États-Unis: Hommage à Rhonda Copelon

Source: 
AWID

Charlotte Bunch a discuté avec l’AWID pour rendre hommage à une collègue et amie de longue date qu’elle appréciait beaucoup : Rhonda Copelon. Par Masum Momaya

AWID : Charlotte, comment vous avez commencé à travailler avec Rhonda ?

Charlotte Bunch : J’ai commencé à travailler étroitement avec Rhonda dans les années 1990. Elle avait auparavant participé à la fondation de l’École de Droit de l’Université de la ville de New York (CUNY). Elle y a créé, avec Celia Romany, le Centre international des droits des femmes (IWHR)[1] , dont elle est devenue directrice par la suite. Dans les années 1970, notre travail de féministes aux États-Unis suivait des directions parallèles, mais à l’époque, nous n’avions pas encore travaillé ensemble. En 1990, alors que Roxanna Carrillo et moi vivions dans un appartement à Brooklyn, Rhonda nous a rendu visite pour discuter des moyens de mettre son expertise dans le domaine juridique à profit pour développer le mouvement mondial des droits des femmes. C’est à ce moment-là que s’est forgée notre étroite collaboration. Dès le début, il était évident que nous partagions la passion de lier les luttes féminines mondiales aux problématiques des droits humains aux États-Unis, afin que notre mouvement et les mouvements américains s’inscrivent dans le cadre d’une lutte commune plutôt que de combats isolés.

Par la suite, Rhonda s’est rendue avec Roxanna et moi en Argentine, à l’occasion de la Rencontre féministe régionale, et Rhonda s’est rapidement mise à parler espagnol avec un accent français ! Nous avons beaucoup appris des femmes qui militaient pour intégrer le féminisme à la lutte pour les droits humains en Amérique latine. Rhonda a ensuite travaillé au cœur de la campagne mondiale pour les droits des femmes, qui fournissait aux militantes du monde entier des stratégies pour conférer aux droits humains une interprétation féministe à la Conférence mondiale pour les droits de l’homme[2] à Vienne en 1993, pour considérer les droits en matière de reproduction comme des droits humains à la Conférence Internationale des Nations Unies sur la Population et le Développement à Caire en 1994, et enfin, pour sensibiliser la population à ces questions à la Conférence mondiale sur les femmes[3], à Beijing en 1995.

AWID : Pourquoi se souviendra-t-on de Rhonda ?

Charlotte Bunch : On se souviendra d’elle pour de nombreuses raisons, car elle a laissé son empreinte sur tous les documents clés sur les droits des femmes au cours des vint dernières années. Tous ceux parmi nous qui ont connu Rhonda et qui ont travaillé avec elle, ont été témoins et ont bénéficié de sa profonde vision des droits de l’homme, de sa créativité sur le plan juridique, de sa ténacité politique et de sa générosité. Elle était perspicace, brillante à l’heure d’élaborer des stratégies légales, et était une militante constante et courageuse. Tout au long de sa vie, elle a toujours persévéré dans la recherche de la justice pour tous.

Son opiniâtreté nous rendait parfois folles ! Par exemple, souvent, lors des caucus des femmes avant les conférences mondiales de Nations Unies, quand un document nous semblait achevé, elle soulevait un élément essentiel que nous n’avions pas abordé auparavant –quand le document était déjà en cours d’impression. Nous voulions dire « il est trop tard », mais nous savions qu’en général, elle avait raison du point de vue conceptuel, et qu’il fallait encore faire ou ajouter quelque chose.

AWID : Pouvez-vous nous parler du rôle que Rhonda a joué pour garantir les droits reproductifs ?

Charlotte Bunch : Rhonda a plaidé pendant 12 ans au Centre pour les droits constitutionnels[4] à New York. Elle y a joué un rôle de premier plan dans l’évolution juridique des droits reproductifs, et notamment dans le croisement des notions de genre, de race et de classe pour déterminer l’accès des femmes à ces droits aux États-Unis.

Du succès de son plaidoyer à la Cour Suprême des États-Unis pour la défense d’assistantes scolaires afro-américaines, licenciées pour avoir eu des enfants hors mariage, au rôle qu’elle a joué comme avocate dans le procès Harris versus McRae, qui a remis en question l’amendement fédéral supprimant l’allocation de fonds publics pour la plupart des avortements, Rhonda tissait des liens entre la politique, la loi et les réalités quotidiennes des populations dont l’exercice des droits n’était pas un acquis, notamment des femmes de couleur et des femmes pauvres.

Bien que l’échec de la partie McRae à un vote près ait été déchirant, l’apport de Rhonda à ce procès a eu des échos dans les droits reproductifs et a influencé nombre de personnes œuvrant pour la défense de ces droits. Son travail a remis en question la loi et a influencé les militants pour lier les droits socioéconomiques aux droits plus personnels, ce qui est non moins important. Tout au long de sa carrière, Rhonda s’est battue pour que l’avortement soit légal, pour qu’il puisse être réalisé en toute sécurité et être accessible à toutes les femmes.

Mais le travail de Rhonda sur les droits en matière de reproduction n’est qu’un exemple parmi d’autres de la contribution de ses « ondes cérébrales », que ce soit en arrière plan ou sur le devant de la scène, aux principales percées dans l’évolution progressive du féminisme aux États-Unis et dans le monde.

Rhonda a également été co-avocate lors d’autres procès cruciaux qui ont soulevé des pratiques racistes et l’attitude du gouvernement, la guerre du Viêt Nam ou, plus récemment, lors du procès Filartaga versus Peña-Irala, qui a reconnu que le « Alien Tort Claims Act » (ATCA) de 1789 établit constitutionnellement que la réglementation internationale des droits humains sur l’interdiction de la torture fait partie des « lois des États-Unis ». Le cas Filartaga a posé la première pierre du travail que Rhonda a poursuivi pour développer les perspectives du genre dans de nombreux procès impliquant des crimes de guerre, des abus pratiqués par des sociétés et des travailleurs domestiques migrants.

AWID : Peut-on citer d’autres cas importants dans la carrière de Rhonda ?

Charlotte Bunch : Rhonda a défendu auprès d’une cour fédérale des journalistes algériens, des féministes et leurs familles persécutés et assassinés par des groupes islamistes armés, dans le procès Jane Doe versus Islamic Salvation Front and Anouar Haddam. Ce procès, pionnier en la matière, était si dangereux que les clients –y compris des personnes ayant été témoins de l’assassinat de leurs propres enfants- ont dû garder l’anonymat.

Comme l’a remarqué Karima Bennoune, « Rhonda est désormais une figure pour les algériens qui luttent contre l’extrémisme religieux dans leur pays. Ils voient en elle une visionnaire, qui a compris que l’État n’est pas la seule source de menace pour les droits de l’homme, et qui a deviné que même à l’époque de la « guerre contre le terrorisme », la position la plus progressiste à adopter à l’égard du monde musulman est de faire preuve de solidarité concrète vis-à-vis de ses militants progressistes, plutôt que d’excuser le fondamentalisme .»

Ce n’est là qu’un exemple de la position de Rhonda sur une question que beaucoup n’oseraient même pas aborder. Nombreux sont ceux qui admirent profondément sa volonté de mener, même seule, un combat à contre courant, ce qui caractérise la carrière de Rhonda. D’ailleurs, à chaque fois que quelqu’un disait à Rhonda que quelque chose était impossible, elle essayait de le faire et impliquait les sceptiques dans sa lutte pour repousser les frontières du possible !

AWID : Comment Rhonda a-t-elle contribué à la lutte pour mettre un terme à la violence à l’égard des femmes ?

Charlotte Bunch : Rhonda a participé à la préparation de la base conceptuelle de la législation et des résolutions en place aujourd’hui. Elle s’est engagée dans l’élaboration du projet de la Convention interaméricaine sur la violence à l’égard des femmes, qui s’est tenue au Brésil en 1992, et a rédigé des articles novateurs sur la violence domestique comme forme de torture, repris ensuite par le Comité des Nations Unies contre la torture et par le rapporteur spécial sur la torture, plus de dix ans après. Encore aujourd’hui, ces articles ouvrent les yeux de celles et ceux qui intègrent le mouvement.

L’article de Rhonda sur les crimes de guerre en Bosnie a contribué à la reconnaissance du viol et de la violence sexuelle comme une forme de torture, en général tout comme au sein de la Commission interaméricaine des Droits de l’Homme et des Tribunaux pénaux internationaux, ainsi que comme forme de génocide au Tribunal pénal international pour le Rwanda.

Lepa Mladjenovic, membre des Femmes en Noir de Belgrade, a écrit : « Rhonda est admirée, on lit ses écrits, on parle d’elle et on pense à elle dans le monde entier. Son travail pour que le viol soit considéré une forme de violence masculine à l’égard des femmes, et non pas uniquement comme un acte nationaliste, a été une clé de voûte. Pour nous, les féministes des Balkans, la présence de Rhonda parmi nous en temps de guerre a été cruciale, et nous savions que son esprit professionnel et militant, ses paroles et ses écrits, nourrissaient ses croyances politiques. »

AWID : Rhonda a aussi influencé la Cour pénale internationale, n’est-ce pas ?

Charlotte Bunch : On peut citer, parmi les dernières expressions de ses qualités de direction, la co-fondation du Groupe de travail de femmes sur l'égalité de traitement des hommes et des femmes, qui a permis une codification sans précédent du genre dans les statuts de la Cour pénale internationale (CPI) en 1998. Ces statuts sont le premier instrument des droits de l’homme à inscrire intégralement la notion de genre, ainsi les femmes n’ont pas dû ajouter ces articles par la suite. Rhonda a travaillé sans relâche aux négociations pour y parvenir –vous n’avez qu’à demander aux hommes qui travaillent à la Coalition pour la CPI.

Rhonda a également formé des juges des cinq continents et des juges de la CPI, elle était aussi consultée par les rapporteurs spéciaux des Nations Unies. D’ailleurs, à chaque fois qu’un membre du mouvement avait une question légale ou juridique, quelqu’un disait « posons la question à Rhonda », et elle faisait toujours son possible pour y répondre.

AWID : A votre avis, quel sera le souvenir qu’on gardera de Rhonda du point de vue personnel ?

Charlotte Bunch : Cette question devrait être posée à tous ceux qui la connaissaient. Une amie d’Amérique latine a décrit fort justement Rhonda comme un « tesoro » -un trésor du mouvement pour les droits des femmes.

Ros Petchesky, un ami proche de Rhonda, a écrit : « L’exemple donné par Rhonda, qui pratiquait au quotidien un féminisme véritablement humaniste, éblouit plus encore que son esprit brillant –elle était dévouée aux nouvelles générations, loyale et affectueuse à l’égard de ses nombreux amis, et s’intéressait passionnément tant à la politique qu’aux sujets plus légers. La vie de Rhonda est à mon sens le modèle d’une vie pleine. »

Rhonda était toujours là pour nous, ouverte, pénétrante, engagée et joyeuse. On pouvait l’appeler à n’importe quelle heure, et elle aussi pouvait vous appeler à toute heure !

Elle accueillait le monde chez elle –dans son appartement de Brooklyn et dans sa maison à Long Island, qu’elle avait construite avec des amies et son partenaire de l’époque afin de cicatriser les blessures pour avoir perdu le procès McRae. Ce lieu est devenu un sanctuaire pour de nombreuses militantes féministes, qui s’y rendent pour se revitaliser. Pour ma compagne Roxanna et moi, et comme pour beaucoup de femmes dans le monde entier, c’était notre deuxième maison. Rhonda est aimée et respectée par ceux qui pensent que le monde était meilleur quant Rhonda en faisait partie –du point de vue politique comme personnel-, et nous nous souviendrons tous d’elle avec beaucoup d’affection et d’admiration.

[1] Pour plus d’information sur le Centre international des droits des femmes, voir le site web (disponible seulement en anglais)http://www.law.cuny.edu/clinics/clinicalofferings/IWHRC.html

[2] Pour plus d’information sur la conférence mondiale pour les droits de l’homme, voir le site web (disponible seulement en anglais)http://www.unhchr.ch/Huridocda/Huridoca.nsf/(Symbol)/A.CONF.157.24+(Part+I).En?Opendocument

[3] Pour plus d’information sur la conférence mondiale sur les femmes, voir le site web (disponible seulement en anglais)http://www.un.org/womenwatch/daw/beijing/

 

Source: AWID 

11/06/2010 02:42