Mondiale: "Lire le Coran à partir du présent"

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l'Express
Ecrivain et philosophe, Abdennour Bidar, auteur de Self-Islam, histoire d'un islam personnel (Seuil), recourt à la raison pour interpréter le livre saint des musulmans.
Qu'est-ce qui empêche l'approche critique de la religion musulmane? Mohammed Arkoun, éminent spécialiste de la culture arabo-islamique, a bien montré que la civilisation islamique a construit autour de ses origines et de son passé ce qu'il appelle une "mytho-histoire" et une "mytho-idéologie".
Une "mytho-histoire", c'est-à-dire une vision idéalisée de la vie du prophète Mohammed, des conquêtes musulmanes, ou encore du fondement spirituel du pouvoir temporel des califes ; puis une "mytho-idéologie" est venue s'ajouter à cela, dont on trouve un exemple éloquent dans le salafisme, visant à reconstruire de façon totalement imaginaire la vision d'un islam des origines, "global", c'est-à-dire religion et politique, morale personnelle, morale sociale, philosophie et science, bref, l'idée que toute question humaine trouverait sa réponse dans le texte coranique ou l'imitation du modèle de vie du Prophète.

Pourquoi ne peut-on procéder à la "réouverture" de l'ijtihad?

Ce que l'on appelle "fermeture des portes de l'ijtihad" correspond à la décision prise par les théologiens sunnites au commencement du ive siècle de l'hégire (vers l'an 900 de l'ère chrétienne) de considérer que l'interprétation du Coran était désormais close, toutes ses obscurités ayant été dissipées par le travail théologique. Dès lors, la théologie de l'islam est devenue surtout "répétitive" de ces interprétations devenues "éternelles". Or comment se sentir aujourd'hui tenu d'accepter des décisions prises voilà plus de dix siècles? Dans de nombreuses régions du monde musulman, l'interprétation du texte est interdite au simple croyant et réservée aux théologiens, qui se contentent de déduire indéfiniment des solutions nouvelles de solutions anciennes, sans faire l'effort de la moindre innovation critique (l'innovation étant d'ailleurs souvent diabolisée en islam).

A défaut des théologiens, faut-il compter sur les historiens?

Des chercheurs de plus en plus nombreux utilisent pour l'étude critique du Coran tous les outils de la science contemporaine. C'est une approche nécessaire, et l'islam s'engage à son tour dans une relecture déjà pratiquée par le judaïsme et le christianisme. Est-ce suffisant, cependant ? Je ne le pense pas, pour deux raisons. La première est qu'il faut se méfier du fantasme naïf d'un "texte originel". La seconde réserve est qu'un texte se lit aussi à partir du présent. C'est pourquoi j'ai choisi dans mes livres de poser au Coran des questions actuelles: qu'a-t-il à nous dire, à nous qui vivons une époque de "désenchantement du monde"? Et que contient-il qui pourrait nous aider à concilier la culture islamique avec les droits de l'homme? Il est évident que le texte n'était pas au départ "fait pour ça", pour répondre à ce type de questions. Mais où est le plus important? Savoir ce qu'il voulait dire il y a quatorze siècles ou bien ce à quoi il peut servir ici et maintenant?

Comment lisez-vous le Coran aujourd'hui?

En tant que philosophe, je recommande d'abord le droit pour chaque musulman à une lecture et à une interprétation personnelles. C'est comme cela, me semble-t-il, que l'islam pourrait devenir une communauté ouverte, c'est-à-dire constituée d'une réelle diversité interne, à l'intérieur de laquelle chacun se sente libre et légitime de produire sa propre compréhension du Coran. C'est grâce à cela que tout ce que la tradition a accumulé en matière de dogmes pourra être rediscuté. De façon plus personnelle, je travaille tous les jours depuis des années avec le Coran et la Bible, les philosophes de l'Occident et ceux de l'Islam, les travaux des historiens, des sociologues, etc. Avec tous les outils de la raison et ceux de la foi. Dans un seul but: prouver qu'on peut associer les ressources de sens de l'Islam et de l'Occident dans la construction d'un humanisme partagé, qui aille plus loin que l'humanisme que ces deux civilisations ont déjà bâti chacune de son côté, et qui permette d'affronter ensemble les défis intellectuels, moraux et spirituels du monde de demain.

Propos recueillis par Christian Makarian, publié le 24/12/2008

Source: www.lexpress.fr