pour sa faute humaine, etc”. Si je vis avec ça, si je peux lire saint Augustin qui dit : “Aime et fait ce que tu veux”, comment pourrais-je laisser l’amour dont il me parle dans la vie privée et entrer avec la haine dans la vie publique ? »
par Stéphane Lavignotte
édition du 2004-03-04
Copyright © Témoignage chrétien 2005