Egypte: 'femmes en danger'
Elle parle à voix basse, chuchotant presque, d’un timbre fluet. Mais, derrière cette timidité, se loge une volonté farouche. Celle d’une jeune fille qui pose nue pour affirmer sa liberté, les yeux plantés dans l’objectif, et publie ensuite sa photo sur Internet, provoquant un gigantesque scandale chez les Egyptiens. « Je ne regrette rien, affirme Aliaa el-Mahdy. Ce ne sont pas les menaces de mort qui me feront changer d’avis, au contraire… » Du haut de ses 20 ans, la jeune étudiante veut changer le monde, propager la révolution et faire sauter les tabous, à commencer par ceux du machisme et du conservatisme écrasants qui pèsent sur l’Egypte. Cette image en noir et blanc montre Aliaa debout, en bas et en ballerines rehaussées de rouge, une fleur dans les cheveux. La jeune femme dénudée regarde le spectateur droit dans les yeux, comme l’« Olympia » de Manet qui scandalisa la France il y a plus d’un siècle.
Cette photo, Aliaa s’est décidée à la publier un peu sur un coup de tête, pour soutenir la cause des femmes. « Je me suis dit que l’art est parfois le médium qui fait passer les messages les plus forts. Pour moi, cette image était une manière de dire à la société égyptienne que les femmes n’ont pas à avoir honte de leur corps, qu’elles n’ont pas à se cacher, à demander pardon d’exister. »
Si un groupe islamiste a porté plainte contre elle, réclamant qu’elle soit punie du fouet ou de la prison, il n’y a pas que les conservateurs pour s’insurger contre la jeune fille. Les libéraux, et même les féministes, sont très gênés par son geste, qui divise encore un peu plus la société égyptienne, au beau milieu d’un épisode crucial de sa première tentative démocratique. Au moins quarante personnes ont été tuées par la police et l’armée, la semaine dernière, protestant sur la place Tahrir, contre la mainmise grandissante de la junte au pouvoir. Les premières élections depuis la chute d’Hosni Moubarak ont commencé lundi et doivent se prolonger jusque début janvier. Les partis de gauche craignent une collusion entre l’armée et les Frères musulmans pour se partager le pouvoir, et tous craignent un raz de marée électoral des islamistes. « Voilà des mois qu’on essaie d’expliquer aux Egyptiens qu’on peut être progressiste sans être contre la religion, et qu’une femme peut-être libre sans être dépravée, se désole la féministe Engy Ghozlan. En provoquant un tel tollé, Aliaa n’aide vraiment pas notre cause.»
Le reportage vidéo d'Alfred de Montesquiou
«LA MOITIÉ DES FEMMES SE FAIT HARCELER PRESQUE QUOTIDIENNEMENT»
Défilant place Tahrir, où, comme beaucoup d’autres, elle veut encore croire au succès de la révolution, Engy comprend pourtant la démarche d’Aliaa et milite pour le droit des femmes. L’association qu’elle a fondée publie même une carte interactive où toutes peuvent dénoncer le harcèlement dont elles sont victimes. Car, plus que les pressions familiales ou politiques, c’est dans la rue que les femmes subissent le poids de la misogynie en Egypte. « La majorité des femmes se fait harceler presque quotidiennement, affirme Engy Ghozlan. Ça va du sifflet au pinçage de fesses, puis à la main au cul, jusqu’à l’exhibitionnisme et la masturbation. » Son site Web, HarassMap.org, affiche un point rouge pour chaque incident rapporté – une infime minorité des cas –, et c’est pourtant une nuée de points que l’on voit véroler l’ensemble de la carte du Caire. « Même à l’échelle du monde arabe, le harcèlement que subissent les Egyptiennes est consternant », affirme-t-elle.
Place Tahrir, ce harcèlement a pris un tour pour le pire, du fait de la brutalité de la police mais aussi, souvent, de celle de la rue. Outre les bastonnades, certaines femmes ont subi d’humiliants « tests de virginité » pendant leur détention par l’armée. Et si une célèbre blogueuse a eu le bras brisé pendant son arrestation, une journaliste de France 3, Caroline Sinz, a été assaillie par une horde de jeunes manifestants. Car la place bouillonne à présent de rancœurs et de désillusions. Les désœuvrés des bidonvilles du Caire s’y mêlent aux badauds, dans une ambiance très volatile. Des dizaines d’autres femmes s’y sont fait malmener ces derniers jours. Plusieurs femmes photographes ont dû se résoudre à porter deux pantalons l’un sur l’autre, ou à fixer leur chemise avec du ruban adhésif pour éviter qu’on ne les dénude. Les télévisions ont aussi montré une Egyptienne se tordre de douleur en s’échappant d’une marée humaine qui la palpe, la tripote et la frappe. Certains agresseurs s’en sont ensuite justifiés, expliquant qu’ils étaient convaincus d’avoir repéré Aliaa el-Mahdy. « Elle n’a aucun respect pour elle-même, donc nous n’en avons aucun pour elle », assène l’un d’eux sur Twitter…
L'ISLAMISME, UN OUTIL CONTRE LES FEMMES?
Beaucoup voient poindre derrière ce harcèlement une forme de pression sociale, une stratégie tacitement approuvée par les islamistes pour chasser les femmes des lieux publics ou répandre les normes vestimentaires de l’islam conservateur, dans un pays foncièrement traditionnel où plus de 90 % des petites filles sont encore victimes d’excision — l’un des taux les plus élevés au monde. « L’obscurantisme, ça a pu être vrai, mais ce n’est plus le cas. Maintenant, les filles voilées se font ennuyer tout autant que les autres », tempère pourtant Engy Ghozlan. Chez les Frères musulmans aussi, on nie absolument vouloir faire de l’islamisme un outil contre les femmes. « Bien sûr, nous soutenons l’idée que les jeunes filles devraient s’habiller modestement », explique Ahmed Sobea, un des leaders du mouvement et patron de sa branche Internet, « Les Frères en ligne ». « Mais nous soutenons aussi un rôle croissant des femmes dans la société », affirme-t-il, la main sur le cœur. Pour preuve, ces candidates que les Frères musulmans ont placées dans nombre de circonscriptions, à la veille d’élections qu’ils sont convaincus d’emporter.
Pourtant, à l’instar d’Engy Ghozlan, beaucoup s’inquiètent de voir poindre, dans le printemps arabe, une révolution qui s’accomplirait aux dépens du féminisme. « On sent le risque d’une grande avancée politique qui se doublerait d’une régression sociale », dit-elle. D’autant que certains, en Egypte, tentent d’assimiler la cause des femmes à l’ancien régime, sous prétexte que Suzanne Moubarak, l’épouse du président déchu, en fut longtemps la porte-parole. C’est contre ce courant qu’a voulu s’afficher Aliaa el-Mahdy. Son blog, « Journal d’une rebelle », a maintenant été vu plusieurs millions de fois. Les forums Internet débordent d’insultes et de menaces à son encontre, les médias nationaux s’enflamment. Elle a aussi reçu « beaucoup de messages de solidarité » d’Egyptiennes et d’Occidentales, et se dit « très touchée » qu’un groupe de femmes israéliennes se soient à leur tour dévêtues pour lui marquer leur soutien. Elle sait que les semaines à venir seront difficiles. Une organisation d’étudiants en droit coranique a porté plainte pour « violation de la morale, incitation à la débauche et offense à l’islam ».
ALIAA, LA «REBELLE», PROPOSE AUX HOMMES DE PORTER LE VOILE
C’est qu’Aliaa n’en est pas à son premier geste. Comble de la provocation, elle affiche aussi haut et fort son athéisme. Il y a quelques mois, elle a également lancé une page sur Facebook, proposant aux hommes de porter le voile. « Je voulais juste dénoncer le côté absurde des contraintes qu’on impose aux femmes au nom de l’islam, pour voir comment les Egyptiens réagiraient », dit-elle. Une avocate a déposé une seconde plainte pour « propagation de l’immoralité ». Car Aliaa ne s’est pas contentée de diffuser ses messages, elle s’est aussi installée, hors mariage, avec son petit ami, « en défiance de toutes les traditions sociales et religieuses », allègue l’avocate.
A 27 ans, son compagnon, Kareem Amer, est un blogueur reconnu, emprisonné sous le régime d’Hosni Moubarak. Il avait dénoncé une vague de violence contre la minorité chrétienne d’Alexandrie, en 2006. « On m’a condamné à trois ans pour atteinte à la religion, et à un an pour insulte au chef de l’Etat. » Il affirme que, à l’époque, il aurait pu éviter sa peine en niant être l’auteur des articles sur son blog. « Mais je ne l’ai pas voulu. Il y a un moment où il faut assumer ses idées, c’est comme ça que la révolution avance. » Les parents d’Aliaa ont coupé les vivres à leur fille unique depuis qu’elle a emménagé avec son compagnon. Voilà cinq mois qu’elle a dû quitter l’université américaine, où elle étudiait la communication avec le reste de la jeunesse anglophone et huppée du Caire. « D’une certaine façon, depuis le scandale, je pense qu’elle m’a vraiment rejoint, explique Kareem, dans son anglais hésitant. Elle a traversé la barrière de la peur qui étouffe encore tellement d’Egyptiens. »
Kareem est fier du blog de sa compagne. « Au minimum, on pourra dire que ça souligne l’hypocrisie de l’Egypte et son obsession du sexe », dit-il. Un film sur le harcèlement, qui fit un tabac l’hiver dernier, abonde dans le même sens. Mohamed Diab, son réalisateur, explique la violence par la misère profonde des Egyptiens. Dans un pays où presque personne n’a de relations sexuelles avant le mariage, se marier est devenu presque impossible pour la plupart des jeunes. Entre la dot à réunir et l’appartement à acheter, la plupart n’y parviennent guère avant la trentaine dépassée. « De la puberté, vers 15 ans, au mariage, vous imaginez le nombre d’années de frustration multiplié par les millions d’habitants d’une ville comme Le Caire ? » analyse Mohamed Diab. Depuis la révolution, la société égyptienne semble s’approcher d’un gouffre économique et tout paraît mener à une aggravation des agressions contre les femmes. « C’est presque comme si les jeunes voulaient se venger contre elles de leur misère sexuelle, mais aussi de leur misère tout court. »
Couple hors mariage et traqué, Aliaa et Kareem vivent aujourd’hui en cavale, cachés, dans la crainte des extrémistes qui veulent leur peau ou d’une descente de police. Aliaa affirme qu’elle ne se rendra pas à la convocation du procureur. « Je ne reconnais aucune loi qui réprime la liberté d’expression, ou qui s’appuie sur la morale religieuse pour m’interdire quelque chose. » Elle espère que son geste incitera l’Occident à mieux épauler les révolutions du printemps arabe, en insistant plus sur le sort qu’il doit accorder aux femmes. « Parce qu’une société n’est pas vraiment libre si les femmes ne le sont pas. »