Algérie: Youcef Chahine : « C’est l’Algérie qui a relancé ma carrière… »

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El Watan
Ambassadeur itinérant du cinéma égyptien et arabe, dont il est l’auteur le plus prolifique, Chahine se trouve depuis lundi dernier dans le coma après une hémorragie cérébrale qui a nécessité son transfert en France.
Agé de 82 ans, Chahine avait sorti son premier film Papa Amin en 1950, suivi d’une succession de longs métrages dont les plus notoires sont Ciel d’enfer (1954), Gare centrale (1958) et Le Moineau coproduit avec l’Algérie en 1972.
Ce n’est pas là le premier contact avec notre pays, puisque Chahine avait déjà fait un clin d’œil à la lutte de libération en réalisant en 1958 Gamila, film dédié à la femme combattante. Son palmarès est édifiant. Depuis ses débuts jusqu’au Chaos (2007), où il évoque la faillite des régimes arabes, Chahine est resté égal à lui-même. Ses thèmes, nombreux, sont imbriqués dans la plupart de ses films où il est question de démocratie, de sexualité, du pouvoir et de l’argent. En filigrane, une lutte sans merci contre toutes les intolérances. Chahine est ainsi un homme aux multiples facettes. On l’aime ou on ne l’aime pas. Ses détracteurs pensent qu’il a été « domestiqué » par la France. Cet auteur, à l’œuvre foisonnante, a dû attendre l’année 1997 pour connaître la consécration, en obtenant le prix du cinquantième anniversaire du Festival de Cannes pour l’ensemble de son œuvre. Opposé au régime égyptien, Chahine n’a cessé de dénoncer la censure et l’intégrisme ainsi que les dictatures arabes. En 1963 déjà, avec Saladin, par l’imagerie inventive et la leçon politique qu’il renferme, Chahine avait mis à nu les tares des systèmes politiques arabes corrompus. Elevé dans la foi chrétienne, Youssef Chahine a reçu une éducation en anglais au Victoria Collège d’Alexandrie. Attiré par le cinéma et l’interprétation, il préfère s’exiler à Passadena, en Californie. De retour en Egypte, Alvise Orfanelli, pionnier du cinéma en Egypte, lui propose de réaliser en 1950 son premier film Papa Amin. Dès lors, il multiplie les œuvres cinématographiques, s’efforçant de lutter contre la censure qui se montre de plus en plus oppressante. Allant de la dénonciation à l’analyse, ce cinéaste engagé révèle au public ses avis éclairés que ce soit dans L’Emigré, ou Le Destin, dans lequel il accuse le fanatisme religieux. Il réalise également quelques productions autobiographiques : Alexandrie pourquoi ?, La mémoire et Alexandrie, encore et toujours. Suite à l’événement tragique du 11 septembre à New York, Youssef Chahine et dix autres réalisateurs de cultures différentes se sont réunis pour donner naissance à un témoignage collectif, primé meilleur film de l’Union européenne.

Le geste de l’Algérie

« C’es Ahmed Rachedi qui m’a tendu la main dans les moments difficiles. Au moment où j’étais rejeté dans mon pays, l’Algérie m’a recueilli et a relancé ma carrière. Je lui suis profondément reconnaissant, car j’ai sauvé ma carrière face à la bureaucratie de mon pays. » Chahine est un familier de l’Algérie qu’il visite régulièrement. Il y a beaucoup d’amis. « C’est l’un des piliers de la cinémathèque », assure le réalisateur Amar Laskri. Récemment, l’Alexandrin s’est dit peiné par la situation du 7e art en Algérie qui est parti à vau-l’eau, encore plus par le rôle insignifiant joué par la cinémathèque algérienne, depuis ces dernières années. Il est vrai, admet-il, que la télévision est une concurrente redoutable pour le septième art, mais le public connaisseur sait aussi apprécier les bons films en continuant à fréquenter les salles. Chahine, qui est chez lui en Algérie, ressent toujours un bonheur très spécial lorsqu’il foule cette terre. « J’y viens tellement souvent que c’était inévitable d’en tomber amoureux », aime à dire cet artiste bouillonnant de mère greco-romaine et de père levantin. « J’adore l’Algérie avec son caractère merveilleux, nerveux, violent et tout ce que vous voulez. Seulement, quand on aime, on ne compte pas. C’est difficile de chercher à savoir pourquoi. Quand je termine un film, la première copie est toujours destinée à l’Algérie. » Alexandrie-New York, film autobiographique est le seul long métrage au cours duquel Chahine a pleuré, car il est retourné à une période de sa vie en Amérique où il avait été très heureux. « J’adorais l’Amérique et mes copains américains. Mais j’ai vite déchanté, le dialogue arabo-américain n’aura jamais lieu. Si vous croyez encore au rêve américain c’est un leurre. Cela ne marchera jamais. »

Cible des conservateurs

A la fin des années 1990, Al Azhar avait recommandé l’interdiction de son long métrage L’Emigré, inspiré du récit biblique de Joseph, « parce que contraire à la charia car il personnifie un prophète ». Malgré le bruit tonitruant fait autour de cette affaire, Chahine avait refusé toute polémique avec l’instance religieuse suprême d’Egypte, rappelant qu’il avait volontiers modifié le scénario de son film comme le lui avait demandé Al Azhar en donnant le nom de Ram à son héros au lieu de Joseph, pour ne pas personnifier un prophète. Il s’en est pris en revanche au « courant violent, réactionnaire et terroriste qui menace la pensée en Egypte ». Rappelant l’attentat contre le prix Nobel de littérature Naguib Mahfouz, Chahine a souligné : « Ils veulent créer la panique, et si nous paniquons nous ne pourrons plus travailler. Si l’on veut m’empêcher de penser, je ferai le contraire. Mon devoir est de continuer quel qu’en soit le prix. Les Egyptiens sont religieux, mais n’ont jamais été fanatiques. Ils défendent une pensée libre. Il suffit pour s’en apercevoir d’écouter la musique et les éclats de rire qui s’échappent chaque soir des quartiers populaires du Caire. » Le cinéaste alexandrin s’était illustré dans la même période par une controverse autour de son film Alnass Wa Nil, un vieux long métrage de 1968, tourné sur le barrage d’Assouan, coproduit par l’ex-URSS, entièrement refait, pour être montré en 1972 sous le titre Un jour, le Nil. C’est l’historien du cinéma misri Ibrahim El Mogi qui avait à l’époque évoqué la supercherie en affirmant que Chahine, contrairement à ce qu’il laissait entendre, avait accepté de modifier radicalement le scénario original qui donnait le beau rôle aux ingénieurs soviétiques dans la grande aventure de Sad El Ali. Et cela, à la suite du brusque revirement à 180% de la politique égyptienne sous Sadate. L’Egypte était acquise à Moscou, et voici le même pays soudain sous la coupe de Washington. La version pro-soviétique de Chahine devenait gênante. Quant au Destin, son film fétiche, une production franco-égyptienne primé au Festival de Cannes, il décrit le complot fomenté contre le grand savant Ibn Rochd, dont la pensée et les travaux sont à l’antipode des idées obscurantistes et rétrogrades de ses adversaires qui avaient juré de l’anéantir. Le film dénonce tous les intégrismes en mettant en exergue la difficile relation entre le dirigeant et l’intellectuel faite d’amour et de haine, du rapport ambigu attraction-répulsion. S’il y a quelqu’un qui savait le taquiner avec son sens aigu de la provocation, c’était bien le regretté Momo dont les prestations à la cinémathèque d’Alger dans les années 1980, face à des « clients » aussi coriaces que Chahine, sont restées des morceaux d’anthologie. Les échanges verbaux entre le cinéaste égyptien et le célèbre poète casbadji étaient légendaires : « Assurément, révèle un cinéphile invétéré, c’était les moments forts de cette mythique salle obscure. » Momo, porté sur la polémique, n’avait pas sa langue dans sa poche, et utilisait exprès des mots durs qui choquent. Chahine esquivait les coups, tentant des répliques moins tranchantes ; mais connaissant son contradicteur, personnage haut en couleur, Chahine n’insistait pas. Le plus cocasse dans l’affaire, c’est qu’après les « hostilités », les deux « monstres » se retrouvaient, comme de joyeux lurons, dans les parages de la rue Tanger pour s’offrir des cafés sous l’œil amusé de leurs amis.

Confronté à la censure

Pour Boudjemaâ Karèche, père de la cinémathèque algérienne, Chahine a fait quelque chose d’extraordinaire dans son domaine où il est très à l’aise. Il a des relations particulières avec l’Algérie, pays qu’il fréquente régulièrement et pour lequel il a un faible. Pour son film, Le Retour de l’enfant prodigue, réalisé en 1976, il avait pris comme premier assistant, l’Algérien Farouk Beloufa qui, à l’occasion, a découvert le monde arabe qui l’a fasciné. Farouk, juste après, va réaliser Nehla, un chef-d’œuvre qui restera dans les annales une œuvre majeure dans le cinéma arabe. On se demande pourquoi ce réalisateur talentueux n’a réalisé que ce film, alors qu’il avait les capacités d’en faire d’autres tout aussi émouvants, pleins de tendresse, de musicalité, de sensualité ! Pour le réalisateur Lamine Merbah, « il est indéniable que Chahine reste un cinéaste de grande envergure qui a marqué le cinéma arabe par sa riche filmographie. L’Algérie l’a beaucoup aidé, à un moment où il en avait grand besoin. Mais après, il n’a pas eu la reconnaissance du ventre. On n’a pas senti la contrepartie. C’est à travers l’Algérie qu’il est devenu connu en France où il a fait son chemin en exploitant certaines accointances. Je n’aime pas cette facette du personnage. Autrement, Chahine, sur le plan professionnel, est un grand cinéaste qui a fait ses preuves et qui a légué au cinéma arabe un riche répertoire ». Par-delà les frontières, par-delà le temps, les films de Chahine font souvent appel à la mémoire. Le Fou d’Elsa, par exemple, l’un des chefs-d’œuvre d’Aragon, qui pour parler de la France de l’épuration, faisait revivre la brutale répression de la culture arabe, le jour où Grenade fut prise. A l’heure de la mondialisation qui n’est que déchaînement des inégalités, « cette bête qui ne laisse pas de place aux créateurs et qui nous mangera tous », des rivalités, des déséquilibres sans rivages et de leurs corollaires, les chauvinismes bornés, Chahine affirme pour dire que la tolérance, la coopération, le partage sont des choix possibles pour un monde rendu à l’être humain. A un admirateur qui lui demandait si le cinéma est l’arme idéale pour discuter avec le peuple pour transmettre de grands messages, Chahine répliqua : « Si on fait du cinéma simplement pour divertir le peuple, je ne vous prendrai pas deux heures de votre vie pour vous embêter. S’il n’y a pas de message, je me casse. »

PARCOURS

Chahine Gabriel Youssef est né en 1926 à Alexandrie. Après des études dans sa ville natale, il part étudier le cinéma et l’interprétation à Passadena près de Los Angeles. Peu après son retour à la fin des années 1940, il réalise son premier film Papa Amin. Les conditions difficiles en Egypte l’obligent à exercer en Espagne et au Liban où il tourne Le Vendeur de bagues en 1965, avec la célébrissime Fayrouz. Puis vint Gare centrale, puis La Terre, à qui il doit sa notoriété. Il fera en tout plus d’une trentaine de films dont certains coproduits avec l’Algérie, qu’il visite régulièrement. Pourfendeur de l’intégrisme, il sera la cible des conservateurs et ses films auront du mal à passer, surtout ces dernières années. Depuis lundi, Chahine lutte contre la mort dans une clinique parisienne.

Par: Hamid Tahri

28 juillet 2008