Dossier 9-10: Les femmes et les enfants - Lecture féministe de la crise du Golfe Persique

Publication Author: 
Cynthia Enloe
Date: 
décembre 1991
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doss9-10/f
number of pages: 
232
«Les femmes et les enfants» sont facilement cités par les réseaux médiatiques parce que dans leur esprit, les femmes sont perçues comme des éléments de la famille et non comme des acteurs indépendants, elles sont censées être presque comme des enfants dans leur innocence quant à la real politik des affaires internationales. Il est rare que l’on imagine que les femmes soient à l’origine de la structure de base d’une confrontation.

S’il y a une image qui illustre la crise du Golfe telle que rapportée par la télévision, c’est celle d’une femme blanche au crâne rasé descendant d’un 747, un bébé exténué sur l’épaule. Cette histoire médiatique implique que les Etats existent pour protéger les femmes et les enfants. L’intervention américaine au Golfe serait plus difficile à justifier s’il n’y avait pas de victimes féminines. Les vraies épouses de diplomates, les femmes britanniques et américaines qui, au cours de la dernière décennie, ont créé de formidables groupes de pression pour appuyer leurs intérêts, ne cadrent pas avec ce scénario.

Il s’ensuit que l’histoire de la crise du Golfe doit aussi ignorer l’attaché féminin de l’ambassade américaine au Koweit qui négocie avec les Irakiens pour la libération de ces mêmes femmes et enfants. En présentant les femmes du Département d’Etat qui s’organisent, qui ouvrent un service étranger précédemment masculin, les médias les traitent simplement comme un homme à titre honorifique : compétent, capable de se prendre en charge, ainsi que d’autres. Il n’est pas permis que leur existence perturbe le scénario des femmes et des enfants protégés par les hommes.

Pour rendre la crise du Golfe Persique intelligible, il faut écouter les différents groupes de femmes dont dépendent les divers gouvernements pour les aider à réaliser leur politique étrangère. Nous vivons dans un monde qui est plus compréhensible si nous l’imaginons comme un artifice construit sur des relations inégales, fragiles entre différents groupes de femmes et d’hommes. Dans le Golfe Persique, ceci signifie non seulement les otages européens et américains, mais également les domestiques, les féministes arabes, les femmes travailleuses et consommatrices, les épouses de diplomates, de militaires et les femmes soldats américaines. Il faut des efforts considérables de la part des officiels masculins pour faire jouer à chaque groupe de femmes leurs rôles conventionnels.

Quoique vous ne les voyiez point dans les nouvelles du soir, il existe environ 17 000 femmes des Philippines qui travaillent comme domestiques en Arabie Saoudite. Des milliers d’autres ont nettoyé, lavé et veillé sur les enfants au Koweit et dans les Emirats Arabes Unis. Au total, il existe plus de 29 000 domestiques philippins au Moyen-Orient. Dans beaucoup de pays du Tiers-Monde, les officiels du gouvernement comptent sur les chèques représentant le salaire que les domestiques envoient au pays pour diminuer le déséquilibre des paiements de leurs nations et maintenir le couvercle sur le chômage politiquement explosif.

Les femmes asiatiques, à présent piégées dans le Koweit occupé ou entassées dans les camps de réfugiés jordaniens, ont joué un rôle crucial dans la réduction des tensions mondiales engendrées par la dette internationale dans les années 80.

Après le boom pétrolier des années 70, les Koweitiennes et Saoudiennes devinrent des employeurs dans leurs demeures. Mais leurs relations avec leurs bonnes sri-lankaises ou philippines devaient être conçues de manière à rencontrer l’approbation de leurs gouvernements et de leurs maris et à assurer un minimum de satisfaction à ces travailleuses étrangères. A mesure que des histoires filtraient sur les abus dont certaines - pas toutes - domestiques asiatiques étaient victimes, les gouvernements sri-lankais et philippin firent l’objet de pression par les défenseurs des femmes au niveau national, afin qu’ils protègent leurs ressortissants travaillant à l’étranger. Les régimes ont agi de manière inefficace, en partie du fait qu’ils craignaient d’offenser les Etats du Golfe dont ils dépendent pour le pétrole, en partie parce qu’ils sont parvenus à la conclusion qu’ils ont besoin de donner satisfaction aux hommes du FMI obsédés par les balances de paiements plus qu’ils n’ont besoin d’obtenir le soutien de leurs propres mouvements de femmes.

Caryle Murphy, la journaliste du Washington Post qui envoya des reportages clandestins à partir du Koweit dans les jours qui suivirent l’invasion irakienne, a décrit comment certaines bonnes philippines furent emmenées à l’ambassade des philippines par leurs employeurs koweitiens pour leur sécurité. D’autres Koweitiens, rapporte-t-elle, ont fui devant les troupes d’invasion, laissant leurs bonnes se débrouiller toutes seules. Les Philippines à Koweit-City ont dit à Murphy qu’elles avaient entendu des histoires de soldats irakiens qui violaient d’autres domestiques. Le viol dans la guerre n’est jamais une violence aléatoire gratuite. Il est structuré par la conception que les soldats hommes ont de leurs privilèges masculins, par la force des lignes de commandement des militaires et par la classe et les inégalités ethniques parmi les femmes. Si vous êtes une Koweitienne riche, vous avez moins de chances d’être violée que si vous êtes une domestique asiatique.

Par conséquent, afin de rendre intelligible l’occupation irakienne du Koweit, nous devons parler des idées des soldats sur la masculinité, les présomptions des femmes des classes moyennes sur le travail ménager et les stratégies du FMI pour gérer la dette internationale, le tout d’un même souffle. La dette, la lessive, le viol et la conquête ne sont compréhensibles qu’en relation l’un avec l’autre.

Quoiqu’il ait été difficile de le comprendre, pour les Jordaniens, les Palestiniens et d’autres Arabes, Saddam Hussein est un puissant symbole des aspirations nationalistes, qui sont alimentées par un ressentiment envers les tentatives des Européens et des Américains d’imposer leurs valeurs et leurs priorités à des sociétés du Moyen-Orient. Pour beaucoup de nationalistes arabes mâles, les femmes sont les gens les plus vulnérables à la corruption et à l’exploitation occidentales. Cette conviction a insufflé aux débats sur l’habillement et l’éducation des femmes une passion politique.

Mais les femmes du Moyen-Orient n’ont pas été de simples symboles. D’abord, elles sont diverses, et sont distinguées selon l’ethnie, l’idéologie, la classe et la nationalité. Deuxièmement, depuis le début du siècle, beaucoup d’entre elles ont activement participé aux mouvements de libération dans leurs pays. Les féministes arabes ont critiqué beaucoup de leurs compatriotes mâles parce qu’ils essaient de modeler un nationalisme qui camoufle les privilèges masculins légitimés sous l’habit de la «tradition arabe». Etre une féministe de nationalité arabe est une entreprise risquée (l’on pourrait dire qu’être une nationaliste féministe dans n’importe quel communauté est un projet intimidant). Une avocate des droits de la femme est toujours sujette aux charges à double canon d’hommes nerveux selon lesquelles elle succombe aux valeurs étrangères bourgeoises occidentales, en faisant simultanément une scission dans la Nation à un moment où elle a besoin d’unité par-dessus tout.

Le crise actuelle du Golfe, largement définie par la gesticulation massive de l’armée américaine, a radicalement compliqué la tâche des féministes locales. Les femmes activistes arabes qui marchent sur une corde raide entre le patriarcat des nationalistes mâles et l’impérialisme culturel des décideurs occidentaux, ont tout à perdre lorsqu’une crise internationale polarise le débat interne. Les officiels occidentaux mâles qui déclarent que leurs politiques soutiennent la politique «civilisée» dépeignent, en fait, les femmes arabes sous un jour oppressif.

Néanmoins, beaucoup d’observateurs décrivent la mobilisation en temps de guerre comme étant une bonne chose pour les femmes. Saddam Hussein, un laïque, pas un nationaliste religieux, a fait un usage extensif des femmes dans sa préparation de temps de guerre. Au cours de la guerre Irak-Iran, il utilisa la Fédération Générale des Femmes Irakiennes pour canaliser ces dernières vers des emplois non traditionnels afin de libérer les hommes pour se battre.

Une féministe saoudienne en poste aux Nations-Unies à Bagdad au moment de cette guerre s’est même demandée à haute voix si cela n’élargissait pas l’émancipation des femmes irakiennes. Plus le conflit devenait dévastateur, rappelait-elle, plus le Conseil Révolutionnaire de Saddam, composé exclusivement d’hommes, appelait les femmes à prêter leurs efforts à la Nation (tout en n’abandonnant jamais leur première responsabilité de produire plus d’enfants). Son étonnement semblerait familier à beaucoup de féministes américaines. Le gouvernement des Etats-Unis a suivi la même voie au cours de la Seconde Guerre Mondiale. Evidemment, comme l’ont également découvert les cousines irakiennes de «Rosie, la Riveteuse», une fois la guerre terminée, les officiels mâles du gouvernement - et leurs pères et maris - attendaient des femmes qu’elles retournent à leurs rôles domestiques féminins qui renforçaient l’ego des hommes et faisaient de la place aux soldats démobilisés sur la chaîne de production.

Aujourd’hui, la Fédération des Femmes Irakiennes est appelée à nouveau pour mobiliser les femmes, cette fois-ci pour mettre en place les programmes de rationnement des consommateurs qui seront des éléments-clés dans la capacité du régime de Saddam à soutenir l’embargo des Nations-Unies. Il ne serait pas surprenant que beaucoup d’activistes irakiennes voient dans la crise une autre occasion d’utiliser la mobilisation de guerre pour démontrer leurs capacités publiques. A présent, toutefois, dans sa recherche d’alliés musulmans, Saddam commence à faire référence à sa campagne comme à une cause sainte. Plus il étale sa marque de nationalisme arabe en termes religieux, moins il est probable que même les exigences de temps de guerre produiront des gains à court terme pour les femmes irakiennes.

Il existe des reportages en provenance d’Arabie Saoudite selon lesquels le roi Fahd a donné instruction à ses ministres d’encourager les femmes saoudiennes à se porter volontaires pour des emplois liés à la guerre qui leur étaient fermés jusqu’à présent. Les infirmières saoudiennes qui étaient réduites à ne s’occuper que des patientes, sont à présent autorisées à le faire avec les patients mâles. Quoique les médias occidentaux claironnent cette information comme une preuve que la mobilisation peut être bénéfique aux femmes saoudiennes vivant dans «l’obscurantisme», il n’y eut aucune curiosité pour savoir l’histoire ou l’avis actuel de ces femmes.

En fait, la couverture américaine de la crise du Golfe s’est faite dans le cadre d’un contraste entre la femme soldat américaine libérée et la femme arabe voilée. Il est frappant de voir à quel point cette préoccupation actuelle des médias est cohérente avec la tradition occidentale séculaire de «l’orientalisme», cet ensemble d’idées souvent ambivalentes sur la présumée arriération, quoique séduisante, de la culture arabe. Le harem a toujours été au centre des préoccupations des écrivains occidentaux. Dans le passé, c’était le contraste entre l’audacieuse voyageuse victorienne et la femme arabe exclue qui était présenté. La présence de la première renforçait la conviction auto-satisfaisante de l’Occidental selon laquelle sa société est la plus «civilisée» des deux et que donc, il était dans ses droits naturels de coloniser le Moyen-Orient. La voyageuse européenne tentait également plusieurs de ses soeurs rivées au foyer d’imaginer qu’elles étaient beaucoup plus émancipées qu’elles ne l’étaient réellement ; même si elles étaient privées du droit de vote, ou ne pouvaient divorcer d’avec un mari violent, au moins, elles n’étaient pas confinées dans un harem. L’entreprise impérialiste reposait à la fois sur le sentiment de supériorité des femmes et des hommes d’Occident sur les Arabes patriarcaux.

Aujourd’hui, les journalistes de la télévision et de la presse écrite substituent la femme soldat américaine à la voyageuse victorienne, mais l’intention politique demeure la même. En mettant en contraste l’Américaine mécanicienne de chars de combat et la Saoudienne privée de permis de conduire, les reporters américains impliquent que les Etats-Unis sont le pays civilisé avancé dont le devoir est de prendre la tête dans la solution de la crise du Golfe. Les femmes des deux pays sont transformées en monnaie avec laquelle les hommes tentent de maintenir des relations inégales entre leurs sociétés.

Cependant, les femmes arabes, même dans les sociétés conservatrices du Golfe, sont plus que des victimes passives de l’exclusion. Il existe des Saoudiennes qui ont une instruction universitaire, ont fondé des banques exclusivement pour les femmes, pratiquent la médecine dans des hôpitaux réservés aux femmes, gagnent des salaires dans des usines de confection nouvellement installées. Il n’est point besoin d’insister sur la liberté politique et économique de ces femmes pour en tirer l’argument que les Saoudiennes sont diverses et ont leurs propres analyses authentiques.

Il existe des Koweitiennes qui ont organisé des protestations au niveau des quartiers contre l’armée d’invasion irakienne. Susan Shuaib, une féministe koweito-britannique a, dans son article paru dans le dernier numéro du New Statesman and Society, placé cette surprenante nouvelle dans le contexte plus large des changements des relations politiques au Koweit entre hommes et femmes. Tout récemment en juillet, selon Shuaib, les femmes étaient devenues plus visibles en tant qu’activistes faisant pression pour un gouvernement parlementaire. Elles ont organisé des séries de pétitions et participé à des rassemblements publics.

Le second problème relatif à l’interprétation néo-orientaliste adoptée par tant de reporters américains est qu’elle mesure les «avancées» des femmes soldats américaines en dehors de toute considération du militarisme. Environ 11% de toutes les forces des Etats-Unis en Arabie Saoudite sont des femmes, ce qui correspond à leur proportion dans l’armée toute entière. Dans les médias américains, la femme qui pilote un avion de transport C-141 est décrite comme la descendante naturelle de Susan B. Anthony.

Il est vrai que beaucoup d’Américaines dans l’armée se voient effectivement comme des féministes, brisant de formidables barrières sexistes. Pour elles, l’opération du Golfe Persique ne fait pas partie de l’évolution politique du Moyen-Orient ; elle participe de la lutte politique qui a commencé avec les femmes américaines au Vietnam et qui s’est poursuivie au cours des invasions du Panama et de la Grenade par les Etats-Unis. Chaque intervention militaire américaine a fourni aux femmes une occasion d’affûter leurs compétences bureaucratiques, de contourner les commandants machistes sur le champ des opérations, et de faire pression sur les officiels du Pentagone qui traînent encore les pieds pour ouvrir des opportunités de carrières militaires aux femmes soldats.

Si toutefois, obtenir la «citoyenneté de première classe» dépend d’une intégration effective des femmes dans l’armée, alors quelle signification cela pourrait avoir par rapport à la notion de citoyenneté ? Dans toute la couverture des avancées des femmes soldats américaines, il y a l’implication que le statut militaire définit la citoyenneté.

Les catégories toujours artificielles de «combat», «quasi-combat» et «non-combat» peuvent effectivement s’effondrer dans le désert. Mais peu de femmes parlent encore des types de harcèlement sexuel qu’elles sont susceptibles de connaître à mesure que les semaines passent et que nos soldats n’ont aucun de leurs accès habituels outre-mer aux femmes étrangères. (Quel pays accueillera les «R & R» de milliers de soldats américains ? Pas l’Arabie Saoudite. Quel que soit le gouvernement qui convient de servir de site de repos et de récréation, il devra passer des accords avec le Pentagone pour s’assurer que les soldats américains puissent avoir accès aux femmes locales sans mettre en danger la santé des hommes. Enterrées sous le fin libellé des accords de gouvernement à gouvernement pour le R & R, il y a des dispositions de santé publique et des autorités de police qui affectent directement les relations des femmes locales avec les soldats de l’infanterie). Selon la propre étude du Pentagone récemment publiée, 64% des femmes dans l’armée disent qu’elles font l’objet de harcèlement sexuel. Une femme soldat qui ne s’intéresse pas à ses collègues hommes est toujours susceptible d’être taxée de lesbienne. Mais ceci est devenu doublement intimidant lorsque le Pentagone persiste dans sa politique consistant à forcer les femmes soupçonnées d’être des lesbiennes à abandonner le service.

La crise du Golfe Persique n’est pas construite sur des relations asexuées entre présidents, ministres des affaires étrangères, directeurs de sociétés pétrolières et soldats. Si nous portons notre attention sur les expériences et les idées des différentes femmes impliquées, deux réalités sont mises en relief. D’abord, que cette confrontation internationale, comme d’autres avant elle, se joue en partie par des gouvernements qui tentent de confiner les femmes dans des rôles qui, même lorsqu’ils secouent brièvement les normes sociales conventionnelles, servent néanmoins les intérêts de ces gouvernements. Deuxièmement, la conception que les hommes ont de leur virilité, souvent étroite, est autant un facteur de la politique internationale que les flux de pétrole, de câbles ou de matériel militaire.

Paru dans: Village Voice,
New-York, le 25 septembre 1990.