France: Le monstre est sorti de la bouteille

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Raisonances
Intervention à la réunion publique su« La censure au nom de l’islam » organisée par l’Association du Manifeste des liberté sccueillie par le Théâtre du Soleil, à la Cartoucherie de Vincennes le 24 février 2006.
Il suffit de voir les incidents diplomatiques provoqués par les caricatures danoises et les drapeaux brûlés pour constater qu’il s’agit là d’une affaire politique qui jette, encore une fois, la lumière sur la montée de l’islamisme et qui informe sur la menace grandissante du retour en force de la religion dans le politique.
Ces faits sont si évidents qu’on pourrait évoquer à leur propos le proverbe persan : « Les rayons de soleil, preuves du soleil. » Mais il ne suffit pas d’avancer ces évidences pour clarifier les énormes enjeux politiques qui s’expriment à travers ce type d’incidents et qui ne seront visibles et lisibles qu’en prenant du recul vis-à-vis du conjoncturel pour voir les processus dans lesquels s’inscrivent ces incidents. Revenons donc aux processus, aux faits qui ont rendu possible la progression de l’islamisme, ce phénomène d’idéologisation de l’islam en tant qu’alternative politique.

Car, en approchant l’islamisme, nous n’abordons pas seulement une idéologie portée par des groupes, nous approchons aussi un contexte et une époque. Pour le comprendre, il faut revenir à la cristallisation de plusieurs éléments qui se sont formés au cours du XXe siècle.

Premièrement, il faut rappeler l’étouffement du politique et la perversion de la politique sous les régimes dictatoriaux dans les pays dits musulmans, y compris ceux qui ont gagné la lutte anticoloniale et acquis leur indépendance. Il s’agit là de ce que j’appelle la « modernité mutilée » qui consiste en l’acceptation de la modernisation tout en refusant la modernité (dont la démocratie, les droits de l’homme, l’égalité hommes-femmes). Le culturel et le cultuel sont utilisés par les dictatures pour justifier ce refus.

En second lieu, il faut évoquer le soutien des pouvoirs occidentaux en vue de leurs intérêts économiques et/ou politiques aux dictatures des pays dits musulmans. Du même, durant la guerre froide, pour combattre l’Union soviétique, ces pouvoirs ont bel et bien soutenu l’islamisme. Ainsi, paradoxalement, pour combattre le totalitarisme soviétique qui se voulait « universaliste », le « particularisme » islamiste fut instrumentalisé. Il favorisa alors le développement de cette nouvelle forme de totalitarisme qui se nourrit du rejet de l’universel.

Nous voyons donc que l’islamisme n’est pas un phénomène anhistorique, mais une idéologie qui s’inscrit dans le processus de la modernité en tant qu’adversaire politique de cette modernité. Il s’agit d’un projet politique antidémocratique et totalitaire qui s’épanouit dans un contexte de vide engendré par la perversion du politique sur le plan local et international. Il se développe là où le croisement entre les mauvais calculs des pouvoirs occidentaux et les logiques dictatoriales des gouvernants locaux étouffe le politique, bloque le développement social, culturel et humain et fait obstacle à la citoyenneté. Le spectacle désolant des foules manipulées, soumises à l’ordre des leaders islamistes, et qui crient, brûlent et tuent au nom de de l’islam, donne en fait à voir l’annihilation de l’individu en tant que sujet et être singulier.

On entend beaucoup parler dans cette affaire de l’humiliation imposée au peuple musulman par l’Occident, mais cela ne fait que camoufler la vraie réduction sociale, culturelle et psychologique produite par la destruction du politique dans ces sociétés et qui va de pair avec la victimisation de soi et la diabolisation de l’Occident. La montée de l’islamisme met en scène cette misère politique, nourrie du despotisme régnant depuis des décennies, et soutenant les systèmes d’autorité traditionnelle qui facilitent la soumission aux chefs parlant au nom de l’islam.

Or, le monde ne se réduit pas aux gouvernants et aux pouvoirs dominants. Où sont les autres personnages dans ce tableau ? Quel est le rôle joué par les forces de la société civile dans ces pays et dans les pays occidentaux ? Qu’ont fait et font les intellectuel(le)s ici et là-bas ?

Ils partagent, pour beaucoup, le tourment d’être les « alliés du colonisateur dominant », de « trahir la cause des dominés colonisés en offensant l’islamisme ». Fascinés par l’expression des dominés, aveuglés par l’amour du « peuple » et écrasés par la victoire du capitalisme qui avance, sans cœur, ni âme, ils tombent dans le piège du silence ou, pire encore, virent vers la complaisance. Une erreur d’optique fatale.

C’est ainsi que Michel Foucault a confondu le discours islamiste avec l’expression de l’âme du peuple. Il nous a quitté trop tôt, hélas, pour observer comment cette âme fut manipulée au profit des gouvernants, qui se sont enrichis alors que le pauvre peuple devenait plus pauvre et que l’Iran, sous cette nouvelle forme de domination totalitaire qu’est l’islamisme, s’est engouffré dans la corruption, responsable du développement des maux sociaux. Aujourd’hui, le délire totalitaire autour de la oumma, une et unifiée, sous le drapeau de l’islam face au diable de l’Occident, vire au fascisme avec la revendication de l’anéantissement d’Israël, exprimant ainsi la profondeur de son antisémitisme par la volonté de la suppression de l’altérité juive.

Mais cette guerre va de pair avec la terreur imposée aux musulmans eux-mêmes et justifiée par la sacralisation des discriminations entre les femmes et les hommes, entre les « bons » et les « mauvais » musulmans. Les mécanismes de la répression exigent la désignation permanente d’ennemis à supprimer. La machine de propagande totalitaire est dans une marche incessante de diabolisation des ennemis désignés et emploie habilement toutes les idéologies mobilisatrices du « sens » : populisme, anti-impérialisme, anti-occidentalisme, nationalisme.

N’est-il pas vrai que beaucoup, dans les processus que nous avons évoqués plus haut, ont conclu une alliance objective avec les islamistes pour soutenir les intérêts des nations, des peuples et des dominés ? Tout comme beaucoup de dominants l’ont fait en vue d’intérêts économiques et politiques.

Et voilà que le monstre est sorti de la bouteille.

Une fois le monstre sorti de la bouteille, bien qu’il soit important de revenir sur ces processus, il ne faut cependant pas s’en contenter. Il est urgent de revenir sur les enjeux actuels qui placent la démocratie face à ce projet antidémocratique. Si nous constatons que c’est une lutte politique, il faudra bien prendre au sérieux la question des rapports de forces. Les islamistes constituent bel et bien de multiples tendances ; il existe bel et bien des contradictions en leur sein. Or, ce n’est que le renforcement des rangs des défenseurs de la démocratie qui les fera agir autrement que par des menaces de destruction. La démocratie, nous l’entendons comme un projet d’autonomie, est par essence antitotalitaire, car l’égalité des citoyens y constitue la base de l’autonomie collective. C’est dire que le devenir public est inséparable de l’autonomie individuelle et responsable constituant le citoyen libre. Chacun(e) est invité(e) aujourd’hui à défendre cette liberté responsable.

Enfin, au nom de la responsabilité, certains avancent qu’il vaudrait mieux ne pas dépasser certaines lignes rouges avec l’islam pour ne pas provoquer les islamistes. Hélas, l’expérience dément cette prudence. Salman Rushdie fut condamné pour avoir exploré ce sujet dans la fiction, domaine du doute par excellence, alors que Taslima Nasreen fut condamnée pour avoir avancé ses convictions anticléricales et que beaucoup d’autres écrivains et artistes se sont trouvés sur la liste noire des islamistes tout en se déclarant croyants et musulmans de bonne foi. Il ne s’agit pas donc des lignes rouges de l’islam, mais du fait que les islamistes sont en train de mobiliser les ignorances, les haines et les peurs afin d’avancer leurs lignes stratégiques et politiques. La seule façon possible de les faire reculer est de tenir bon sur les principes démocratiques.

Chahla CHAFIQ,

écrivaine d’origine iranienne exilée en France, auteur d’ouvrages sur l’islamisme et ses conséquences sociopolitiques et culturelles, dont le Nouvel Homme islamiste, la prison politique en Iran (Félin, 2002), et nouvelliste, auteur du recueil de nouvelles Chemins et brouillard (Metropolis, 2005).