Dossier 27: Campagne pour l’égalité des sexes dans le droit de la famille : adoption de la très controversée loi sur le droit de la famille de 2003 à Fidji

Publication Author: 
P. Imrana Jalal
Date: 
juin 2006
doss27/f
number of pages: 
92
ISBN/ISSN: 
1018-1342
Ce document retrace les principaux événements qui, après le coup d’État de l’an 2000, ont conduit à l’adoption de la Family Law Act 2003 (FLA, loi sur le droit de la famille) et présente les stratégies utilisées pour la faire adopter dans un milieu hostile à l’égalité des sexes et glissant inexorablement vers les dogmes religieux de la droite et une intensification du conflit racial. Il expose également certaines corrélations entre l’égalité des sexes, l’identité raciale et la démocratie dans la République de Fidji après le coup d’État. Il examine en particulier comment des organisations non gouvernementales (ONG) telles que le lobby féministe Fiji Women’s Rights Movement (FWRM, mouvement pour les droits des femmes de Fidji), ont fait face à la perte de la démocratie à Fidji lors des crises politiques de 1987 et 2000. Il démontre enfin que dans le monde en développement, notamment dans les pays déchirés par la politique raciale, les problèmes d’identité raciale, d’appartenance ethnique, d’égalité des sexes et de démocratie sont inextricablement liés et ne peuvent être analysés isolément les uns des autres.

Introduction

En octobre 2003, Fidji vit un moment historique : les deux chambres de la législature adoptent à l’unanimité la loi sur le droit de la famille dite FLA 2003. Le personnel et les membres de la Regional Rights Resource Team (RRRT, organisation pour les droits humains dans le Pacifique) et du FWRM versent des larmes de joie. Les deux organisations ont travaillé d’arrache-pied pour faire adopter ce projet de loi. L’engagement du FWRM dans le processus de réforme du droit de la famille date de 1992 et celui de la RRRT de 1996. L’engagement de l’auteure elle-même remonte encore plus loin, à l’année 1987. Aux prises avec une opposition puissante, la FLA aura suivi un long chemin chaotique jusqu’à son adoption finale par le Parlement de Fidji.

La FLA marque le début d’une nouvelle ère pour les familles fidjiennes, surtout pour les femmes et les enfants. Elle va supprimer la discrimination systémique à l’égard des femmes, instaurer l’égalité des chances, placer les enfants au centre des décisions et obliger les parents à assurer des soins convenables à leurs enfants. Il n’existe pas de système juridique spécifique pour les minorités religieuses à Fidji. Les femmes musulmanes comme non musulmanes sont victimes de la même discrimination dans le droit actuel de la famille. La nouvelle loi entrera en vigueur au mois de novembre 2005. Que cette loi tienne ou non ses promesses dépend maintenant de la volonté politique du gouvernement actuel, des ressources allouées à sa mise en œvre et de la ténacité des lobbies en sa faveur.

Mais, pourquoi la FLA a-t-eIle finalement été adoptée ? Quel concours de circonstances a conduit à l’adoption de cette loi démocratique progressiste ? Quels enseignements peut-on en tirer ?

Pour comprendre l’arène politique dans laquelle les féministes se trouvent engagées à Fidji, une connaissance de base des contextes politiques est nécessaire. Comme dans la plupart des pays, les femmes de Fidji se définissent non pas uniquement par leur sexe, mais aussi par de nombreuses influences et les interactions entre celles-ci. Dans les îles Fidji, comptent au nombre de ces influences les conséquences de la colonisation et des politiques des anciens maîtres coloniaux (la politique des Britanniques consistant à diviser pour mieux régner, notamment), la perte de la démocratie et la vulnérabilité au phénomène du cycle des coups d’État, les classes socio-économiques, l’appartenance ethnique, la pauvreté, le fondamentalisme religieux et l’identité raciale. Cela n’est pas sans poser des problèmes ardus, parfois insurmontables, pour les femmes qui tentent de se mobiliser autour d’un programme féministe.

Deux bouleversements politiques majeurs, des coups d’État apparemment racistes, et la perte de la démocratie en 1987 et en 2000 ont fait dérailler les progrès des féministes et ont soulevé des questions de priorité entre les campagnes pour l’égalité des sexes et d’action politique en période d’instabilité.

La société civile est parvenue, dans les tribunaux, à contrer la tentative d’abrogation de la Constitution de 1997 et, à la fin 2001, la primauté du droit est progressivement rétablie dans le pays dont la constitution reste intacte après les élections de septembre 2001. La Constitution de 1997 continue de pourvoir à l’application des droits coutumiers dans le règlement des différends et les affaires de propriété foncière traditionnelle.

La Constitution de 1997 établit une Commission des droits humains qui a pour mission de sensibiliser le public au contenu de la Déclaration des droits et de faire des recommandations au gouvernement en matière de respect des droits humains.

Remarquable, cette constitution est tournée vers l’avenir et offre aux femmes une égalité de droits sans précédent. Le FWRM, en synergie avec d’autres organisations, a mené une longue et âpre campagne pour introduire l’article 38 de la Constitution, qui protège les femmes de la discrimination fondée sur le sexe, la situation de famille et l’orientation sexuelle.

C’est en 1874 que les chefs fidjiens cèdent la souveraineté des îles Fidji à la reine Victoria pour mettre fin aux conflits territoriaux entre royaumes rivaux. En 1879, les Britanniques commencent à importer une main-d’œvre indienne destinée aux plantations de canne à sucre. À l’indépendance, en 1970, la population compte quasiment autant de Fidjiens d’origine indienne que de Fidjiens de souche. Aujourd’hui, 20 % des Indo-Fidjiens sont musulmans (ils représentent 10 % d’une population totale d’environ 850 000 habitants) et les autres sont pour la plupart hindous, bien qu’un petit nombre d’Indo-Fidjiens se soient convertis au christianisme. La plupart des Fidjiens de souche sont des chrétiens de l’Église méthodiste.

Après la crise de 2000, à l’occasion de laquelle plus de 20 personnes trouvent la mort, l’industrie du tourisme s’effondre : 7 000 personnes perdent leur emploi. Dans un pays de 850 000 habitants, de tels événements ont des conséquences catastrophiques sur l’économie et la population. La pauvreté est un problème majeur à Fidji. Selon le rapport mondial sur le développement humain 2004 du PNUD, 31 % de la population vit dans la pauvreté.

La révision constitutionnelle de 1997 accorde les mêmes droits aux Fidjiens de souche et aux Indo-Fidjiens, mais les sièges sont alloués en fonction de la race.

Il est également dit que « la prééminence des intérêts des Fidjiens, comme principe de protection, continue de s’appliquer pour garantir la non-subordination des intérêts de la communauté fidjienne aux intérêts d’autres communautés. »

Au moment de la rédaction du présent document (juillet 2005), il règne une relative stabilité et la primauté du droit est dans l’ensemble respectée. Nombre des individus coupables de trahison ou d’infractions liées au coup d’État de 2000 purgent une longue peine de prison.

Répercussions sur les militantes des droits des femmes

À la fin 2001, le Citizens Constitutional Forum (CCF, forum constitutionnel des citoyens), une ONG véhémente de défense des droits humains, se voit retirer son agrément pour avoir contesté la légalité du gouvernement et l’État menace de retirer l’agrément de toute autre ONG qui refuserait de se mettre au pas. Les ONG de femmes militantes sont sans défense face à un tel procédé.

Comme les ONG sont le moteur des améliorations du statut des femmes, de telles restrictions, conjuguées à l’absence de cadre juridique pour l’agrémentation des ONG, ont sérieusement entravé les actions en faveur de l’égalité.

Le rôle des femmes

À Fidji, la grande majorité des organisations de femmes ne sont ni multiraciales ni féministes. La plupart sont spécifiques d’une race et se mobilisent dans un dessein traditionnel tel que l’artisanat, pour des raisons religieuses ou à des fins d’aide sociale. Les organisations se professant multiraciales et féministes de façon ouverte voire provocante se comptent sur les doigts d’une main. Citons le FWRM, le Fiji Women’s Crisis Centre (centre fidjien d’aide d’urgence pour les femmes), Femlink Pacific (réseau d’initiatives médias pour les femmes) et, dans une mesure limitée, la Young Women’s Christian Association (union chrétienne de jeunes filles).

La veillée de prière et manifestation silencieuse pour la paix organisée quotidiennement pendant la prise d’otages et sponsorisée par le National Council of Women (NCW, conseil national des femmes), est un exemple du rôle des femmes dans la consolidation de la paix en temps de crise. Cette initiative multiraciale, plutôt anodine à ses débuts, a pris de l’ampleur sous le nom de « Fiji Blue Ribbon Campaign », avant de devenir la campagne nationale pour la démocratie « Fiji Blue Democracy Campaign ». La tête pensante de cette campagne était la coalition d’ONG sur les droits humains et la démocratie, composée de la plupart des ONG de femmes et du très compétent CCF.

Identité raciale, égalité des sexes, démocratie et le FWRM

Le FWRM est une ONG de femmes engagée en faveur du féminisme, des droits humains et de la démocratie.

Le FWRM était à l’origine un petit acteur combatif sur la scène fidjienne de la promotion des droits des femmes et de l’égalité des sexes. Les deux coups d’État de 1987 et les bouleversements politiques de 2000 ont vu l’essor de cette ONG qui a acquis une certaine envergure dans le domaine plus large des droits humains. D’ONG féministe essentiellement axée sur les questions des femmes, le FWRM s’est hissé au rang de commentateur politique et social sérieux. Il intervient désormais sur un large éventail de questions juridiques, politiques, sociales, culturelles et économiques.

Dans les années 2000-2001, le FWRM a suspendu la majeure partie de ses activités purement féministes pour pouvoir concentrer ses ressources, intellectuelles et autres, sur la restauration de la démocratie et du système constitutionnel. Certaines des membres du FWRM n’ont néanmoins pas compris que la démocratie était une condition préalable à l’obtention des droits des femmes et que l’organisation n’avait d’autre choix que de s’engager sur l’arène politique pour encourager fermement le retour des règles constitutionnelles.

Pour surmonter ses différences raciales, le FWRM a axé ses efforts sur des campagnes pouvant faire l’unanimité de ses membres. Si toutes ne pouvaient s’accorder sur les questions raciales, du moins conviendraient-elles certainement que certains droits humains sont si fondamentaux pour toutes ses membres qu’elles doivent s’unir pour les protéger.

La FLA et son opposition

L’ampleur de l’opposition au projet de loi sur le droit de la famille a montré la nature précaire et éphémère des droits des femmes si durement acquis à Fidji. Ces droits sont une proie facile pour les forces écrasantes d’un patriarcat et d’un fondamentalisme religieux exacerbés par les bouleversements politiques.

Le droit de la famille à Fidji reposait sur neuf lois datant de 1892 à 1973. La principale, la loi sur les affaires matrimoniales, reprenait mot pour mot la loi britannique de 1953, imposée à Fidji alors que le pays était encore une colonie de la Grande-Bretagne. La législation, le droit commun et les pratiques juridiques qui y sont associés étaient discriminatoires à l’égard des femmes ; ils légitimaient la violence contre les femmes, étaient sexistes, patriarcaux et fondés sur un concept rigide du rôle de la femme au sein de la famille, notamment l’absence d’autonomie de la femme.

C’est pourquoi la réforme du droit de la famille constituait une priorité pour le FWRM et, grâce son travail remarquable, le gouvernement de l’époque s’est engagé en 1995 à réformer le droit de la famille. Nommée commissaire à la réforme du droit de la famille, l’auteure, avec l’aide du FWRM et de la Commission fidjienne de réforme des lois, s’est attelée à la tâche longue et ardue de consultation, de mobilisation en faveur de la nouvelle loi et de rédaction du projet de loi, le but étant de prendre en compte la vie moderne des Fidjiens et d’offrir aux femmes une égalité de droits sans précédent.

La nouvelle loi instaure une section spécifique du Tribunal des affaires familiales axée sur l’assistance socio-psychologique et la conciliation, supprime toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes, accorde à celles-ci des droits exécutoires à la garde des enfants et à un soutien financier pour elles-mêmes et leurs enfants, abolit le divorce pour faute (qui légitimait la violence contre les femmes au foyer) et leur octroie, pour la première fois de notre histoire, une part des biens matrimoniaux en cas de divorce. Elle exige la reconnaissance et la mise en œvre des principales conventions relatives aux droits des femmes et des enfants (CEDAW et CRC). Ce dernier point est très contesté dans un pays où les droits humains sont considérés comme un principe imposé par l’étranger et où la propriété foncière est liée à la notion de politique identitaire. Le projet de loi a été présenté au Parlement au mois de mai 2000, mais le soulèvement civil du 19 mai 2000 a enrayé sa progression. Il est resté en sommeil après la tentative de coup d’État, jusqu’à sa résurrection après l’arrivée au pouvoir du gouvernement actuel. Le projet de loi a pour la seconde fois été présenté au Parlement en mai 2002, mais il a à nouveau subi des retards du fait d’une opposition massive et violente de la droite religieuse, entre autres éléments. Voici, en résumé, les objections soulevées contre le projet de loi :
  • La consultation a été insuffisante ;
  • Le projet de loi est trop « blanc » et occidental ;
  • Selon la Bible, la femme suit l’homme. Une loi accordant l’égalité de droits aux femmes, et donc les encourageant à quitter leur mari, bouleverserait l’ordre naturel établi par Dieu ;
  • Le statut de la femme dépassera celui de l’hommem ;
  • Le projet de loi est anti-chrétien et anti-fidjien ;
  • Seul l’adultère est un motif valable de divorce dans la Bible, s’il en est, et certainement pas la violence ;
  • Le projet de loi donne aux enfants des droits sur leurs parents, ce qui est contraire à la tradition fidjienne ;
  • Il détruira la nature intrinsèque de la société fidjienne autochtone ;
  • Il s’oppose au système de chefferie, car les enfants illégitimes auront le droit de devenir chef traditionnel ;
  • Il autorisera le mariage homosexuel et reconnaîtra légalement l’union libre ;
  • Il autorisera le clonage (test d’ADN pour prouver la paternité), etc.
Les tenants du patriarcat ont émis toutes les objections possibles et imaginables. L’opposition la plus farouche est venue de la très puissante Église méthodiste fidjienne dont les membres sont presque exclusivement des autochtones et qui constitue actuellement le principal soutien du gouvernement. L’auteure du projet de loi (c’est un juge australien qui l’a construit/rédigé) a été accusée d’exercer une influence néfaste sur la société et d’essayer de détruire l’institution du mariage. Pourtant, ce projet de loi introduisait pour la première fois le règlement des différends par la réconciliation et l’assistance socio-psychologique.

Le projet de loi a été soumis à une nouvelle procédure de consultation d’un an. Les 31 membres d’un comité parlementaire mixte ont, dans ce cadre, sillonné le pays pour entendre les diverses positions. Bon nombre des avis recueillis se fondaient sur des interprétations erronées du projet de loi, que l’opposition avait pour la plupart délibérément propagées. Par exemple, un membre influent du clergé ne cessait de proclamer que le projet de loi légaliserait le mariage homosexuel. L’auteure, en sa qualité de commissaire, a maintenu que ce n’était pas vrai et exigé qu’il indique la clause incriminée. Malgré tout, les allégations du pasteur étaient majoritairement tenues pour vraies. L’auteure l’a finalement publiquement invité à un débat télévisé sur le projet de loi. Il n’a pas relevé le défi et s’est par la suite abstenu de faire des déclarations dans les médias anglophones, tout en poursuivant sa campagne contre le projet de loi dans les médias de langue fidjienne uniquement. Le FWRM a lancé une campagne radiophonique en fidjien pour remédier aux dommages causés par le pasteur.

Ironiquement, les militantes féministes se sont heurtées, dans leurs activités de lobbying en faveur du projet de loi, à des dilemmes particuliers sur l’éventail des questions féministes à traiter. Le projet de loi devait-il traiter de l’orientation sexuelle et de l’union libre, par exemple ? Pour les femmes, c’était là l’ultime énigme/dilemme : jusqu’où pouvaient-elles aller, compte tenu du caractère profondément conservateur de la société fidjienne et du recul essuyé suite à la crise politique de 2000 ?
  • Faudrait-il inclure une disposition veillant au respect des droits des homosexuels à la garde de leurs enfants ? (La Constitution les protège de toute façon.)
  • Le projet de loi devrait-il reconnaître les unions libres ? (La Constitution stipule que toute discrimination fondée sur la situation de famille est interdite.)
Les consultations du public avaient révélé une opposition écrasante à l’inclusion de ces droits progressistes.

Le FWRM et la RRRT prirent, en dernière analyse, une décision stratégique, sachant ce que le Parlement accepterait ou refuserait d’inclure dans la loi. En fin de compte, le FWRM se devait de penser à son public le plus large, ces pauvres femmes appelées à bénéficier de la loi. Il a décidé que soutenir les droits des homosexuels et des conjoints de fait dans le cadre de ce projet de loi torpillerait l’ensemble du projet. Cette bataille-là, le FWRM la mènerait volontiers plus tard.

Autre débat interne, les féministes devaient-elles promouvoir le projet de loi sous la bannière de l’égalité des droits des femmes ou plutôt se servir des droits de la famille et de l’enfant pour « vendre » le projet ? Leur âme féministe les incitait à glorifier le projet de loi sans retenue, mais leur sens de la stratégie politique les mettait en garde contre une telle attitude qui risquait de compromettre les chances d’adoption de la loi. Il fut décidé de répondre aux impératifs stratégiques.

Les objections soulevées contre le projet de loi ne se limitaient pas à de simples objections à l’avancement des droits des femmes. Elles concernaient les corrélations entre l’identité raciale, l’égalité des sexes et la démocratie dans les îles Fidji. Dans le projet de loi, les femmes demandaient à jouir des libertés et droits fondamentaux que toute démocratie devrait garantir. Cependant, il y avait (et il y a encore) une résistance générale au changement, en particulier de la part de l’élite autochtone chrétienne. La démocratie et l’avancement des droits des femmes sont perçus comme un danger qui menace son pouvoir tant dans le domaine public que privé.

Les objections des conservateurs/de la droite sont également liées au nationalisme fidjien, un nationalisme négatif confondu avec la politique identitaire. À la base se trouve un raisonnement erroné, dangereux tant pour les femmes que pour la démocratie, selon lequel « pour préserver son identité, on ne doit rien changer » et que tout changement menacerait l’identité nationale. Le FWRM estime qu’aucune pratique ou tradition reposant sur la subordination des femmes ne peut être tolérée du seul fait de son caractère coutumier, et donc intrinsèquement sacré et intangible.

Ces groupes d’opposants se servaient en outre du projet de loi comme point de ralliement pour gagner du terrain politique dans d’autres domaines. Comme on pouvait s’y attendre, la principale opposition vient de l’Église méthodiste qui considère que tout type de changement remet en cause les droits des autochtones. C’est ce qu’elle entend lorsqu’elle affirme que « le projet de loi détruira la société fidjienne (autochtone). » Cette stratégie habile mais basée sur une argumentation tout à fait erronée consiste à utiliser les tensions raciales pour empêcher l’égalité des sexes. Nombre de Fidjiens de souche se mettent sur leurs gardes dès qu’une proposition de changement est dite « anti-fidjienne », même les éventuels partisans de l’égalité des droits des femmes. Il va de soi que la loi aura des répercussions sur toutes les races de Fidji et modifiera fondamentalement l’équilibre des pouvoirs au sein de la famille. L’équilibre actuel des pouvoirs est essentiel pour la droite et le fondamentalisme religieux. Or cet équilibre repose sur l’impératif que la femme reste à sa place. C’est pourquoi la loi pose également la menace sous-jacente que les femmes acquièrent du pouvoir.

Pourquoi le projet de loi sur le droit de la famille a-t-il donc finalement été adopté ?

Enseignements tirés de la campagne pour la FLA 2003


Qu’est-ce qui explique l’adoption de la FLA 2003 de Fidji ? Quelle conjoncture est susceptible de mener à une politique ou loi en faveur des droits humains/des femmes dans votre pays ? [1] Il faut une convergence fortuite de circonstances (action simultanée de plusieurs forces) dont certaines, pas toutes, doivent se produire ensemble à un moment donné :
  • Une démocratie où la liberté d’expression est garantie, ce qui permet aux citoyens de contester les politiques, lois et pratiques existantes ;
  • Un lobby et/ou une société civile crédible, en mesure de fonctionner et disposant de l’espace politique nécessaire pour mobiliser et préconiser le changement. La protection de la Déclaration des droits est un élément important de ce facteur. Dans le cas de Fidji, le FWRM, ONG partenaire de la RRRT, était le chef de file de la campagne en faveur de l’adoption de la loi ;
  • Un gouvernement désireux ou obligé de se conformer aux principes de bonne gouvernance et de collaborer avec les ONG ;
  • Un mouvement d’ONG solide qui comprend le mode de fonctionnement du gouvernement et de la gouvernance et sait travailler au sein du système, à la fois sur le plan national et international ;
  • Un ministre ou député puissant qui peut s’avérer un important allié et défenseur du changement. Il peut s’agir d’un façonneur d’opinion ou d’un chef de file au sein du Conseil des ministres ou du Parlement, qui a le respect des autres députés ;
  • Un organe de promotion de la femme solide, actif au sein du gouvernement. Le ministère de la Justice, la Commission fidjienne de réforme des lois et le ministère des Femmes comptaient au nombre des alliés de la RRRT ;
  • Une constitution qui garantit l’égalité des droits ;
  • Une disposition qui stipule que les conventions relatives aux droits humains doivent s’appliquer, s’il y a lieu. Fidji a la chance de posséder une telle disposition dans la Constitution de 1997 (article 43.2) ;
  • La ratification des conventions CEDAW et CRC qui peut servir de fondement à la justification du changement. Pour des raisons de conformité, toute la législation nationale doit être compatible avec les conventions ;
  • La présentation de rapports sur les conventions CEDAW et CRC, une exigence de la ratification. Il s’agit d’une possibilité stratégique d’utiliser le mécanisme international de responsabilisation pour encourager le changement national. Dans le cas de Fidji, le Comité CEDAW de l’ONU a souligné la nécessité d’adopter le projet de loi dans ses conclusions, après avoir entendu le rapport de l’ONG. Cela a permis au ministère des Femmes et au FWRM de remettre le projet de loi à l’ordre du jour législatif ;
  • La sensibilisation de toutes les principales parties prenantes, notamment des façonneurs d’opinion, au besoin de réforme ;
  • Une action auprès de tous les partis politiques afin de rallier des appuis en faveur de la proposition de loi, éventuellement sous la forme de séminaires collectifs ou d’entretiens individuels ;
  • Des campagnes médiatiques d’information du public et des médias réceptifs qu’il convient de sensibiliser au projet de loi ;
  • Un processus national de consultation sur la nouvelle loi pour responsabiliser et assurer une bonne gouvernance ;
  • Des formateurs aux droits juridiques et des parajuristes pour sensibiliser les collectivités villageoises, communautaires et provinciales au projet de loi et faire du lobbying ;
  • Un lobbyiste/agent de changement crédible, susceptible d’incarner le « visage du changement », avec lequel le public et les parties prenantes sont en contact. Il ou elle doit être parfaitement informé(e), avoir de bonnes capacités relationnelles et être capable de discuter du sujet et d’établir un bon contact avec tout le monde. Il ou elle doit être respecté(e) des personnalités politiques comme du public. Il peut s’agir d’un commissaire à la réforme des lois officiellement nommé ou d’une personne, par exemple, engagée de façon informelle par les ONG ;
  • Un climat politique propice. Après le conflit, les Fidjiens ont graduellement pris conscience de leurs droits. Les bouleversements politiques ont fait surgir nombre de problèmes au premier plan, par exemple, l’aggravement de la pauvreté dû au non-respect des obligations alimentaires pour les femmes et les enfants ;
  • Des partenariats stratégiques importants, tels que, dans le cas présent, le partenariat entre le gouvernement (le ministère de la Justice, le bureau parlementaire, le ministère des Femmes, la Commission fidjienne de réforme des lois) et la société civile (le FWRM et d’autres ONG), renforcé par la RRRT et le PNUD qui ont fourni une assistance technique et des conseils d’experts au gouvernement comme aux ONG. La RRRT a fait office d’intermédiaire entre le gouvernement et les ONG et a cultivé cette relation extrêmement importante qui a fini par conduire à l’adoption de la loi, avec le soutien unanime de tous les partis représentés au Parlement. Un tel événement était sans précédent dans l’histoire législative de Fidji ;
  • Une campagne stratégique basée sur le dialogue et l’engagement pour répondre de façon convaincante aux critiques des opposants au changement (c.-à-d. au projet de loi).
Implications à long terme des conflits à Fidji sur les droits des femmes

Force est de constater que la crise politique avait attisé l’opposition à l’amélioration de la situation des femmes. Ces difficultés démontrent les liens étroits qui existent entre le conflit, l’égalité des sexes, l’identité raciale et la démocratie. L’un alimente l’autre. Si, avant l’an 2000, les femmes avaient la possibilité de se mobiliser par-delà la division raciale, le coup d’État a sérieusement mis à mal ces perspectives.

Comment les femmes peuvent-elles se mobiliser autour de questions féministes/de l’égalité des sexes lorsqu’elles sont si déchirées par des questions raciales ? Le cycle de coups d’État réduit les possibilités de mobilisation autour de l’égalité des sexes parce que les gens se polarisent sur les barrières raciales. Dès lors, ces corrélations, et les interactions plus ou moins subtiles entre elles, se répercutent sur les femmes à tous les égards. Elles touchent l’essence même de la nature d’une femme fidjienne. C’est pourquoi il est impossible d’analyser les questions d’égalité des sexes indépendamment des questions démocratiques et raciales. Toutes sont fondamentales à l’analyse féministe.

Conclusion

Il est relativement facile pour les anti-féministes de faire dérailler une campagne féministe à Fidji en la qualifiant d’« anti-fidjienne » (c.-à-d. d’anti-autochtone). Une telle affirmation met immédiatement les femmes fidjiennes autochtones sur leurs gardes et empêche les femmes de toutes les races de s’unir pour œvrer en faveur des droits des femmes. [2]

Malgré de puissantes forces contraires, le FWRM a prouvé que les femmes peuvent franchir le gouffre racial qui les sépare pour œvrer ensemble en faveur de la démocratie et des droits des femmes.

Remerciements

Ce document est reproduit avec l’aimable autorisation de l’auteure, P. Imrana Jalal, conseillère en droits humains de la Regional Rights Resource Team et membre du conseil d’administration du Fiji Women’s Rights Movement.

Notes
  1. www.spc.int/prism/fjtest/Social/pop.htm
  2. Argumentation élaborée par l’ancienne commissaire à la réforme du droit de la famille de Fidji et conseillère en droits humains de la RRRT, P. Imrana Jalal, à partir d’une présentation donnée lors de la neuvième conférence triennale des femmes du Pacifique, à Nadi (Fidji), en août 2004.