Iran: Chirine Ebadi, le Nobel qui embarrasse les islamistes à Téhéran
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Le Monde Assadollah Badamchian, homme politique conservateur a qualifié le prix d'"infamie" ajoutant que Mme Ebadi avait été récompensée "pour les services rendus à l'oppression et au colonialisme occidentaux".
Si le gouvernement réformateur à Téhéran a finalement félicité Chirine Ebadi pour l'attribution du prix Nobel de la paix 2003 après un sérieux cafouillage, cette récompense irrite les conservateurs, qui voient dans cette distinction une nouvelle conspiration de l'étranger au moment même où se pose la délicate question du nucléaire.
Avocate et ancienne magistrate écartée par les islamistes lors de leur arrivée au pouvoir en 1979, cette militante s'est surtout consacrée à la défense des femmes et des enfants. Elle est la première femme musulmane à être honorée par le comité d'Oslo.
Jean Paul II et Vaclav Havel étaient donnés favoris. Finalement, le jury d'Oslo s'est prononcé en faveur d'une militante des droits de l'homme iranienne, Chirine Ebadi, pratiquement inconnue. Elle est la première femme musulmane à recevoir cette distinction parce qu'elle "s'est exprimée clairement et fortement dans son pays et loin à l'extérieur des frontières de l'Iran. Musulmane avertie, elle préconise que la pédagogie et le dialogue sont le meilleur moyen pour changer les attitudes et résoudre les conflits".
Est-elle pratiquante? Elle refuse de répondre à cette question, se contentant de s'affirmer "musulmane". Cette avocate explique : "Il y a vingt ans que j'essaie de faire comprendre que l'on peut être musulman et avoir des lois qui respectent les droits de l'homme."
LE DILEMME DU POUVOIR
L'attribution du prix Nobel 2003 a une indéniable portée politique. Les cafouillages du porte-parole du gouvernement iranien, Abdollah Ramezanzadeh, ont traduit jusqu'à la caricature l'embarras dans lequel ce choix a plongé le régime de Téhéran. "Nous sommes heureux qu'une femme iranienne musulmane ait su se faire distinguer par la communauté internationale pour son action en faveur de la paix. Nous espérons pouvoir utiliser davantage ses vues expertes en Iran", a-t-il déclaré, avant de rappeler les journalistes pour leur préciser qu'il s'exprimait à titre personnel et non ès qualités.
Piteux rattrapage qui en dit long sur le dilemme du pouvoir face à la décision du jury du prix Nobel d'honorer d'une distinction convoitée par les plus puissants de la planète une avocate condamnée il y a trois ans dans son pays à quinze mois de prison avec sursis et à la privation pour cinq ans de ses droits civiques.
C'est une avanie qui vient d'être infligée à un régime dont les violations des droits de l'homme ont encore été vivement dénoncées, tout récemment, par la Commission des droits de l'homme des Nations unies, qui a sévèrement critiqué l'appareil judiciaire iranien, singulièrement en la personne du nouveau procureur général de Téhéran, le juge Saïd Mortazavi, accusé d'être à l'origine de la condamnation de nombreux universitaires et intellectuels en l'an 2000.
Le message à l'intention du régime des mollahs est d'autant plus cinglant que, bien plus qu'une militante pour la paix stricto sensu, Mme Ebadi est le héraut de la lutte pour le respect des droits de l'homme, en particulier les droits de la femme et de l'enfant. Mme Ebadi n'est certes pas la première femme iranienne honorée par la communauté internationale, mais la distinction suprême qui lui est décernée est la reconnaissance du courage des femmes iraniennes face au pouvoir autocratique du régime islamique. Elle intervient à un moment où la lutte entre les conservateurs et les réformateurs est de plus en plus exacerbée, cependant que les aspirations aux réformes de la société iranienne se heurtent à la répression et à la paralysie du gouvernement réformateur.
L'embarras du porte-parole iranien reflète aussi, si besoin en était encore, les divisions qui, depuis des années, minent de l'intérieur un régime iranien tiraillé entre la pesanteur de sa faction la plus rétrograde et les aspirations des partisans de réformes.
CONDAMNATION POLITIQUE
Le combat de Mme Ebadi pour la démocratie, la reconnaissance des droits des citoyens et la réforme de l'arsenal judiciaire, en particulier dans le respect de l'islam, est, il est vrai, bien antérieur à l'émergence en République islamique de ceux que l'on appelle les réformateurs, groupés depuis 1997 autour du président Mohammad Khatami.
Cette femme, qui dut renoncer aux fonctions de juge qu'elle occupait sous le régime du shah, parce qu'en République islamique d'Iran une femme est considérée "trop émotive" pour présider un tribunal, a inlassablement pointé les contradictions de la loi iranienne pour ce qui concerne les droits des femmes et ceux des enfants. Elle a toujours rejeté sans appel toute justification par l'islam de ces contradictions et violations, les imputant à un esprit traditionaliste archaïque, sinon machiste.
Sa condamnation en juillet 2000 en même temps que celle de son collègue Mohsen Rahami, à la même peine, était foncièrement politique. En appel, la sentence a été transformée en amende, à la suite d'une campagne internationale.
La télévision d'Etat iranienne a attendu quatre heures avant de donner la nouvelle en quelques mots, l'agence officielle Irna la répercutant en huit lignes seulement. "Si ce prix a été attribué pour les services que les réformateurs ont rendus à la politique de l'Occident, cela constitue une infamie", a déclaré Assadollah Badamchian, président du comité politique de la coalition de l'association islamique, le principal mouvement conservateur. "Rarement le prix Nobel a été attribué à ceux qui ont servi leur pays", a-t-il ajouté, faisant référence à Anouar El-Sadate, le président égyptien assassiné, qui aurait "trahi la Palestine".
Michel Bôle-Richard et Mouna Naïm
"Nous avons grandi d'un mètre"
"Merci Chirine Ebadi, merci. Aujourd'hui, grâce à vous, nous avons tous grandi d'un mètre !" Mohsen Sazegara éclate en sanglots. Dissident et célèbre prisonnier de conscience, M. Sazegara a été libéré "sous caution" lundi 6 octobre, grâce aux efforts de la nouvelle lauréate du prix Nobel de la paix. Pour cet homme, contacté à Téhéran, condamné à 114 jours de prison pour "propagande contre le régime islamique", ce prix est "le plus bel encouragement possible". Selon l'écrivain Goli Emami, "après un quart de siècle d'humiliation, la femme iranienne est de nouveau fière". "Lorsque j'ai entendu la nouvelle, mon coeur s'est arrêté un instant", explique Shahla Sherkat, éditrice de l'hebdomadaire Zanan. L'intellectuel Dariush Shayegan se souviendra du 10 octobre comme "un des jours les plus importants de l'histoire contemporaine iranienne".
Seule fausse note dans ce concert de louanges, la déception de Lech Walesa, qui a parlé de "grande erreur", estimant que le prix aurait dû revenir à Jean Paul II. - (Corresp.)
ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU 12.10.03
Jean Paul II et Vaclav Havel étaient donnés favoris. Finalement, le jury d'Oslo s'est prononcé en faveur d'une militante des droits de l'homme iranienne, Chirine Ebadi, pratiquement inconnue. Elle est la première femme musulmane à recevoir cette distinction parce qu'elle "s'est exprimée clairement et fortement dans son pays et loin à l'extérieur des frontières de l'Iran. Musulmane avertie, elle préconise que la pédagogie et le dialogue sont le meilleur moyen pour changer les attitudes et résoudre les conflits".
Est-elle pratiquante? Elle refuse de répondre à cette question, se contentant de s'affirmer "musulmane". Cette avocate explique : "Il y a vingt ans que j'essaie de faire comprendre que l'on peut être musulman et avoir des lois qui respectent les droits de l'homme."
LE DILEMME DU POUVOIR
L'attribution du prix Nobel 2003 a une indéniable portée politique. Les cafouillages du porte-parole du gouvernement iranien, Abdollah Ramezanzadeh, ont traduit jusqu'à la caricature l'embarras dans lequel ce choix a plongé le régime de Téhéran. "Nous sommes heureux qu'une femme iranienne musulmane ait su se faire distinguer par la communauté internationale pour son action en faveur de la paix. Nous espérons pouvoir utiliser davantage ses vues expertes en Iran", a-t-il déclaré, avant de rappeler les journalistes pour leur préciser qu'il s'exprimait à titre personnel et non ès qualités.
Piteux rattrapage qui en dit long sur le dilemme du pouvoir face à la décision du jury du prix Nobel d'honorer d'une distinction convoitée par les plus puissants de la planète une avocate condamnée il y a trois ans dans son pays à quinze mois de prison avec sursis et à la privation pour cinq ans de ses droits civiques.
C'est une avanie qui vient d'être infligée à un régime dont les violations des droits de l'homme ont encore été vivement dénoncées, tout récemment, par la Commission des droits de l'homme des Nations unies, qui a sévèrement critiqué l'appareil judiciaire iranien, singulièrement en la personne du nouveau procureur général de Téhéran, le juge Saïd Mortazavi, accusé d'être à l'origine de la condamnation de nombreux universitaires et intellectuels en l'an 2000.
Le message à l'intention du régime des mollahs est d'autant plus cinglant que, bien plus qu'une militante pour la paix stricto sensu, Mme Ebadi est le héraut de la lutte pour le respect des droits de l'homme, en particulier les droits de la femme et de l'enfant. Mme Ebadi n'est certes pas la première femme iranienne honorée par la communauté internationale, mais la distinction suprême qui lui est décernée est la reconnaissance du courage des femmes iraniennes face au pouvoir autocratique du régime islamique. Elle intervient à un moment où la lutte entre les conservateurs et les réformateurs est de plus en plus exacerbée, cependant que les aspirations aux réformes de la société iranienne se heurtent à la répression et à la paralysie du gouvernement réformateur.
L'embarras du porte-parole iranien reflète aussi, si besoin en était encore, les divisions qui, depuis des années, minent de l'intérieur un régime iranien tiraillé entre la pesanteur de sa faction la plus rétrograde et les aspirations des partisans de réformes.
CONDAMNATION POLITIQUE
Le combat de Mme Ebadi pour la démocratie, la reconnaissance des droits des citoyens et la réforme de l'arsenal judiciaire, en particulier dans le respect de l'islam, est, il est vrai, bien antérieur à l'émergence en République islamique de ceux que l'on appelle les réformateurs, groupés depuis 1997 autour du président Mohammad Khatami.
Cette femme, qui dut renoncer aux fonctions de juge qu'elle occupait sous le régime du shah, parce qu'en République islamique d'Iran une femme est considérée "trop émotive" pour présider un tribunal, a inlassablement pointé les contradictions de la loi iranienne pour ce qui concerne les droits des femmes et ceux des enfants. Elle a toujours rejeté sans appel toute justification par l'islam de ces contradictions et violations, les imputant à un esprit traditionaliste archaïque, sinon machiste.
Sa condamnation en juillet 2000 en même temps que celle de son collègue Mohsen Rahami, à la même peine, était foncièrement politique. En appel, la sentence a été transformée en amende, à la suite d'une campagne internationale.
La télévision d'Etat iranienne a attendu quatre heures avant de donner la nouvelle en quelques mots, l'agence officielle Irna la répercutant en huit lignes seulement. "Si ce prix a été attribué pour les services que les réformateurs ont rendus à la politique de l'Occident, cela constitue une infamie", a déclaré Assadollah Badamchian, président du comité politique de la coalition de l'association islamique, le principal mouvement conservateur. "Rarement le prix Nobel a été attribué à ceux qui ont servi leur pays", a-t-il ajouté, faisant référence à Anouar El-Sadate, le président égyptien assassiné, qui aurait "trahi la Palestine".
Michel Bôle-Richard et Mouna Naïm
"Nous avons grandi d'un mètre"
"Merci Chirine Ebadi, merci. Aujourd'hui, grâce à vous, nous avons tous grandi d'un mètre !" Mohsen Sazegara éclate en sanglots. Dissident et célèbre prisonnier de conscience, M. Sazegara a été libéré "sous caution" lundi 6 octobre, grâce aux efforts de la nouvelle lauréate du prix Nobel de la paix. Pour cet homme, contacté à Téhéran, condamné à 114 jours de prison pour "propagande contre le régime islamique", ce prix est "le plus bel encouragement possible". Selon l'écrivain Goli Emami, "après un quart de siècle d'humiliation, la femme iranienne est de nouveau fière". "Lorsque j'ai entendu la nouvelle, mon coeur s'est arrêté un instant", explique Shahla Sherkat, éditrice de l'hebdomadaire Zanan. L'intellectuel Dariush Shayegan se souviendra du 10 octobre comme "un des jours les plus importants de l'histoire contemporaine iranienne".
Seule fausse note dans ce concert de louanges, la déception de Lech Walesa, qui a parlé de "grande erreur", estimant que le prix aurait dû revenir à Jean Paul II. - (Corresp.)
ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU 12.10.03