Dossier 26: Construction d’identités: Culture, organisations de femmes et monde musulman*

Publication Author: 
Farida Shaheed
Date: 
Octobre 2005
doss26/f
number of pages: 
67
ISBN/ISSN: 
1018-1342
* Cet article est inévitablement inspiré de mes écrits précédents sur le réseau international Femmes Sous Lois Musulmanes, particulièrement ‘Controlled or autonomous: identity and the experience of the network, Women Living Under Muslim Laws’, Signs: Journal of Women in Culture and Society, Volume 19, Numéro 4, 1994, pp 997-1019. De plus, l’analyse présentée doit beaucoup aux femmes liées par le réseau. Toutes les particularités sont néanmoins de moi.

Le monde musulman en contexte

L’image du monde comme un grand village est aujourd’hui à la mode au niveau international. L’expression sert normalement à exprimer de manière positive les liens désormais établis à travers le monde, les problèmes similaires auxquels sont confrontés ses habitants, et donc notre capacité à nous relier les uns aux autres. Si l’expression implique un sens de la responsabilité collective, elle décrit, plus pratiquement, l’intégration des économies du monde à l’intérieur d’un système mondial qui, apparemment, ressemble bien à un village, et particulièrement à ceux du sud que je connais bien. Comme tous les villages, il se caractérise par de forts déséquilibres structurels entre hommes et femmes, entre les différentes castes et groupes ethniques (les groupes d’états et de sous états, dans le village mondial), entre les décideurs de l’élite et ceux dépourvus de pouvoir et d’influence, un lieu où les normes démocratiques sont trop souvent limitées par les inégalités sous-jacentes dans l’accès aux ressources, à l’information et au pouvoir. Pourtant, la manière dont on utilise l’expression de «village mondial» véhicule une invitation nette aux peuples, quoique pas très clairement formulée, à perdre leurs identités «locales» pour devenir des citoyens du monde.

En réalité, notre village mondial est de plus en plus troublé par de violents conflits directement liés à des problèmes et à des revendications d’identité au niveau des états et des sous états, comme cela fut horriblement le cas en ex-Yougoslavie et au Rwanda. Alors qu’une grande partie des politiques identitaires est liée à l’ethnicité, sous certaines circonstances les failles de l’ethnicité sont ou en viennent à être définies selon la religion, si bien que la religion fusionne avec l’ethnicité. Par exemple, actuellement au Sri Lanka la population musulmane ethniquement différenciée est perçue et se considère comme un groupe ethnique séparé.1 Par conséquent, les citoyens du monde ne sont clairement pas prêts à abandonner les plus petites entités lorsqu’ils définissent leurs identités collectives. Parmi d’autres raisons, le monde est probablement une entité trop grande et trop impersonnelle pour permettre à un individu de se situer par rapport à lui de la même manière qu’il se situe par rapport à une plus petite communauté, qui lui permet une interaction personnelle directe et une identification avec ses membres. De même, dans l’ensemble, personne ne considère le monde comme une masse indifférenciée d’individus.

Durant les dix ou quinze dernières années, la fréquence avec laquelle on m’a demandé de parler du sujet des «mouvements féministes dans le monde musulman» ou de donner des détails sur la situation ou sur le statut de femmes musulmanes, s’est accrue. Etant donné mon association avec le réseau Femmes Sous Lois Musulmanes, ces requêtes sont compréhensibles. Néanmoins, elles me donnent comme un sentiment de malaise, et ce parce que pour faire justice à un sujet si vaste, il faudrait une érudition que je n’ai pas la prétention d’avoir, et en partie parce que la formulation de telles requêtes surdétermine implicitement le rôle de l’Islam dans la vie des femmes tout en minimisant les difficultés en jeu. L’hypothèse d’une relation unipolaire entre les femmes et la religion dans le monde musulman est encore plus apparente dans des titres comme “Les réfugiées dans les sociétés musulmanes”, “Contrôle des naissances dans le monde islamique” ou “L’Islam, les femmes et le développement”. Ces titres suggèrent que dans des sujets concernant les femmes (que ce soit une question de santé, d’emploi, d’asile ou autres) une différence qualitative impliquée par la présence ou l’absence de l’Islam sépare automatiquement les femmes de communautés musulmanes et les autres (l’usage problématique du terme islamique sera traité plus tard). Cela implique une uniformité et une universalité qui en fait n’existent pas. De plus, ce genre de formulations implique que, d’une manière ou d’une autre, les musulmans parviennent à vivre dans un monde défini uniquement par une identité religieuse, qui exclut tous les non musulmans, un monde isolé de toutes autres influences sociales, politiques ou culturelles qui s’y rapportent, comme les structures du pouvoir, la révolution technologique, la culture de consommation, etc. Alors que les références aux mouvements féministes dans un pays ou dans une région particulière s’exposent à un risque similaire de simplification exagérée, elles ont néanmoins l’avantage de se référer à des lieux géographiques plutôt qu’à l’adhésion supposée à une foi, et n’impliquent donc pas aussi clairement une série d’hypothèses unipolaires ou prédéterminées. Par ailleurs, je n’ai pas le souvenir d’avoir entendu de références au mouvement féministe dans les mondes chrétien, hindou, bouddhiste ou athée, même si la religion est une question soulevée par des femmes activistes et du monde académique qui peuvent se décrire elles-mêmes comme chrétiennes, hindoues, bouddhistes ou athées. Au lieu de cela, ces femmes, ainsi que leurs intérêts dans la dynamique du genre et de la culture, sont autorisées à rester libres de tout paramètre religieux.2 Par conséquent, lorsqu’il est fait référence aux «femmes dans le monde musulman», je ne peux m’empêcher de me demander à quelles femmes et à quel monde il est fait référence. La Tchétchénie ou Fiji ? L’Afrique du Sud ou la Turquie ? L’Indonésie ou le Liban ? L’Inde ou les Etats-Unis ? La liste est assez longue et compliquée.

Le «monde musulman» compte environ 1,2 milliard de personnes, divisées à travers des classes et des structures sociales, des systèmes politiques, des cultures, des identités ethniques et raciales, des ressources naturelles, technologiques et économiques, et des histoires différentes (pour ne mentionner que les divisions les plus évidentes). Les femmes de ce «monde» qui embrasse plusieurs continents, ne sont elles-mêmes ni des entités unidimensionnelles définies exclusivement par leur sexe ou leur identité religieuse, ni des victimes silencieuses et passives. Au contraire, comme les femmes partout ailleurs, les femmes de communautés musulmanes sont des «actrices à part entière, qui assument toutes les contradictions qu’impliquent leur classe, leur situation raciale et ethnique, ainsi que leur appartenance sexuelle.»3 Combinées à des influences personnelles, de telles contradictions déterminent la plupart des choix politiques effectués par les femmes musulmanes, y compris le niveau d’importance accordé par chaque femme à la religion dans sa vie personnelle, sociale et politique.

De la même manière, les composants essentiels du patriarcat dans une société musulmane ne sont pas différents de ceux que l’on trouve ailleurs, et la subordination des femmes se produit à des niveaux multiples: dans les structures immédiates de la famille et parentales, dans des projets de construction d’un Etat, et aussi au niveau de décision international. La subordination est visible, que la religion soit ou non un facteur important, parce que des décisions telles que les programmes d’ajustement structurel, qui sont indubitablement neutres du point de vue religieux, ont néanmoins un impact différent selon le sexe, que ce soit dans le «monde musulman» ou ailleurs. Ces structures et les problèmes qu’elles soulèvent relient les femmes (et les hommes) du monde musulman qui luttent pour les droits des femmes, au mouvement mondial des femmes et au programme des droits humains.

Si le terme «mouvement des femmes» sert à désigner une entité cohésive, il n’est dès lors pas possible de parler d’un mouvement des femmes dans le monde musulman. Modulées par un réseau complexe d’influences, les réactions des femmes face à leurs situations locales dans le monde musulman, et leurs stratégies de survie, sont aussi variées que leurs réalités. Leurs stratégies varient entre des interprétations théologiques et un rejet radical de la religion, entre des stratégies individuelles d’affirmation personnelle ou de développement de carrière et des luttes armées. Certaines donnent la primauté à la lutte de classe, d’autres aux identités ethniques, tandis que d’autres préfèrent garder le status quo. Beaucoup d’entre elles se reconnaissent dans le plus vaste mouvement mondial des femmes qui lui-même est constitué de multiples éléments et tendances. D’autres rejettent une telle intégration. A vrai dire, les diversités sont si prononcées qu’elles soulèvent la question de savoir si oui ou non le terme de «monde musulman» signifie quelque chose, car il s’applique collectivement à une composition informe, divergente et changeante d’individus et de sociétés (fréquemment en conflit).

Néanmoins, s’il est vrai que les structures patriarcales et les pratiques discriminatoires qui en découlent sont semblables à l’intérieur et à l’extérieur du «monde musulman», il est tout aussi vrai que, dans la mesure où la religion est une caractéristique importante dans la manière dont les personnes se définissent et dans leur culture, elle a effectivement une influence sur la vie des femmes et sur les limites de leur affirmation personnelle. Dans une grande partie du «monde musulman», l’Islam est une réalité quotidienne pour les gens. Il fait partie intégrante de leur manière de se définir en tant que société. Par conséquent, l’expression culturelle du patriarcat se fait (et se justifie) généralement en référence à l’Islam, même si ce dernier est lui-même défini de manière différente dans les diverses sociétés. Les attitudes et les pratiques des adeptes de l’Islam varient selon les identités ethniques et sociales, et selon la secte. De plus, dans chaque société, l’Islam garde l’empreinte reconnaissable de la culture régionale et de traditions qui remontent à une période antérieure à l’Islam, ou qui ont été absorbées à travers les développements et les influences ultérieurs. Il est important de souligner à ce propos que si l’Islam fait indubitablement la différence sur les modes d’oppression et de résistance dans les sociétés musulmanes, il le fait de différentes manières dans les différentes sociétés, et toujours de pair avec d’autres aspects de ces sociétés.

Il y a deux autres facteurs qu’il faut garder à l’esprit au sujet des femmes, de l’identité et du «monde musulman». Premièrement, et presque sans exception, les sociétés qui composent le «monde musulman» partagent une histoire de colonisation ou de domination et de contrôle hégémonique. La plupart sont devenus des Etats nations sans bénéficier des atouts de l’évolution historique d’une nation, et tous ont dû faire face aux défis posés par la construction de l’état ainsi qu’aux fardeaux de la dislocation des structures socio-économiques et des systèmes culturels du pays. En cherchant à intégrer les citoyens de l’Etat, les élites politiques (elles-mêmes souvent d’ethnies et de religions distinctes) ont soigneusement choisi «celle-ci…, parmi une gamme infinie d’identités culturelles possibles, en tant qu’identité politique qui offre la plus grande marge de succès politique».4 C’est lorsque de tels Etats ont mené des politiques qui, au lieu de promouvoir un gouvernement démocratique, d’égalité d’avantages et d’opportunités aux régions et aux populations disparates de l’état, ont accentué les inégalités entre les régions (ou entre les zones rurales et urbaines), et amené une discrimination envers des groupes particuliers au sein de l’état, que le pouvoir a cherché à asseoir son propre contrôle et à réprimer toute opposition, et que l’opposition a tenté de mobiliser la population pour obtenir de l’autorité ou des privilèges, au moyen d’un appel à l’identité religieuse, régionale ou ethnique.

Deuxièmement, dans le «nouvel ordre mondial», le milieu politique semble être passé de la détermination de la nature de l’Etat et du système socio-économique et politique approprié, à une tentative de trouver la meilleure solution au sein du système en place. Ce changement renforce la tendance à faire des demandes basées sur l’identité au lieu d’un programme économique et social clairement défini. La formulation de demandes basées sur l’identité conduit à une définition de plus en plus rigide des marqueurs d’exclusivité qui délimitent les frontières séparant une personne (soi) de celles qui sont définies comme «les autres», et ce en des termes de plus en plus hostiles.

Pour les femmes, que l’on présente souvent en dépositaires de la culture, le problème de l’identité est crucial. Le renforcement du pouvoir des femmes défie et est défié par des problèmes d’identité(s) culturels et politiques: la formation de l’identité, qui la définit, comment les définitions du genre s’emboîtent-elles dans les définitions de la communauté (et celles de la collectivité ou de l’individu), et comment ces définitions interagissent aux niveaux local, régional et international. Tous ces facteurs ont des conséquences directes sur les femmes qui souhaitent redéfinir les paramètres de leur vie. Les dynamiques sous-jacentes aux définitions de l’individu, du genre et de la collectivité sont pertinentes partout, du fait que toute société doit faire face à trois vérités indiscutables et inéluctables : la naissance, la vie et la réalité des deux sexes.5 Par conséquent, la définition du genre fait nécessairement partie de toutes les cultures, et comme telle, forme un ingrédient essentiel de l’identité collective de tout groupe. D’où, lorsque des femmes cherchent à accroître leur espace en tant que femmes, par le rejet et la redéfinition des rôles qui leur étaient attribués précédemment, elles remettent en cause bien plus, en fait, que «simplement» les contours de leur propre vie. Si la culture est l’expression d’une identité collective, et si toutes les sociétés doivent aborder le problème du genre, dès lors une redéfinition du genre nécessite automatiquement un rajustement de l’ensemble de la culture et de la collectivité concernées d’un point de vue plus large, indépendamment du fait que la société en question soit dynamique ou stagnante, ancienne ou contemporaine, athée ou religieuse, et bien sûr musulmane ou non.

La création d’un réseau

C’est dans le contexte où l’identité est définie à travers le contrôle plutôt que par une expression définie par elle-même de manière autonome que WLUML (Women Living Under Muslim Laws, «Femmes sous lois musulmanes») a été créé en tant que réseau international qui se situe dans la lutte mondiale pour renforcer le pouvoir des femmes, tout en abordant le problème du «monde musulman» dans le but d’exposer les différences et les contradictions sous-jacentes que cette expression tend à dissimuler, et les dynamiques de contrôle qui agissent en son sein. Le réseau souhaite fournir un véhicule au soutien mutuel entre les femmes qui luttent pour accroître leur espace et pour redéfinir leur vie, tout en reconnaissant en même temps les situations et les facteurs divers auxquels des femmes sont confrontées, et qui influencent leurs stratégies personnelles et politiques pour le changement.

A la base de la création du réseau WLUML se trouve une compréhension des manières dont les actions d’émancipation féminine et de remise en question du contrôle patriarcal sont entrecoupées par le problème des identités collectives. Le contrôle que les collectivités exercent sur leurs membres crée (ou parfois inhibe) les tensions qui peuvent exister entre des femmes (et des hommes) et leurs communautés. Le réseau partage cette attention aux problèmes d’identité, et travaille en étroite collaboration avec d’autres réseaux et groupes de femmes à travers le monde, y compris ceux qui abordent des problèmes similaires issus de la montée de nouveaux fondamentalismes basés sur des idéologies de droite religieuses, ethniques, et/ou totalitaires. Parmi ces autres réseaux ou groupes, on trouve : Women Against Fundamentalism, Catholics for a Free Choice, Communalism Combat, et de nombreux programmes et forums qui abordent des problèmes de loi, de coutumes, et de développement, comme le programme Women and Law in Southern Africa.

Le fait que, malgré un titre un peu pesant formulé pour transmettre une signification particulière, le réseau soit fréquemment perçu, de manière erronée, comme un réseau de «femmes musulmanes» ou s’intéressant aux «lois islamiques», est symptomatique du rôle excessivement déterminant que l’Islam est supposé jouer dans nos vies. De telles incompréhensions soulignent la nature difficile de notre thème central, qui est de remettre en question le mythe d’un monde musulman monolithique, dans lequel une loi «islamique» unique prévaut. A travers son nom et son travail, l’accent est porté sur les femmes elles-mêmes et sur leur situation, et non pas sur les choix politico-religieux spécifiques qu’elles peuvent effectuer. Toutes les femmes affectées par des lois musulmanes ne sont pas musulmanes. De nombreuses femmes qui ne sont pas musulmanes sont affectées par les lois en vigueur dans un pays à majorité musulmane, indépendamment de leur affiliation religieuse. D’autres subissent l’application de lois musulmanes à travers le mariage ou à travers leurs enfants, et d’autres préféreraient ne pas être identifiées du tout comme musulmanes, et choisiraient des marques d’identités politiques ou personnelles. Les femmes reliées par WLUML vivent dans des pays où l’Islam est la religion d’Etat, et dans des communautés musulmanes régies par les lois d’une minorité religieuse. Elles vivent aussi dans des états laïques où une présence politique de l’Islam qui grandit rapidement provoque la demande croissante d’un droit religieux, et dans des communautés musulmanes immigrées en Europe, en Amériques et en Australasie.

Le réseau s’est formé avec les campagnes spécifiques en faveur des droits humains qui ont conduit à sa création, et par l’analyse et l’expérience des femmes (et aussi des hommes) qui s’y sont impliqué(e)s. Le catalyseur immédiat a été fourni en 1984 par un nombre d’événements sans relation dans différentes parties du monde, qui tous concernaient les droits des femmes, les lois et les communautés musulmanes. En Algérie, trois femmes avaient été emprisonnées sans procès pour avoir discuté avec d’autres du contenu d’une nouvelle série de lois personnelles qui allaient réduire fortement les droits des femmes. En Inde, une femme musulmane a remis en cause les lois personnelles musulmanes devant la Cour Suprême, parce qu’elles violaient les droits constitutionnels des femmes musulmanes en tant que citoyennes. A Abu Dhabi, une femme enceinte Sri Lankaise a été jugée coupable d’adultère, et condamnée à la lapidation à mort deux mois après avoir accouché. En Europe, les «Mères d’Alger» (groupe formé par des femmes divorcées d’hommes algériens) réclamaient l’accès ou la garde de leurs enfants.6

A part la femme condamnée à mort à Abu Dhabi, les autres ont toutes cherché et reçu un soutien international pour leur lutte et leurs problèmes locaux au sein et à l’extérieur du monde musulman. Parmi les militants, une féministe du monde musulman a perçu, dans ces campagnes internationales, le potentiel d’efficacité du soutien mutuel entre femmes dans le monde musulman pour renforcer les luttes locales d’individus ou de groupes. Elle s’est mise à créer seule des liens à travers les pays et cultures pour amener un tel système de soutien. Lors d’une réunion féministe à Amsterdam, elle a rencontré une poignée d’autres femmes du monde musulman. Il est peu probable qu’alors ces femmes se soient considérées comme des «femmes du monde musulman» car leur point commun résidait dans une vision partagée du féminisme international, qui les avait conduites à la réunion, plutôt que leurs communautés d’origine. Quoi qu’il en soit, au cours de leurs discussions ces femmes sont rapidement arrivées aux conclusions suivantes, qui soutiennent les activités du réseau :
  1. Même si la vie des femmes varie énormément d’un contexte musulman à un autre, la vie de chaque femme dans son propre contexte est incontestablement influencée de manière plus ou moins importante par les lois ou coutumes dites ou perçues comme islamiques ou musulmanes. Ces coutumes sont aussi essentielles et puissantes en tant qu’outils de contrôle sur les femmes que les lois elles-mêmes. Et, pour différentes raisons, beaucoup de femmes non-musulmanes en sont également victimes;
  2. En général, la relation entre les lois, la culture et la religion a été utilisée par les hommes et l’Etat sous divers régimes politiques pour maintenir un contrôle patriarcal sur les femmes. Récemment, il y a eu une tendance accrue de la part de forces politiques au pouvoir ou non à formuler des demandes de législation, de mesures et de revendications justifiées en référence à l’Islam qui, entre autres, réduisent l’autonomie et les droits des femmes, alors que le combat sous-jacent n’est pas un combat religieux, mais une lutte pour le pouvoir politique et la prééminence. L’usage politique de l’Islam a souvent un impact négatif sur la capacité des femmes à intervenir pour leurs droits;
  3. Les femmes ont lutté activement (individuellement ou en groupes) contre les restrictions traditionnelles et nouvelles, mais elles ont généralement été forcées par les circonstances de mener leurs luttes de manière isolée. Cette isolation amplifie leur vulnérabilité, et constitue un facteur important limitant l’efficacité de leurs interventions et l’impact de leurs luttes.
Comme l’a défini le groupe, le défi n’était pas de mobiliser les femmes affectées par les lois musulmanes, mais de les renforcer dans leurs luttes permanentes. Il a été convenu de former un réseau qui puisse aider les femmes à rompre leur isolement en leur fournissant des informations, une solidarité et un soutien, mais qui soit suffisamment fluide et flexible pour garantir l’autonomie de chaque personne ou groupe dans la formulation des priorités et des stratégies basées sur leur propre compréhension des circonstances particulières qui sont les leurs. La fluidité d’un réseau permet de regrouper des opinions et des expériences diverses et divergentes, pour atteindre un objectif commun, développer des analyses, et engendrer de nouvelles idées et de nouvelles stratégies. L’aspect le plus important est que les réseaux peuvent le faire sans la contrainte d’imposer l’homogénéité ou d’exercer un contrôle sur les choix politiques et/ou personnels des personnes impliquées. Le point commun au sein du réseau WLUML est défini de manière interne par l’analyse et les objectifs, et de manière externe par le besoin de s’attaquer au système patriarcal, traditionnellement justifié en référence à l’Islam. Ce point commun est néanmoins tempéré par une compréhension de la différence des priorités et des stratégies de chaque femme pour combattre son oppression. Le choix exercé par telle femme n’est peut-être pas le meilleur pour telle autre. D’ailleurs le choix de l’une n’existe peut-être pas pour une autre. Par conséquent, le réseau est en mesure de rassembler des femmes qui définissent leur lutte en termes exclusivement laïques avec celles qui préfèrent œuvrer au sein du cadre religieux, et ce afin de partager et d’apprendre l’une de l’autre, malgré leurs différences.

Des identités collectives et personnelles: les mécanismes de contrôle de l’identité féminine

Le réseau utilise à dessein le terme «musulman» plutôt que le terme «islamique» pour souligner le fait que les lois ne sont pas préétablies mais créées par des hommes, et le pluriel «lois» plutôt que le singulier, afin de traduire la nature complexe des problèmes impliqués ainsi que les réalités variées auxquelles sont confrontées les femmes. Tout d’abord, les lois classées comme musulmanes varient, parfois de manière radicale, d’un pays à l’autre. Deuxièmement, beaucoup de pays possèdent deux ou plusieurs séries de lois : civiles, religieuses (ex. : l’Inde, les Philippines), et coutumières (ex. : le Sénégal). Chacune d’elles peut accorder ou refuser différents droits aux femmes. La plupart ont trait à la loi de statut personnel. Dans certains pays les couples peuvent choisir de déclarer leur mariage sous le nom de l’un ou de l’autre (Sri Lanka, Sénégal). Dans d’autres, les lois parallèles empêchent les choix personnels (Pakistan). Troisièmement, et c’est peut-être le plus important, en plus de l’existence de différentes lois officielles, des coutumes et des traditions non-officielles sont appliquées dans toutes les sociétés, et celles-ci peuvent être aussi importantes, voire plus, que les lois officielles pour contrôler la vie des femmes. Pour les besoins du réseau, ces coutumes sont considérées comme des lois non-codifiées. En tant que telles, elles apparaissent dans la rubrique «lois». Dans chaque société, le corpus de lois officielles et non-officielles, en particulier dans le domaine des affaires familiales et personnelles qui ont une importance pour la définition du genre, définit dans une grande mesure ce qui est possible et ce qui est improbable (pour ne pas dire impossible) au niveau personnel, communautaire et national. Qu’elles soient officielles ou non, par prescription ou par omission, les lois projettent un idéal pour la société, et c’est en projetant cet idéal que l’enracinement et les définitions de la culture d’une collectivité deviennent visibles dans les lois statutaires comme dans la pratique coutumière. En ce sens, les «lois musulmanes» s’étendent bien au-delà du cadre strict des «lois» qui abordent les affaires personnelles et familiales. Elles s’étendent au contrôle des relations entre les individus et les environnements socio-économiques et politiques dans lesquels ils se situent de manière concentrique.

Les lois officielles elles-mêmes sont rarement neutres vis-à-vis du genre, que ce soit dans le texte ou dans leur application. De plus, les lois mettent exagérément l’accent sur le genre en tant que partie de l’identité culturelle. Même un rapide aperçu de la législation dans la plupart des pays du monde musulman montre que la portée de la jurisprudence musulmane (ou Charia) est très restreinte. L’ensemble de lois concernant des sujets comme le commerce, les revenus / impôts, les matières administratives, les services publics ou d’autres secteurs publics comme les banques, les armées permanentes, ou les structures politiques, consistent en des lois et des règlements hérités de l’ancien pouvoir colonial, ou récupérés ailleurs. A l’opposé, les lois qui régissent les matières personnelles et familiales sont réglées presque universellement par une jurisprudence musulmane, et justifiées par la référence aux recommandations islamiques. Cet accent sur la loi de statut personnel en tant que composant essentiel de l’identité communautaire (aux conséquences immédiates sur les relations entre les sexes) ne se limite pas aux états à majorité musulmane. De nombreux états du sud ont maintenu des lois personnelles pour différentes communautés. Le maintien d’une telle séparation est généralement présenté comme une mesure offrant aux minorités ethniques / religieuses une possibilité de garder leurs identités culturelles. Mais il est rarement fait mention du fait que cette disposition se fait parfois au détriment des femmes de cette communauté. De plus, les discours relatifs aux sexes sont presque toujours associés à des conflits de pouvoir. Par exemple le genre constituait un élément clé des discours coloniaux et post-coloniaux.7 On peut évaluer le pouvoir de pratiques coutumières ou de lois non-officielles par l’absence dans la plupart des pays de restrictions sur l’habillement, la mobilité ou l’accès des femmes à certains domaines d’enseignement ou d’emploi. Le manque de législation n’a toutefois pas empêché des limitations pour les femmes dans ces domaines, aussi bien dans des sociétés musulmanes que non-musulmanes. Ces contraintes sont imposées par un processus culturel spécifique de socialisation qui se déroule dans toutes les communautés, et dans lequel on apprend aux filles/femmes (et aux garçons/hommes) à intégrer une série assez compliquée de règles de comportements acceptables ou non. Les personnes finissent par obéir à ce code social, soit par autocensure, soit en se forçant à obéir par peur d’un châtiment physique (ou autre) qui résulterait d’un écart par rapport à la norme. Comme pour la loi, l’ignorance est rarement une excuse valable, et les châtiments pour ces codes tacites mais obligatoires peuvent être sévères. L’impact de telles lois tacites est ressenti de manière disproportionnée dans les domaines où l’on délimite et où on fait l’expérience de la différence entre les sexes. La féministe norvégienne Tove Bolstad estime que ces lois «non-officielles» sont des «règles auxquelles on adhère parce qu’elles sont perçues comme un devoir moral, et parce qu’elles peuvent être sanctionnées, par exemple par quelques personnes mécontentes si ces devoirs ne sont pas remplis.» De telles règles non-officielles surviennent surtout dans des sphères semi-autonomes. La vie de famille (…) est précisément l’un de ces domaines.»8 A propos de l’énorme influence de ces coutumes dans le contexte norvégien, dont on peut dire que les lois non-officielles sont parmi les plus neutres vis-à-vis du genre, elle déclare :

«Toutes les cultures comportent des sphères dans lesquelles il est impossible pour leurs membres de «penser qu’ils se trompent». Les choses sont claires, évidentes et naturelles. Ce sont des zones de silences implicites, non formulées, des domaines où le langage ne s’immisce pas, où il est interdit de parler.»9

Dans les sociétés où la religion opère toujours comme une force importante dans la vie des gens, elle fournit généralement une catégorie pour les définitions de la collectivité, et il est probable que les pratiques coutumières en vigueur seront présentées et acceptées comme religieuses, même si en fait, elles s’opposent diamétralement à la doctrine religieuse en question. Il devient ainsi totalement impossible pour les femmes de mettre en doute les pratiques existantes, de «penser qu’elles se trompent». Le fait que l’on admette fréquemment dans les contextes musulmans que toutes les coutumes soient sanctionnées et approuvées par la religion a été documenté dans beaucoup des 18 projets par pays qui composent le programme d’action et de recherche de WLUML, Les femmes et la loi dans le monde musulman. Le programme s’est donné pour but de relever les pratiques et lois coutumières qui existent, ainsi que les initiatives féministes les concernant, dans divers contextes.

Les lois spécifiques qui régissent les sujets personnels et familiaux tracent les limites dans lesquelles une femme musulmane peut espérer définir sa propre identité. A cause du fait, précisément, que les lois personnelles ou familiales sont cataloguées si fréquemment de «musulmanes» et justifiées en référence à la doctrine ou la culture islamique, dans chaque contexte culturel particulier, souvent assez varié, l’identité ou l’espace accordé(e) aux femmes est défini(e) comme celui (celle) de la «femme musulmane». On estime dès lors que toute personne qui remet en question un aspect de la loi traitant de la famille ou de la personne réfute ou du moins remet en question la seule définition de la condition de la femme musulmane existant dans son propre contexte. La religion et la coutume sont si étroitement mêlées que, par exemple, la circoncision féminine ou mutilation génitale féminine (MGF) est considérée comme un acte religieux lorsqu’elle est pratiquée chez les Musulmans. Dans les faits, la MGF est pratiquée aussi bien par des non Musulmans que par des Musulmans, et la majorité des communautés musulmanes ne la connaissent pas (non seulement elles n’en ont jamais entendu parler, mais elles sont souvent choquées, lorsqu’elles la découvrent, d’apprendre que cette pratique se veut islamique, même de loin). Néanmoins, pour les femmes qui vivent dans des communautés pratiquant la MGF, la remise en question de cette dernière équivaut à remettre en question la doctrine religieuse.

D’un autre côté, l’équipe gambienne du programme Women and Law a montré comment le fait de savoir que d’autres femmes musulmanes ne pratiquent pas la MGF et le fait d’y être exposées, a conduit des femmes à mettre en question son existence dans leur propre communauté, brisant ainsi le tabou de penser à l’impensable.10 Il existe bien sûr beaucoup d’autres exemples, peut-être moins frappants, de différences similaires au sein du monde musulman, qui démontrent à quel point l’isolement peut empêcher les gens de se rendre compte que des pratiques «islamiques» locales considérées comme allant de soi dans un contexte culturel particulier peuvent sembler très étranges à d’autres personnes du monde musulman. Par exemple, les femmes du Moyen Orient sont toujours surprises d’apprendre que la dot est une pratique si répandue chez les musulmans d’Asie du sud.

Pour certains aspects de la vie des femmes, la loi officielle peut être le facteur de contrôle dominant. Pour d’autres les «lois» non-codifiées, intériorisées par les femmes, et maintenues par la contrainte sociale, peuvent avoir plus d’impact. Néanmoins, il est malheureusement évident que lorsqu’un conflit entre la doctrine religieuse, les pratiques coutumières ou la loi officielle débouche sur une décision, celle qui a le plus de chances d’être appliquée est celle qui est la moins favorable aux femmes, celle qui leur laisse le moins de droits. Cette tendance montre que la première motivation des autorités patriarcales dans ces décisions, est le désir de contrôler les femmes, et non des considérations religieuses ou autres.11 C’est le même ensemble d’invocations opportunistes à des soucis religieux qui a motivé les autorités patriarcales du Pakistan, et que l’on peut illustrer par des exemples pakistanais (un contexte avec lequel je suis plus familière), où l’on a préféré tantôt diverses coutumes à la doctrine religieuse, tantôt la doctrine religieuse à la loi officielle.

Dans le domaine des biens immobiliers, les lois coloniales britanniques avaient privé les femmes musulmanes de leur droit légitimé religieusement de posséder et d’hériter de propriétés (on a justifié cela en référence à des coutumes hindoues en vigueur, mais, fait révélateur, lorsqu’ils ont été remis en question par les Musulmans, les dirigeants coloniaux britanniques l’ont justifié par le fait que les femmes britanniques ne bénéficiaient pas de ce privilège).12 De nos jours, après cinquante ans d’indépendance, les femmes continuent à être privées d’héritage, en référence aux coutumes locales, malgré le fait que la première loi était une loi coloniale non-musulmane qui niait les droits accordés par la religion, et malgré les modifications ultérieures pour accorder ce droit aux femmes en référence à la doctrine islamique. D’un autre côté, en ce qui concerne le divorce, la loi officielle est méprisée en référence à des interprétations religieuses. Alors que la loi officielle rejette la répudiation verbale en tant que procédure légitime pour un homme musulman qui divorce de sa femme, on la pratique et on l’accepte socialement en référence à l’Islam, même si la loi officielle provient aussi d’une jurisprudence musulmane. Finalement, les communautés du Pendjab traitaient traditionnellement l’adultère en combinant le mariage forcé, l’ostracisme social et l’humiliation publique. Ces pratiques ont désormais été supplantées par l’introduction en 1979 d’une loi soi-disant islamique régulant les rapports extraconjugaux. Celle-ci prévoit l’emprisonnement, la flagellation, les amendes, et, sous certaines circonstances, la lapidation à mort.13 Dans cet exemple, on a abandonné les coutumes en faveur de la loi officielle qui non seulement viole les droits humains, mais pratique aussi la discrimination envers les femmes. Une autre illustration frappante au Pakistan de la pratique de la pire solution contre les femmes, est l’existence (quoique rare) de la polygynie chez des pauvres Chrétiens qui l’ont assimilée à partir de l’environnement musulman dominant. A l’inverse, la communauté chrétienne n’a jusque là pas été influencée par les approches plus libérales de la communauté majoritaire musulmane en ce qui concerne le divorce. Ainsi, le divorce est pratiquement impossible pour les Chrétiens (la seule solution possible étant l’adultère, qui expose toutefois aux lois en vigueur mentionnées précédemment concernant l’adultère).

L’identité et la scène politique étendue

Ce qui complique encore la problématique de la religion, des femmes et des droits, c’est l’usage de la religion sur la scène politique. Comme je l’ai mentionné au début de cet article, le concept d’un monde musulman unique et homogène est un mythe. De plus, tandis qu’il n’est pas rare d’entendre parler d’un Etat, d’une société ou d’une communauté «islamique» (que ce soit une étiquette externe ou interne), en fait ce n’est pas d’ «islamique» qu’on devrait parler (qui implique que quelque chose est ordonné par des écritures religieuses) mais seulement de «musulman» (groupe de personnes qui adhèrent à l’Islam).14 Alors que de nos jours on entend de plus en plus parler de religion dans le discours politique de nombreuses communautés musulmanes, il est particulièrement important d’insister sur cette distinction et aussi de replacer leurs revendications et contre-revendications toujours plus stridentes d’être les seules vraies gardiennes de l’Islam dans leur propre contexte, qui est celui d’une lutte pour le pouvoir politique. En réalité, ces revendications, ainsi que les dynamiques souvent violentes qu’elles entraînent, n’ont que peu de rapport avec la religion. Les groupes et partis politiques ont simplement trouvé pratique d’utiliser un langage religieux pour exprimer et mobiliser le soutien de leurs programmes politiques. Ces groupes politico-religieux trouvent également très pratique de citer des soi-disant «lois islamiques» déjà appliquées dans d’autres pays musulmans pour soutenir leurs propres revendications de lois «islamiques» plus rigoureuses, essentiellement non-démocratiques ou discriminatoires, qui entre autres militent contre les droits des femmes et des minorités.

Face à cette situation, il est très regrettable de considérer que les problèmes des femmes dans les sociétés musulmanes ne viennent que de l’Islam et de leur identité musulmane. Cela empêche de comprendre les inégalités sociales, et minimise les efforts de ceux (celles) qui s’efforcent de changer leur société (parfois au prix de leur vie, souvent de leur liberté). Cela jette un voile aussi sur les différentes forces politiques et sociales souvent en conflit dans les pays ou régions concernés. Enfin, cela place les musulmans dans leur ensemble sur la défensive, bloquant ainsi la possibilité d’une analyse autocritique qui conduirait à la croissance et au changement. Bref, cela place la religion en concurrence avec des systèmes et des structures, et joue en faveur de ceux qui se présentent comme les gardiens autoproclamés de l’Islam. Dans un article où elle examine la concurrence de l’Islam et de la démocratie, Fatima Mernissi déclare :

«Peu de mots du vocabulaire politique et idéologique contemporain ont été aussi erronément utilisés et abusés que le mot «Islam», aussi bien par des Musulmans que par des non Musulmans. Le terme, qui signifie paix et soumission, évoque désormais des images de violence, de totalitarisme et d’irrationnel. La spéculation sur les chances de la paix au Moyen Orient se focalise généralement sur une question d’un racisme embarrassant : l’Islam est-il compatible avec la démocratie ? Cette question réduit une série de contradictions complexes, multiformes et globales entre les états musulmans et occidentaux à une opposition entre une religion médiévale et un système politique moderne (…) [et] associe la rationalité à la démocratie et l’irrationalité à l’Islam.” 15 (1995, p33)

Il n’y a pas beaucoup de différence avec ces réunions où l’on discute de l’ «Islam, des femmes et du développement», et qui insinuent que le développement dépend de la foi religieuse et non de la capacité des Etats à gouverner, à garantir des contrats sociaux, et négocier sur le marché international. Le développement ne dépendrait ni de la présence et de la solidité d’institutions de la société civile, ni de la situation politique de luttes pour le pouvoir. Le réseau Femmes Sous Lois Musulmanes (WLUML) est en partie apparu en réponse à ce que des activistes féministes ressentaient comme un mouvement de tenailles: des éléments et des groupes rétrogrades faisant pression pour chercher à obtenir le monopole du discours politique et à imposer leur vision de la «femme musulmane» dans la société musulmane au sein de nos propres communautés et pays d’une part, et d’autre part le fait d’être mises sur la défensive soit à cause du fait que le monde non musulman en général associe trop simplement l’Islam avec l’irrationnel, le fanatisme et la misogynie, soit à cause de l’attaque d’une communauté par une autre dans le même pays. Les perceptions, ainsi que l’expérience réelle d’appartenir à une communauté attaquée rendent encore plus difficile la sensibilisation contre la discrimination et l’oppression au sein de la communauté. Par conséquent, ces pressions internes et externes prises conjointement conduisent et encouragent au silence, et affaiblissent les initiatives de changement. La primauté de la religion dans le cas du monde musulman, pour les outsiders comme pour ceux qui luttent pour le pouvoir (souvent de manière violente), affaiblit la capacité des femmes à s’affirmer, parce que cette fausse fixation détourne l’attention des problèmes de structures et de systèmes qui contribuent à soumettre les femmes, et accrédite l’idée selon laquelle il n’y a qu’une seule manière d’être une femme dans un environnement musulman, appuyant la notion de la femme musulmane. Le réseau WLUML le formule de la manière suivante :

«L’interaction et les discussions entre femmes de différentes communautés musulmanes nous a montré que, malgré quelques points communs, la notion d’un monde musulman uniforme est un malentendu qu’on nous impose (…). Nos réalités différentes peuvent varier d’une part entre l’enfermement strict, être isolées et muettes entre quatre murs, exposées à des châtiments publics et des condamnations à mort pour adultère présumé (considéré comme un crime contre l’état), être données de force en mariage en bas age, et d’autre part des situations où les femmes ont une plus grande liberté de mouvement et d’interaction, le droit de travailler, de participer aux affaires publiques, et aussi d’exercer un contrôle beaucoup plus important sur leur propre… On nous a conduites de manière erronée à croire que la seule manière possible «d’être» était celle que nous vivions dans chacun de nos contextes. Nous priver ne fût-ce que de rêver d’une réalité différente est l’une des formes d’oppression les plus débilitantes dont nous souffrons. (…)»16

Briser l’isolation des femmes

Le rêve d’une autre réalité n’est pas une simple question d’inspiration. Ne fût-ce que pour imaginer d’autres réalités, les femmes doivent d’abord remettre en question les paramètres établis de leur existence, entre autres en décomposant les différentes couches de l’identité qui leur sont imposées comme un tout. Alors seulement elles peuvent espérer trouver ou créer l’espace dans lequel elles pourront imaginer de nouvelles définitions d’elles-mêmes. L’accès à des informations sur la loi (ainsi que sur les sources de la loi), sur les pratiques coutumières, et sur les forces politiques et sociales qui déterminent la réalité courante des femmes, peut faciliter ce processus. Une des tâches primordiales du réseau WLUML est donc d’essayer de garantir que les femmes affectées par des lois et coutumes musulmanes aient accès à ce type d’informations, en recueillant et en diffusant les informations sur les lois de différents pays, en soulignant les différences entre les lois et les coutumes, et en démystifiant leurs sources respectives. Il est tout aussi important de partager les informations sur les stratégies que des femmes ont développées seules et/ou collectivement pour élargir leur espace et leurs droits, pour partager leurs expériences de luttes, et les discussions et débats qui en découlent. Les exemples ou les analyses qu’elles échangent peuvent être source d’inspiration ou du moins indiquer ce qui ne fonctionnera peut-être pas.

Pour agir par rapport à ces rêves, il faut mettre en place une autre série de systèmes de soutien. C’est ce que WLUML fait à travers ses actions de solidarité et de soutien. Celles-ci sont divisées en deux catégories distinctes : la première comporte des campagnes internationales des droits humains dans des cas de violation ou de menace des droits des femmes, que ce soit sur base individuelle ou à cause d’une loi ou mesure générale existante ou proposée (semblable à celles qui ont amené la création du réseau). Bien que ces manières de faire pression (appels à l’action) et les campagnes pour les droits humains soient désormais régulièrement l’apanage de beaucoup de groupes de droits humains, lorsque WLUML a débuté, peu d’institutions menaient de telles campagnes en dehors d’Amnesty International. En tout cas, le cadre d’intervention spécifique d’Amnesty excluait en grande partie le type de problèmes à propos desquels militait WLUML. L’autre type d’intervention de solidarité menée par WLUML dépasse les campagnes internationales, pour fournir une aide immédiate et individuelle à des femmes dont l’enfant a pu être enlevé, à qui la famille tente d’imposer un mariage forcé, ou dont la vie même est en danger à cause de ses actions ou de ses opinions. De telles interventions impliquent l’identification et la mobilisation d’avocats et de groupes de soutien à travers les pays et les continents, et aussi de faciliter l’accès aux abris, aux docteurs et aux assistants sociaux, sans parler du soutien moral et émotionnel offert à la personne et à sa famille. En ce sens, le réseau fonctionne comme un filet de sécurité, du moins pour certaines femmes qui tentent de redéfinir leur vie politique ou personnelle. Au-delà du soulagement immédiat apporté par de telles actions aux personnes et groupes concernés, le fait de savoir qu’il existe un tel soutien ouvre une perspective de changement potentiel pour d’autres. Dans ce second type d’action, comme dans une grande partie de son travail, WLUML travaille en étroite collaboration avec des groupes féministes dans le monde entier, et travaille en toute conscience à construire et à renforcer les liens entre les femmes au-delà des frontières nationales et religieuses. En démontrant l’existence réelle d’un mouvement féministe global, le soutien reçu et apporté par WLUML dans les actions de solidarité et dans d’autres aspects de ses activités jongle avec les frontières et les autres barrières qui peuvent distinguer, mais pas nécessairement diviser, les activistes féminines.

Mais ce qui fait probablement la différence entre WLUML et les autres réseaux, c’est le support moins tangible qu’il fournit en ce qui concerne la nécessité psychologique des gens d’appartenir à une collectivité. Lorsque la remise en question de lois «musulmanes» est condamnée au sein d’une communauté particulière en tant que rejet des injonctions religieuses et du concept de la condition féminine musulmane, et/ou lorsque la remise en question de coutumes existantes est condamnée comme un rejet ou comme une remise en cause du fondement de la définition personnelle d’une communauté, ceux qui osent remettre en question les lois et les pratiques en vigueur courent au moins un risque d’exclusion, si ce ne sont pas des châtiments plus sévères (des mécanismes similaires sont utilisés pour maintenir un contrôle ethnique ou basé sur un autre type d’identité envers les membres de la communauté). C’est un obstacle considérable, car la crainte d’être renvoyée au-delà de la collectivité d’une nation, d’une religion ou d’un groupe ethnique, de perdre son identité, joue en défaveur de l’auto-affirmation des femmes et d’initiatives entraînant un changement. Dans ces circonstances, la remise en question, le rejet, ou la reformulation des lois «musulmanes» est une tâche intimidante, surtout pour les femmes qui dans l’ensemble possèdent le moins de ressources politiques et économiques, et qui ont le moins d’influence pour formuler les définitions culturelles d’une collectivité (y compris pour les matières relatives à la loi, aux coutumes et à la religion). Par conséquent, si les femmes peuvent s’appuyer sur le soutien d’une certaine sorte de collectivité qui fonctionne comme un second groupe de référence, il devient nettement plus aisé d’initier des démarches qui remettent en cause ce qui était traditionnellement perçu comme des «lois musulmanes» dans un contexte particulier. Les cas où des informations sur la diversité de lois et de pratiques en vigueur au sein du monde musulman prêtent leurs formes matérielles à des alternatives, contacts et liens avec des femmes d’autres parties du monde musulman à l’intérieur et en dehors des frontières nationales (dont l’existence montre la multiplicité des réalités féminines dans le contexte musulman) sont des catalyseurs importants pour libérer l’énergie créative nécessaire pour envisager des alternatives personnelles. Les liens établis et maintenus à travers le réseau peuvent dès lors fonctionner comme un second groupe de référence (ou plusieurs) pour les femmes qu’ils relient. C’est en ouvrant la porte à une multiplicité d’alternatives possibles que le réseau WLUML espère apporter sa contribution la plus importante, en apportant aux femmes les informations et le soutien plus ou moins tangible dont elles ont besoin pour penser à l’impensable, remettre en question ce qui est considéré comme indiscutable, et commencer à assumer le droit de définir pour elles-mêmes les paramètres de leurs propres identités, et ainsi ceux de leur communauté, de quelque manière qu’elles puissent les définir.

Références

1 Voir Q. Ismail, ‘Unmooring identity: the antinomies of elite Muslim self-representation in modern Sri Lanka’ in Q. Ismail, et al., (eds), Unmaking the Nation: the politics of identity and history in modern Sri Lanka (Colombo: Social Scientists’ Association, 1995), pp 55-105.
2 Voir, par exemple, P. Jeffrey et A. Basu (éd.), Appropriating Gender: women’s activism and politicized religion in South Asia (London: Routledge, 1998).
3 Kandiyoti 1994, p 8.
4 D. Taylor et M. Yapps (éd.), Political Identity in South Asia (London: Curzon Press, 1979).
5 Cet aperçu précieux a été apporté par Dr. Elizabeth Jelin. Je lui en suis particulièrement reconnaissante.
6 En Algérie, les trois féministes ont été libérées. Toutefois, le nouveau code familial a été décrété en 1984, avec des conséquences négatives pour les femmes. En Inde, l’acte de loi des femmes musulmanes de 1986 (protection des droits du divorce) a permis à la loi musulmane de supplanter les dispositions constitutionnelles, privant ainsi les femmes musulmanes de droits dont d’autres bénéficient. A Abu Dhabi, après une importante campagne internationale impliquant de nombreux groupes, la femme a été rapatriée dans son pays, le Sri Lanka. Des années plus tard, les gouvernements algérien et français ont signé un traité qui accorde des droits de visites aux mères d’enfants algériens divorcées.
7 A propos du Moyen Orient, voir: L. Ahmed, Women and Gender in Islam (New Haven and London: Yale University Press, 1992); et pour l’Asie du sud: L. Mani, Contentious traditions: the debate on sati in colonial India in K. Sangari et S. Vaid (éd.), Recasting Women: essays in colonial history (New Delhi: Kali for Women, 1989), pp 88-126, et Z. Hassan, Forging Identities: community, state, and Muslim women (Karachi: Oxford University Press, 1996).
8 T. M. Bolstad, Kar-Contracts in Norway: agreements made by men concerning women’s work, ownership, and lives, Working Papers in Women’s Law, No. 46, Août 1995 (Institute of Women’s Law, Department of Public Law, University of Oslo: Oslo) pp 26-27.
9 T. M. Bolstad, p. 7.
10 Contribution de la coordinatrice de Women and law lors de la Réunion du plan d’action de WLUML, à Dhaka, October 1997.
11 A propos du Maghreb, voir: A. E. Mayer, Reform of Personal Status Laws in North Africa: a problem of Islamic or Mediterranean laws, WLUML journal occasionnel No. 8 - Juillet 1996 (Grabels: WLUML).
12 K. Mumtaz et F. Shaheed, Two Steps Forward, One Step Back? Women in Pakistan (Londres: Zed Books; Lahore: Vanguard Books, 1987).
13 L’ordonnance Hudood (l’application de Zina) de 1979, introduite par le régime militaire du général Zia ul Haq.
14 A moins d’adopter le point de vue selon lequel un état est “islamique” lorsque les citoyens pensent vivre dans un tel état. Mais, ici encore, cette définition est complètement subjective et entièrement contestable pour d’autres.
15 F. Mernissi, ‘Arab women’s rights and the Muslim state in the twenty-first century: reflections on Islam as religion and state’ in M. Afkhami (ed), Faith & Freedom: women’s human rights in the Muslim world (New York and London: I.B.Tauris Publishers, 1995) p 33.
16 WLUML, Plan d’action Aramon (1986).


Remerciements

Publié à l’origine dans International Social Science Journal, Social and Cultural Aspects of Regional Integration (Blackwell Publishers/UNESCO 159/1999), pp 61-73.