Dossier 14-15: Genre, société civile et citoyenneté en Algérie

Publication Author: 
Boutheina Cheriet
Date: 
novembre 1996
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number of pages: 
195
En 1993, j'assistais à une cérémonie de danses accompagnées de transes, appelée "Benga", organisée par le seul groupe qui pratiquait encore ces danses dans la ville de Tebessa où je résidais alors[1]. Le groupe Tidjania de Tebessa est une branche résiduelle de la secte islamique africaine plus vaste qui pratiquait ces danses à des fins thérapeutiques, particulièrement pour exorciser les "mauvais esprits". L'élément central de la danse benga est une équipe de joueurs de tambour très organisée qui accompagne des litanies religieuses à la gloire du prophète Mahomet, ce qui provoque chez le danseur un "évanouissement libérateur".

Ce qu'il y avait de plus frappant lors de la cérémonie de Benga c'était que le public était mixte : hommes et femmes, jeunes et vieux tous ensemble, faisaient face aux joueurs de tambour, parmi au premier rang desquels figurait une femme âgée, récitant des litanies religieuses. Les danseurs et les danseuses s'exécutaient tour à tour, et entraient en transes devant l'assemblée. La position de leur corps exprimait un abandon total (les cuisses des femmes et des filles étaient toutefois rapidement recouvertes), qui était tout à fait inhabituel dans une société locale essentiellement patriarcale à forte influence bédouine.

Fascinée par l'intensité des tambours, je me suis levée pour danser, bien que timidement, sous le regard attentif de mon mari et de mes belles-soeurs, me rappelant ainsi, discrètement, que j'étais dépositaire du statut et du prestige de leur nom dans la communauté locale! C'était une famille typique de la petite bourgeoisie qui, sur quatre générations, s'était forgé un profil dans la petite entreprise et le milieu professionnel et se percevait comme la famille idéale, alliant les systèmes de valeurs traditionnel et moderne - typiques d'une micro-société néo-patriarcale[2]. J'étais acceptée dans la mesure où je respectais cet éclectisme - à savoir, regarder le Benga comme une manifestation folklorique mais sans y participer. J'étais tenue de me conformer à des d'attitudes et à un comportement inspirés par le puritanisme et l'auto-discipline à la fois de l'éducation islamique tirée des textes et du rationalisme moderne.

La fin de la cérémonie du Benga remit les choses en ordre, avec la séparation des sexes, les divisions et les relations de classes. Aujourd'hui encore, cette image du Benga me semble refléter avec force les débats sur le genre en Algérie, dans une problématique de la construction d'une nation et de la légitimité d'un Etat nouveau, hypothétiquement en conflit avec les allégeances traditionnelles et les loyautés familiales locales. Discuter de la place des femmes dans la société algérienne aujourd'hui revient à invoquer les "démons" du patriarcat et du néo-patriarcat. Dans cette invocation, nous ferons appel aux démons de la famille, de la société et de l'Etat dans leurs "transes" sur le genre, afin de sonder les limites de l'accès des femmes, en Algérie, à l'individualité et à la citoyenneté, dans le processus de construction de l'Etat-nation sous forme de res publica.

Pendant plus d'une décennie et demie, les mesures populistes de l'Etat ont coopté différentes tendances populaires pour des raisons d'efficacité économique et d'égalitarisme social. Les cooptations les plus notables se sont faites autour des réformes agraires, du mouvement syndical, des femmes, qui étaient intégrées dans l'éducation, la santé et le marché du travail national, et des conservateurs religieux, dont l'adhésion aux politiques socialistes fut compensée par la promulgation de l'Islam comme religion d'Etat. La création, par l'Etat, de collèges et d'instituts religieux servirait de terreau au mouvement fondamentaliste ultérieur, plus visible, des années 1980.

La nature technocratique de la construction de la nation et de l'Etat durant cette période a conduit à la notion de citoyenneté considérée comme une "marchandise". Dans une dynamique d'évolution sociale rapide d'une formation pré-industrielle à une formation post-coloniale dépendante, le suffrage universel ne pouvait pas être intégré comme un droit gratuit. Il était plutôt brandi comme un "produit de troc", en échange d'allégeances soigneusement déterminées. C'est là que l'accès universel à la sphère publique se négociait, contre la préservation d'allégeances concernant les limites imposées aux femmes en tant que décideurs individuels dans l'espace domestique.

L'Etat et le spectre de la famille contre les femmes

J'ai antérieurement fait référence au féminisme et au fondamentalisme comme faisant partie des rites de passage de l'Algérie vers la démocratie[3]. Le discours idéologique officiel éclectique et populiste allie socialisme, Islam (l'article 2 de la Constitution stipule que l'Islam est religion d'Etat), et communautarisme traditionnel. A ce titre, il a considérablement servi à légitimer les revendications conservatrices ultérieures contre l'idéal moderne de la citoyenneté.

Les débats de l'Assemblée Nationale Populaire (ANP) de 1982-84 sur un code de la famille définissant la "femme idéale" dans les sociétés musulmanes, ont aidé à démasquer les démons du conservatisme dans la société civile, démons longtemps réprimés par un Etat technocratique néo-patriarcal. Le cas de l'Algérie démontre que l'Etat et la famille ne sont pas nécessairement en conflit quand il s'agit de restreindre le statut juridique des femmes en tant que décideurs domestiques.

En règle générale, les femmes arabes, marginalisées dans la sphère publique, sont censées exercer leur autorité dans l'ère domestique de la famille[4]. En fait, ce n'est pas par rapport à l'accès limité des femmes à la sphère publique que les hésitations de l'Etat sont le plus apparentes, mais plutôt dans les restrictions qu'il leur impose en tant que décideurs individuels dans l'espace domestique de la famille. Dans cette sphère cloîtrée, l'Etat a soutenu les tentatives islamistes récurrentes visant à définir pour les femmes algériennes une citoyenneté tronquée. Au début des années 80, le projet de loi sur le Code de la Famille reléguait les femmes à un statut de "minorité[5]". Afin de s'assurer que leur accès à la citoyenneté n'affectait pas la sphère familiale, on demandait aux femmes de renoncer à leur statut à part entière au sein de la famille.

Le processus de promulgation du code de la famille montre on ne peut plus clairement que l'élite politique masculine perçoit la participation accrue des femmes à la gestion des affaires de la famille comme un facteur menaçant la stabilité domestique et la cohésion sociale. Paradoxalement, un rôle actif des femmes dans la sphère domestique leur conférerait une citoyenneté plus entière mais saperait l'harmonie idéale d'un univers islamique d'une part, et l'autorité patriarcale d'autre part.

Notre histoire commence avec la session législative de 1982, à la suite de ce qu'on a appelé le printemps berbère de 1980, et la détention de dirigeants féministes comme islamistes, qui marquaient les premières expressions de désobéissance civile et faisaient apparaître la pluralité de la société civile algérienne[6]. L'Assemblée Populaire Nationale adopta un projet de loi sur le statut personnel qui réglementait les relations familiales et déterminait le statut des femmes en tant qu'épouses et mères sous la tutelle des époux et des pères. Le projet de loi traduisaient la volonté de préserver une structure familiale patrilinéaire dominante au sein de laquelle les femmes auraient un statut subsidiaire. Il introduisait également des limites à la participation des femmes à la sphère publique en conditionnant leur droit au travail au consentement de leur mari - disposition que l'on ne trouve nulle part dans la sharia et dans ses écoles d'interprétation officielles, mais qui est très présente dans les coutumes algériennes d'effacement des femmes et de dépendance vis-à-vis des hommes de leur famille[7].

Au cours des débats de l'Assemblée Nationale Populaire, quelques dix délégués ont tenté, en vain, de rappeler à leurs pairs les dispositions constitutionnelles relatives à l'égalité entre hommes et femmes et à l'universalisation de la citoyenneté aux deux sexes. Mais ils se sont trouvés confrontés à des conservateurs déterminés, opposés à la moindre idée d'égalité de statut juridique entre hommes et femmes. Dans ses propos d'introduction, le Ministre de la Justice n'a laissé planer aucun doute sur la position des bâtisseurs modernisateurs de l'Etat : élaborer "dans le cadre des principes islamiques, les références législatives qui devraient garantir les droits de la femme, sa place en tant que partenaire de l'homme et mère, dans la société". Le président de la commission administrative et législative de l'Assemblée a clarifié la question : "Le mariage est basé sur l'égalité entre le mari et la femme, sauf en ce qui concerne la responsabilité légale et l'autorité familiale, une prérogative naturelle du mari".

Certains délégués conservateurs considéraient que le projet de loi était "une riposte dirigée contre ceux qui professaient des opinions laïques". D'autres affirmaient qu'il représentait une opportunité de "rejeter la laïcité parce qu'elle avait transformé les femmes en marchandises[8]". La crainte de la laïcité englobe de façon éloquente la crainte de l'individualité, le pouvoir social des femmes et leur maîtrise de leur sexualité. Pour s'opposer à cela, les conservateurs mettaient l'accent non seulement sur le mariage, mais sur sa forme polygame comme meilleure garantie de l'autorité des hommes. "La polygamie est une action humanitaire qui contribue à réduire le taux de divorces", selon un des conservateurs, "et a sa raison d'être en cas soit de stérilité, soit de maladie grave de la femme, ou si le mari craint la discorde conjugale".

Le projet de loi, qui ne fut pas promulgué durant la législature de 1982, fut discrètement retiré, face à la charge des conservateurs, aux manifestations organisées par les femmes indépendantes des milieux professionnels, et aux protestations de quelques anciens combattants concernés par la promulgation de telles dispositions rétrogrades. Ces dissensions furent les signes avant-coureurs de la "désobéissance civile" dans l'Algérie d'après l'indépendance.

Dix années plus tard, à la veille des premières élections législatives pluripartites prévues pour janvier 1992, les partis islamistes dirigés par le Front Islamique du Salut (FIS), prononcèrent la fin de la laïcité en Algérie et l'instauration d'une République Islamique[9]. Les liens organiques entre la nostalgie du "socialisme spécifique" et le puritanisme des islamistes furent mis à nu. Le processus a été facilité par les représentants de la soi-disant société civile : les délégués de l'Assemblée Populaire Nationale. Le catalyseur essentiel restait la question de la législation et du statut des femmes, en un mot, le genre.

Malgré le retrait du projet de loi de 1982 portant sur le statut personnel, les milieux conservateurs commencèrent bientôt à exercer des pressions en vue de la promulgation d'une législation en matière de statut personnel et de la famille qui soit conforme aux prescriptions de la Sharia et aux coutumes traditionnelles, surtout celles relatives à la prédominance de la famille sur l'individu, plus particulièrement, sur les femmes en tant qu'individus. Le 9 juin 1984, le Qanun al-Usrah (code de la famille) fut promulgué sous le titre de loi n° 84-11. Toutes ses dispositions, sans exception, confinent les femmes à un modèle relationnel de dépendance, que ce soit dans le mariage ou le divorce, dans la représentation légale ou en matière de succession[10]. Il est particulièrement intéressant, quand on discute de la marginalisation des femmes vis-à-vis du processus de prise de décisions domestiques, de noter les manoeuvres désespérées des délégués conservateurs lors des débats de 1984, pour faire de la polygamie une disposition inconditionnelle du code de la famille. La polygamie est loin d'être répandue en Algérie. Les coutumes locales ainsi que l'atomisation croissante des structures familiales sous les pressions de la commercialisation et de l'urbanisation ont découragé les unions polygames. En fait, ses partisans ont introduit la polygamie à l'Assemblée afin d'exercer un contrôle social en renforçant la pérennité de la famille élargie ainsi que le rôle et le statut primaires des femmes en tant que reproductrices.

Code de la famille, reproduction et jihad

Le code de la famille de 1984 s'est contenté de reproduire les dispositions de la Sharia telles qu'elles furent élaborées entre les huitième et douzième siècle par les docteurs de la loi musulmans. Le projet de loi gouvernemental proposait cependant, à un stade, de lier la polygamie au consentement de la première ainsi que de la seconde épouse. Cela suffit à provoquer un tollé qui transforma les débats en conférence sur la polygamie. Selon l'article 8 du projet de code:

Il est permis de contracter un mariage avec plus d'une femme dans les limites fixées par la Sharia si le motif est justifié, les conditions et les intentions d'équité respectées, et après consultation avec l'épouse précédente et la future épouse. Chacune de ces épouses peut poursuivre le mari en justice ou demander le divorce s'il ne prend pas en compte son non consentement.

On s'éloignait du verset coranique original plus tolérant (chapitre 4, verset 2):

Si vous craignez de ne pas pouvoir traiter justement des orphelins, vous pouvez épouser d'autres femmes qui vous semblent vous convenir : deux, trois ou quatre. Mais si vous craignez de ne pas pouvoir les traiter équitablement, n'en épouser qu'une ou alors épousez toute esclave en votre possession. Il vous sera ainsi plus facile d'éviter l'injustice.

Les délégués conservateurs furent prompts à dénoncer violemment l'article comme"hérétique". Dans le procès-verbal publié par le journal officiel, il n'y a aucune trace des interventions faites par des délégués laïques. Sur 60 interventions rapportées dans le procès-verbal, 45 s'opposaient à ce que l'on mette des conditions à la polygamie. Certains délégués estimaient qu'il était peu réaliste de permettre à un juge de décider des conditions d'équité, et que la question devrait être laissé à la conscience du mari[11]. Selon la version arabe de la clause sur le divorce (article 53), les femmes peuvent uniquement "demander à être divorcées" par leurs maris, par l'intermédiaire d'un juge (donc tatleeq et non talaq). Pour certains délégués, même ceci ne devrait pas être accordé aux épouses : "La polygamie ne peut absolument pas être invoquée comme raison pour demander à être divorcée - tatleeq -, car elle est légitimée par la Sharia.

L'intervention la plus surprenante a peut-être été celle-ci:

On ne peut pas contester la polygamie, quelque soit le cas, car un Etat musulman est fondé sur la jihad, et ceci exige l'engagement des hommes seuls. A qui laissera-t-on les femmes en cas de jihad, et comment la société sera-t-elle protégée contre la dépravation qui s'ensuivra, si les veuves ne peuvent pas trouver de maris? La polygamie est donc absolument indispensable[12].

La logique caractéristique du conservatisme patriarcal n'eut cependant pas le dernier mot. En dépit de l'hystérie des conservateurs intransigeants sur l'adoption de la polygamie conditionnelle, les représentants de l'élite néo-patriacale se montrèrent plus habiles et réussirent à inclure l'article proposé par le gouvernement. Selon les explications "scientifiques" du président, "... la population algérienne étant composé de 48 pour cent d'hommes et de 52 pour cent de femmes, quatre femmes sur 52 resteraient non mariées, et seraient la proie d'unions non-musulmanes ou même de la dépravation ; la polygamie se justifie donc pour des raisons statistiques[13]".

Ceci illustre le recours de l'Etat à la science comme discours de légitimation. L'Etat se présente comme étant "celui qui sait", en s'appuyant sur des technocrates et des experts dont la compétence ne peut pas être aisément contestée par des profanes. La caractéristique du néo-patriarcat en Algérie est qu'il se fonde à la fois sur des positions globales transcendantales pour affronter les opinions laïques et radicales, et sur des "preuves" techniques et rationnelles pour contrer les conservateurs. Ces manoeuvres typiques de la classe politique en Algérie - militaires et élites bureaucratiques - sont passées inaperçues tant que les processus de construction de la nation ne concernaient que les infrastructures de la sphère publique : industrialisation, mécanisation de l'agriculture et surtout, socialisation systématique par le biais de la scolarisation accrue.

Un modèle durkheimien de "cohésion sociale", dans le cadre d'un semblant de "solidarité organique" fut développé comme le mécanisme dominant pour prendre en charge l'évolution sociale. La magie du changement s'est arrêtée au seuil de la sphère domestique familiale où les mécanismes de "solidarité mécanique" ont résisté aux incursions de l'Etat. En Algérie, le cercle familial est généralement appelé "horma" (intimité sacrée), un terme qui tire son étymologie de "haram" (interdit). "Horma" désigne également la femme, ou, invariablement, toutes les femmes de la famille. Alors que d'autres sphères de l'organisation sociale se sont montrées dociles et même ouvertes, le genre a résisté à l'éclectisme déroutant du discours de légitimation de l'Etat.

Notre perception de l'évolution sociale a longtemps été inspirée par les conceptualisations nées des approches positivistes et évolutionnistes des penseurs européens du 19ème siècle qui furent eux-mêmes fortement influencés par les changements intervenus au cours du stade industriel et colonialiste du capitalisme. Ces théories sociales ont toutes été élaborées en dehors de toute analyse de genre. Les femmes sont incluses dans le concept "homme", ce qui non seulement occulte leur particularité, mais perturbe la réflexion sociale. Comment devons-nous prendre en compte le mimétisme des soi-disant sociétés en développement, leur docilité face à l'intégration structurelle dans un système capitaliste international et leur opposition farouche tant aux conceptualisations normatives "modernes" des rôles des sexes qu'aux connaissances laïques? Comment pouvons-nous expliquer le recul de sociétés complexes dès que les femmes tentent d'atteindre un certain niveau d'auto-détermination et de renforcement de leurs capacités individuelles?

A ce stade, les théories sociales doivent inclure une conceptualisation plus subtile des différents schémas de reproduction sociale, dans le contexte de ce que j'appelle la "résistance des réflexes patriarcaux". Bien que la portée et les préoccupations du présent article ne permettent pas une analyse plus détaillée des "réflexes patriarcaux", il est essentiel de souligner que le fait de nier que les femmes font l'histoire et qu'elles sont des agents centraux dans la dynamique tant de la reproduction que de la reproduction sociale, a certainement affecté, jusqu'à présent, les perceptions de l'évolution sociale.

Les craintes des délégués algériens à propos de la "dilution" des rôles et des statuts des sexes sont comparables à celles de leurs homologues conservateurs américains. Sans entrer dans les détails, on note des ressemblances intéressantes entre la panique des parlementaires algériens face à la possibilité que les femmes algériennes prennent en charge le processus de la reproduction, et partant, celui de la reproduction sociale, et le combat acharné des membres conservateurs du Congrès américain pour refuser aux femmes américaines, en tant que décideurs individuels, l'accès à l'avortement. De telles objections révèlent essentiellement un réflexe protectionniste vis-à-vis du rôle de reproductrices des femmes et rejettent implicitement leur maîtrise de leur sexualité comme une menace à leurs statuts de reproductrices en tant qu'épouses et mères. L'accès des femmes à la citoyenneté est compromis par la problématique de la reproduction.

Bien que superficielle, la comparaison entre l'Algérie et les Etats-Unis donne un aperçu des réflexes du patriarcat résiduel de l'Etat moderne, que ce soit dans sa phase capitaliste avancée ou dans celle de formation dépendante. Sa légitimation s'articule autour de la préservation de la sphère familiale privée, et sa dépendance fondamentale, autour du rôle de reproductrices et du statut domestique des femmes.

En Algérie, l'accès des femmes à la sphère publique - c'est-à-dire à la citoyenneté - s'inscrit dans le cadre d'une dynamique clientéliste. Considérons l'intégration généralement favorable des femmes dans les processus publics, tels que l'éducation, la santé et les services. L'Etat les offre en bloc comme des "droits constitutionnels" mais les utilise comme des "faveurs". La majorité des femmes, confrontées à un contexte social très peu enthousiaste sinon hostile, les perçoivent en tant que telles. En contre-partie, les femmes sont censées accepter un statut mineur et inadapté de citoyenne, en acceptant leur mise à l'écart des principaux processus de prise de décision, surtout ceux relatifs au statut personnel et à la législation sur la famille.

Les citoyennes algériennes considèrent l'Etat comme un libérateur, en dépit des régressions considérables qu'il a engendrées en matière de statut personnel. Aujourd'hui, les féministes en Algérie continuent de faire appel à l'intervention de l'Etat pour stopper la montée de l'islamisme et mettre en oeuvre un modèle de citoyenneté universelle dans la cadre d'une république démocratique. Mais la légitimation de l'Etat a été sérieusement sapée par la tentation plus universelle de la révolution pan-islamique. On pourrait s'attendre à ce que, dans un dernier effort pour conserver le pouvoir politique, l'élite nationaliste dominante, conjointement avec l'armée, continue de manoeuvrer au sein des relations clientélistes qu'elle a établies tant avec les féministes qu'avec les démocrates. Cependant, le processus de dé-légitimation semble irréversible. Tôt ou tard, la lutte pour le pouvoir devra découler de la société civile en général, en écartant l'Etat comme décideur/protecteur omnipotent en Algérie. C'est alors que l'effort d'élaboration de la citoyenneté sera ouvert à tous. Pour les femmes, ce sera un processus long et douloureux.

Boutheina Cheriet est professeur d'éducation comparative et de sociologie de l'éducation à l'Université d'Alger. Elle est actuellement professeur associée à la Brookings Institution, à Washington DC.

Tiré de: Middle East Report, janvier-mars 1996, pp. 22-26.

Middle East Report Information Project (MERIP)
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Suite 119, Washington DC 20005, U.S.A.

[1] Je propose ici une utilisation non-conformiste de l'observation anthropologique, où l'observateur est totalement immergé dans le processus en tant qu'acteur. J'ai apparemment joui de conditions idéales de libération, d'individualisation et de professionnalisme, garanties par mon statut d'employé public, de professeur d'université. Mon mariage dans une famille influente de Tebessa, petite ville (à environ 700 km au sud-est d'Alger) ayant des configurations tribales résiduelles, m'a ramenée à des statuts, des rôles et un comportement qui dénote plus des contraintes et des allégeances familiales qu'un individualisme libre et autonome ayant des relations directes avec des institutions et des structures étatiques. Mon statut d'épouse m'a conduit à jouer sur deux registres contraires : paraître, comme une professionnelle, et m'effacer comme une épouse.

[2] Voir Hisham Sharabi, Neo-Patriarchy, (New-York : Oxford University Press, 1988).

[3] Voir Boutheina Cheriet, "Feminism and Fundamentalism : Algeria's Rites of Passage to Democracy", In J.P. Entelis and P.C. Naylor, eds., State and Society in Algeria, (Boulder, CO : Westview Press, 1992), pp. 171-215.

[4] Voir Fatima Mernissi, Beyond the Veil : Male-Female Dynamics in Modern Muslim Society, (London : Al Saqi Books, 1985).

[5] La référence officielle sur le statut personnel en Algérie est al-Qanun al-Usrah (le code de la famille). Les documents cités ici comprennent la "loi n° 84-11" ; le journal officiel de la république algérienne populaire et démocratique (Alger, 9 juin 1984) ; les Débats Parlementaires n° 126, de 1982 ; et n° 46, 47, 48, 52 de 1984 ; Le journal officiel de l'Assemblée populaire nationale (JOAPN), (Alger). Ces derniers représentent les procès-verbaux des débats de 1982 et de 1984 sur le code de la famille. Tous ces documents sont rédigés en Français. Les traductions sont de l'auteur.

[6] Entre 1980 et 1983, la scène politique algérienne a été marquée par différents mouvements de désobéissance civile, pour la première fois depuis l'indépendance, en 1962. Trois types de contestation se sont manifestés presque simultanément : les revendications ethniques berbères pour la reconnaissance officielle de la langue et de la culture amazigh berbères ; les revendications des islamistes en vue de l'islamisation totale de l'Algérie ; et les revendications féministes en vue de l'application totale des droits constitutionnels de citoyenneté des femmes, droits menacés par la législation sur le statut personnel de l'époque. Cette opposition plurielle au monolithisme étatique annonçait les émeutes d'octobre 1988, qui marquaient la dé-légitimation du système de parti unique.

[7] Pour un éclairage sur les versets coraniques relatifs au statut religieux, social et juridique des femmes, voir Abdel Hamid al-Shawaribi, Al-Huquq al Siyassia lil-Mar'a fil-Islem (Women's political rights in Islam), (Alexandrie : Mansha'at al-Ma'arif, 1987).

[8] JOAPN 126, p. 3. On pourrait prendre cette remarque pour une observation weberienne sur la laïcité et la transformation des relations sociales.

[9] Ibid., pp. 10-11.

[10] Voir Boutheina Cheriet, "Specific Socialism and Illiteracy amongst Women : A comparative study of Algeria and Tanzania", (PhD dissertation, University of London Institute of Education, 1987), p. 195.

[11] Les sessions plénières des 23-24 avril 1984 (JOAPN, n° 46, 47 et 52).

[12] JOAPN n° 46, pp. 19-21.

[13] Abdel'aziz Sa'ad, "Nidham Ta'adud al Zaujat fi-Qawa'id al-shari'a wal-Qawaneen al-Wadh'iyya" (Polygamy in the rules of the Sharia and positive laws), al Thaqafa (Ministry of culture review) 95, septembre-octobre 1986, pp. 197-211. Traduction par l'auteur.