France: Une entrevue avec Fadéla Amara, fondatrice de l’association Ni putes ni soumises

Source: 
El Watan
Fadéla Amara, fondatrice de l’association Ni putes ni soumises est, à 43 ans, Secrétaire d’Etat à la politique de la Ville.
Fille d’immigrés originaires du village d’Aït Youcef dans la wilaya de Béjaïa, née en France, elle a grandi dans une cité de Clermont-Ferrand dans une famille de dix enfants. En 2005, à la demande du président de l’Assemblée nationale, Jean-Louis Debré, Fadéla Amara est nommée à la Halde (Haute autorité de lutte contre les discriminations et pour l’égalité). Elle se bat, depuis l’âge de 14 ans, pour « améliorer les conditions de vie des gens dans les cités ». Se revendiquant de gauche, elle considère que son combat transcende les clivages politiques.
Qu’est-ce qui a motivé votre acceptation d’entrer dans un gouvernement de droite, vous qui êtes de gauche?

Ce qui a motivé mon entrée dans le gouvernement, c’est d’abord l’urgence de la situation dans les banlieues, suscitée par les violences urbaines de 2005, c’est aussi l’absence de réponse politique à des problèmes concrets. Les gens qui vivent dans les quartiers me ressemblent, ont besoin qu’on les prenne en compte au quotidien, et j’en suis arrivée à me dire que dénoncer ce qui ne va pas ne suffit pas, et qu’il faut, par conséquent, passer à l’action. Ce qui m’a également motivée c’est la volonté concrète et réelle du président de la République et sa détermination de changer la situation dans les banlieues.

Etre ministre, est-ce une finalité? Un moyen?

Devenir ministre, ce n’était pas, en ce qui me concerne, programmé comme carrière politique, surtout dans un gouvernement de droite, moi qui suis une femme de gauche. Non, c’est vraiment le souci d’être utile tout de suite. Ce n’est pas une fin en soi, c’est au contraire un des leviers qui permettront de faire bouger les choses.

Vous avez les moyens de votre action?

Si je n’avais pas eu les moyens, la marge de manœuvre, l’autorité, l’indépendance de ton, je n’aurais pas accepté d’être ministre. Quand il m’a demandé d’entrer dans le gouvernement, Nicolas Sarkozy ne m’a pas demandé d’entrer à l’UMP, par exemple. Il respecte aussi ma façon d’être, mon comportement, mon langage qui n’est pas un langage d’énarque.

Vous n’avez toujours pas la langue dans la poche …

Je suis une femme libre et indépendante. Cela dérange encore certaines personnes qui sont dans le « politiquement correct », les bien-pensants, mais cela ne dérange pas le président de la République ni le Premier ministre, parce que je pense que Nicolas Sarkozy s’inscrit dans une autre démarche de rupture en termes de nouvelle pratique politique, notamment en intégrant des personnes comme moi, qui sont des quartiers issus de l’immigration, qui n’ont pas fait l’ENA, par exemple. C’est sa volonté. Je suis enfant d’immigrés, mes parents ont toujours leur carte de séjour, je suis de la banlieue. Donc, je cumule tout ce que certains appellent des handicaps et qui, pour moi, sont en réalité des richesses.

Votre entrée dans le gouvernement n’a pas fait l’unanimité parmi vos proches, certains vous ont accusée de « trahison ». Que leur répondez-vous?

Très peu ont parlé de trahison, ceux qui ont en parlé ont des responsabilités politiques, comme par exemple ceux qui, dans la direction du parti socialiste, n’ont pas su se battre pour que des gens comme moi aient leur place. Et quand je parle de notre place, ce n’est pas en étant l’alibi, la beurette de service. Je parle d’une vraie place avec un vrai mandat politique, par exemple à l’Assemblée nationale. La direction du Parti socialiste a fait la démonstration qu’elle n’était encore que dans les déclarations et les intentions, mais certainement pas dans le concret. Ségolène Royal a eu cette intelligence de comprendre que quelque chose n’allait pas quand elle a dit qu’il faut s’interroger sur le fait que des personnalités de gauche de la société civile comme Martin Hirch (ex-président d’Emmaüs) ou moi-même rentrent dans un gouvernement de droite.

Quelles sont vos priorités pour les cités? Que préconisez-vous pour améliorer la vie des gens dans les cités; pour régler les questions d’exclusion et de précarité dans les banlieues?

Nous sommes, mon équipe et moi, en pleine élaboration d’un plan banlieues qui va être certainement présenté au mois de novembre par le président de la République. Les trois grandes priorités de ce plan sont : l’éducation et le désenclavement des quartiers qui vont enfin créer la mixité sociale et des populations, en améliorant le cadre de vie et l’emploi des jeunes. C’est aussi la volonté du président de la République de prendre le temps nécessaire à la construction d’un plan banlieues qui, en axe central, fait participer très fortement la population qui habite ces quartiers-là. Il ne s’agit pas de produire un énième plan banlieues de politique de la ville que l’on va imposer, mais de faire en sorte que les gens concernés par la politique de la ville et ce plan banlieues participent aussi en nous donnant des idées, en étant critiques.

Par quel canal? Vous les rencontrez? Ils vous écrivent?

Plusieurs supports permettent cette consultation. La priorité des priorités pour moi, c’est le contact humain. Je continue à faire ce que je faisais avant, je vais dans les quartiers, j’organise avec ceux qui le souhaitent des réunions d’appartements au cours desquelles je rencontre des papas et des mamans qui me parlent de leurs problèmes. Je rencontre dans les cages d’escalier certains jeunes qui me parlent aussi de leurs problèmes et de leurs soucis. Et puis, nous avons créé un blog que j’ai ouvert le 1er août et qui a fait un « carton », il vise un public spécifique des quartiers en difficulté, mais aussi les jeunes qui sont à la campagne. Nous travaillons sur une concertation départementale qui sera sous la responsabilité du préfet. Pendant tout le mois de septembre et d’octobre, nous allons, avec mon cabinet, nous déplacer partout pour rencontrer les gens. Une fois que cette concertation territoriale nationale en termes de débats publics, de réunions, sera terminée, nous recueillerons toutes les propositions. Nous en dégagerons les grandes thématiques et nous examinerons ce qui peut impulser un vrai changement dans les banlieues. Pour la première fois, en termes de méthode, nous avons quelque chose de nouveau.

Considérez-vous que tous les moyens sont enfin mis en œuvre pour assurer l’égalité des droits et l’égalité des chances dans les quartiers?

Je pense qu’il manquait une réelle volonté de promouvoir l’égalité des chances. Depuis ces trois dernières années, il y a une évolution. L’ancien président Jacques Chirac avait mis en place, en 2004, la Haute autorité pour la lutte contre les discriminations dont j’étais membre. Dans le cadre de mes responsabilités ministérielles, je compte renforcer les moyens et les mesures qui permettront une vraie prise de conscience nationale, c’est-à-dire que nous allons développer toutes les initiatives qui vont conduire à prévenir toutes les formes de discrimination. Au sein de mon cabinet, nous travaillons avec le grand patronat, les syndicats des petites et moyennes entreprises pour mettre en place des formations qui feront prendre conscience des mécanismes de la discrimination, en mettant par exemple le doigt sur des pratiques inconscientes, pour ensuite les corriger. Je fais partie des gens qui disent que l’Etat doit être exempt et exemplaire, à la pointe du combat contre les discriminations. Je serai contente, demain, que dans le secteur de l’éducation on accélère les processus qui permettront, en termes de filières d’excellence, de faire émerger une nouvelle génération, notamment issue de l’immigration. Ma tâche est de renforcer et d’aider à ce que ces filières d’excellence bénéficient réellement aux jeunes des quartiers pour qu’ils puissent aller dans les grandes écoles et prendre leur pleine part au projet de leur pays. C’est important pour moi de me battre pour que les hautes fonctions de l’Etat ne soient plus l’exclusive d’une élite cloisonnée.

Vous êtes favorable à la discrimination positive?

Je ne suis pas pour la discrimination positive. Je sais que je suis en contradiction avec le président de la République. Nicolas Sarkozy est très respectueux de l’opinion des gens, il ne me demande pas de me taire. Ce couple improbable pour certains peut fonctionner dans la volonté commune de changer la situation dans les banlieues. Mes discussions avec lui sont intéressantes dans le sens où je comprends mieux sa détermination à promouvoir la discrimination positive, il veut faciliter l’émergence d’une nouvelle génération populaire, particulièrement issue de l’immigration, pour qu’elle soit visible et qu’elle entraîne le reste.

Vous considérez-vous comme un exemple? Une exception?

Je ne pense pas. Avant moi, il a y eu des gens issus de l’immigration à des postes de responsabilité. Pas assez à mon sens, évidemment, et certainement pas en politique. Ni dans les médias. A la télévision, cela commence à venir. Je suis à la tête d’un ministère qui a l’intention de bouger, et puis, je n’ai pas les mêmes pratiques que les autres, je continue à être militante dans ma tête. Quelquefois, je dérange, je bouscule les choses, mais pour moi, l’essentiel est qu’on améliore les conditions de vie des habitants des quartiers.

Que préconisez-vous pour faire évoluer qualitativement le sort des femmes des cités dans la famille et la société?

J’ai bien évidemment une attention particulière pour les femmes et les jeunes filles des cités. Une de mes priorités est que les femmes accèdent à l’autonomie et à l’indépendance. Cela passe par l’apprentissage de la langue. Il faut aussi que les valeurs de la République soient bien intégrées, notamment la laïcité, pour que chacun comprenne que dans notre pays, le projet républicain permet à tous d’exister dans le même espace avec le respect des uns et des autres et qu’il y a des règles qu’il faut respecter. Dans les quartiers, notamment dans les familles immigrées, la question du droit des femmes doit être inscrite dans le comportement au quotidien. Ce n’est pas gagné d’avance, des courants obscurantistes de tous bords confisquent ces droits aux femmes. Dans les cités, les mariages forcés justifiés par une instrumentalisation de l’Islam sont en recrudescence. Cette sorte d’inculture par rapport à sa propre religion fait que des personnes sont manipulées et manipulables. C’est pour cela que l’éducation est importante. Il s’agit aussi de favoriser l’emploi des femmes des quartiers. Beaucoup de familles issues de l’immigration sont monoparentales. Pour ces femmes qui élèvent seules leurs enfants, l’idée est de faire en sorte qu’elles réussissent le pari d’éduquer leurs enfants correctement, tout en travaillant, de les aider à travers des dispositifs très précis, notamment pour faciliter leur accès à l’emploi, pour la garde de leurs enfants. Avec Valérie Létard, secrétaire d’Etat chargée de la Solidarité, nous réfléchissons à augmenter les dispositifs d’aide aux femmes victimes de violences.

La politique d’immigration choisie préconisée par le gouvernement auquel vous appartenez ne vous gêne-t-elle pas?

Ce qui me gêne ce n’est pas tant l’immigration choisie, qui a toujours existé dans les faits quels que soient les gouvernements qui se sont succédé, mais que des immigrés soient exploités parce qu’ils n’ont pas de carte de séjour. C’est indécent.

Pensez-vous aux sans-papiers?

Exactement. Et qui sont là depuis de nombreuses années, et dont les enfants vont à l’école. Je suis pour la régularisation administrative de la situation de ces familles. Sur la gestion de la question de l’immigration, la gauche n’a pas à donner de leçons. Il faut gérer le flux migratoire mais cela ne peut se faire qu’au niveau européen, et que si nous sommes capables de mettre en place une véritable politique de co-développement avec les pays du Sud et dans le respect de ces pays. Le codéveloppement, ce n’est pas s’imposer comme celui qui fait tout, c’est faire avec son partenaire. Le codéveloppement n’est pas une idée nouvelle. Je crois que nous sommes face à une nouvelle page que nous devons écrire, la France, évidemment, mais aussi l’Europe avec les pays du Maghreb et africains dans une nouvelle vision du monde. Le discours du président Sarkozy du 27 août (sur la politique étrangère devant la conférence des ambassadeurs, ndlr) traduit la volonté de respecter les autres pays comme partenaires, notamment dans la construction de l’Union méditerranéenne. Je pense très sincèrement que lorsque Nicolas Sarkozy fait cette déclaration, il est dans cette posture de dire que nous avons une histoire commune qui existe depuis longtemps, que la France a joué un rôle négatif dans la colonisation que nous devons assumer, mais nous devons aussi regarder comment nous construirons ensemble, dans le respect réciproque, notre relation présente et future.

Vous-même, avez-vous des projets de coopération avec les pays de la rive sud de la Méditerranée, particulièrement l’Algérie d’où vos parents sont originaires?

Je suis preneuse de tout ce qui peut renforcer les relations entre l’Algérie et la France. Je suis non seulement preneuse mais je souhaiterais aussi être actrice de ce renforcement. L’Algérie, c’est mon deuxième pays, mon pays de cœur. Je n’ai jamais eu de problème d’identité, j’ai toujours su que mes ancêtres ce n’étaient pas les Gaulois et que mon pays, la France, a eu un rôle de colonisateur, d’oppresseur en Algérie, auprès de mes propres ancêtres. Donc, ma propre chair, mon propre sang. Tout cela pour moi est intégré. Mais je pense qu’il faut aussi savoir dépasser cela sans oublier, pour ne pas recommencer, et aussi pouvoir les uns et les autres construire des rapports mutuellement bénéfiques et sereins. Dans les banlieues, en France, il y a beaucoup de jeunes issus de l’immigration, notamment algérienne, et c’est important aussi pour eux de savoir qui ils sont, où ils vont. Mes parents ont été militants du FLN, pour l’indépendance de l’Algérie. Porteuse de cette histoire et me retrouver au gouvernement grâce à la volonté du président Sarkozy qui l’a souhaité, c’est aussi une manière de dire que nous sommes en train de recoudre et de réconcilier un pan de notre histoire. Je pense que cela aussi c’est intéressant. Ce n’est pas apprécié par tout le monde.

Comment a réagi votre père à votre nomination au gouvernement?

Mon père parle très peu, j’ai compris qu’il était très fier, quand il a dit, en kabyle, à ma mère: « Où est-ce qu’elle a été la fille du pauvre? ». Quand mon père prononce ce genre de phrase, cela veut dire qu’il éprouve une fierté extraordinaire, lui, pour qui l’émigration a été une fracture. Il a beaucoup souffert d’avoir eu à quitter sa famille, encore aujourd’hui, il souffre de ce déracinement. De toute cette somme de souffrances, mon père se dit que si c’est pour voir sa fille entrer dans un gouvernement, là oui, il est très fier. De la même manière que dans les cités en France, mes amis, ma famille en Algérie ont salué cette nomination. Le téléphone a explosé. J’ai beaucoup été émue par un courrier que j’ai reçu d’une association de Aït Youcef, d’abord parce que je ne la connais pas et puis, parce que c’est le village de mon père. Je compte aller là-bas rencontrer ces gens.

Par: Nadjia Bouzeghrane

10 septembre 2007