Dossier 20: Les femmes musulmanes et la politique de l’ethnicité et de la culture dans le Nord de l’Angleterre

Publication Author: 
Yasmin Ali
Date: 
décembre 1997
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number of pages: 
179
Les femmes sont le facteur caché dans la politique d’ethnicité dans les communautés musulmanes du Nord de l’Angleterre. Ce silence apparent des femmes trouve son origine dans le patriarcat, l’impérialisme et les conséquences de l’Orientalisme sur la culture européenne contemporaine. Autrement dit, il existe une théorie culturellement fondée selon laquelle les femmes doivent connaître leur place, les colonisés doivent connaître leur place et les femmes orientales sont trop immatérielles pour même avoir une place. Le contexte régional du conservatisme social dans le Nord de l’Angleterre a également eu des répercussions sur la manière dont les femmes dans chaque communauté, y compris les communautés musulmanes, sont façonnées. Dernier point et non des moindres, les moyens particuliers utilisés par un “leadership” communautaire masculin pour ‘geler’ la culture et l’ethnicité ont éliminé et rejeté la spécificité féminine, conférant à l’invisibilité une position sécurisante mais ambivalente pour les femmes sud-asiatiques. Ces stéréotypes féminins différents -qui cependant se renforcent mutuellement- rendent le problème des femmes manifeste, alors même que leur présence est cachée.

Dans cet article, j’aimerais étudier les facteurs qui ont jeté une telle ombre sur l’histoire des femmes sud-asiatiques dans le Nord de l’Angleterre et ont tant déformé la dynamique du développement de la communauté en général. Il est difficile de contester que les femmes sont en grande partie invisibles. Le feu des projecteurs braqués sur les communautés musulmanes du Nord de l’Angleterre au moment de l’affaire des Versets sataniques a révélé quelques visages de femmes, mais les commentateurs culturels, prompts à considérer ce qu’ils voyaient comme un anti-esprit des Lumières soufflant sur les Pennines, recherchaient peu la voix des femmes. Les femmes, pensait-on souvent, étaient soit partisanes passives soit victimes des mollahs. La vérité est plus complexe et se trouve autant dans l’histoire des communautés minoritaires après leur arrivée en Grande-Bretagne que dans les caractéristiques particulières des “cultures” qu’elles sont censées adopter. Le fait de se déraciner et de changer de continent pour commencer une nouvelle vie a des conséquences, et des effets durables, sur les groupes et sur les individus. Alors que ces communautés subissaient le choc de leur création dans le processus de migration, elles ont produit des formes politiques recherchant – forcément, étant donné leur marginalisation- des alliés ou des protecteurs plus puissants (réels ou imaginaires) dans le pays d’origine, en Grande-Bretagne ou dans les deux. J’aimerais étudier comment deux formes politiques différentes –à certains moments opposées mais en définitive complémentaires - ont eu un impact sur les femmes des communautés musulmanes. L’une des ces formes politiques est le multiculturalisme ; l’autre est l’ethnicisme. Il pourrait y avoir une “troisième forme”, l’antiracisme, qui sera examinée brièvement en raison du rôle qu’elle a joué fortuitement dans la victoire de l’ethnicisme. Enfin, je montrerai qu’une autre option véritable, résultat de l’opposition de la communauté au conservatisme, se dégage, quoique de façon fragile, notamment grâce au sacrifice et au combat des femmes. Cependant, pour explorer ces possibilités, il faut étudier les communautés d’un point de vue historique et politique.

L’impact du multiculturalisme

Le multiculturalisme est le produit de la réaction de l’Etat britannique à l’augmentation des communautés en provenance du Nouveau Commonwealth dans les années 60. Il repose sur l’idée –pas toujours très claire- que les minorités disposent d’une autonomie limitée pour des questions “communautaires” internes comme les observances religieuses, l’habillement, la nourriture et autres questions censées êtres “apolitiques”, dont le contrôle social des femmes, sans menacer d’une quelconque façon le cadre de base des relations sociales, économiques et politiques de la société. Le multiculturalisme a servi de justification idéologique –et de logique- à une série de mesures destinées à circonscrire les communautés et à les isoler de la scène politique locale, ou à y négocier leur entrée limitée. Il a également eu pour effet, en ce qui concerne les gouvernements des partis travailliste et conservateur, de dépolitiser la “race” en tant que facteur populiste imprévisible de la politique britannique.

S’il a moins réussi à contenir le racisme populaire, le multiculturalisme a remporté des succès étonnants en ce qui concerne le premier objectif consistant à faire des communautés locales plutôt les bénéficiaires des politiques sociales que des acteurs du système démocratique. Le multiculturalisme a par ailleurs pris une certaine autonomie à mesure qu’il s’imposait comme l’idéologie “raciale” dominante dans une série de domaines importants, en particulier l’éducation et les services sociaux, peut-être en raison de la facilité avec laquelle il peut s’adapter aux théories sur le fonctionnement approprié de l’Etat-providence. Le multiculturalisme a pu survivre depuis les années 60, époque à laquelle Roy Jenkins, ministre de l’Intérieur, lui donna ce nom (peut-être conviendrait-il de dire qu’il le “baptisa”) dans le contexte du vote de la première loi sur les relations raciales (1965), de la loi sur l’administration locale (1966) et du renforcement des contrôles extrêmement restrictifs sur l’immigration car, en raison de son pragmatisme trompeur, le multiculturalisme représente la politique de consensus britannique sur les questions de “race”.

Le pragmatisme, évidemment, est le terme préféré des Britanniques pour désigner une politique manquant de base défendable dans son principe. Dans les années 60, le ministère de l’Intérieur s’était intéressé aux mesures développées à l’époque par l’administration Johnson en réponse aux revendications du Mouvement pour les droits civiques des noirs aux Etats-Unis. L’approche du Mouvement pour les droits civiques (lui-même pas tout à fait clair sur la question des classes) fut rejetée comme inappropriée au cas britannique. On lui préféra le multiculturalisme qui s’inspirait beaucoup moins des idées de citoyenneté dans un Etat démocratique que de l’expérience de l’administration coloniale pendant la décolonisation. L’Etat multiculturaliste pouvait, par exemple, se concerter directement avec des dirigeants communautaires non élus plutôt que faire face aux incertitudes de l’établissement d’une coalition démocratique.

Le multiculturalisme a eu pour effet de déterminer et de délimiter dans les communautés, l’autonomie à accorder à une élite autoproclamée ou cooptée par clientélisme, en échange d’une paix sociale et politique générale. Autrement dit, à travers le multiculturalisme, l’Etat cherchait un moyen par lequel l’“intégration” des communautés sud-asiatiques pourrait se faire en créant une classe de médiateurs représentant la communauté auprès de l’Etat (en général, les pouvoirs locaux) et interprète de l’Etat auprès de la communauté, sans avoir recours aux urnes ou aux processus plus lents de socialisation politique que la transparence aurait exigé.

Dès le début, les femmes n’étaient pas totalement absentes de la liste des représentants communautaires ; des noms de femmes figuraient sur les premières listes d’affiliation des organismes chargés des “relations raciales”. Cependant, du fait de la tendance de la migration populaire –selon laquelle les hommes venaient seuls et étaient rejoints bien plus tard par femmes et enfants- peu de femmes de la classes ouvrière auraient été présentes en Grande-Bretagne dans les années 60 et donc, peu auraient été éligibles pour une telle cooptation, eut-elle été possible. Par conséquent, à l’époque, il n’était pas rare, noblesse oblige, de voir les femmes des médecins et des professeurs de l’“aristocratie migrante”, être les premières à contribuer à la politique des “relations raciales” en tant que responsables communautaires. Acceptant d’être le “porte-parole” de leur propre classe ouvrière auprès des autorités blanches, ces femmes contribuaient à alimenter les stéréotypes sur les femmes de la classe ouvrière, tout en gardant – l’exception confirme la règle- leur propre degré d’autonomie. Il est à présent difficile de trouver des documents décrivant ce processus tel qu’il s’est produit dans les années 60 et 70 mais, dans les années 80, je frémissais quand lors de réunions organisées dans le Lancashire, des femmes de la bourgeoisie donnaient une fausse image des femmes prolétaires à un public de blancs avides de stéréotypes.

Ce préjugé de classe typique de l’élite communautaire souligne également un préjugé ethnique selon lequel la classe moyenne instruite urbaine du sous-continent n’avait pas forcément le même profile ethnique que la masse des migrants prolétaires qu’on lui demandait de représenter. Tout au moins y avait-il souvent une séparation urbaine/ruraux entre la classe moyenne et la classe ouvrière d’un même pays, parfois aggravée par des différences linguistiques. La croissance ultérieure des communautés dans les années 70 en particulier a effectivement conduit à l’apparition de ce qui semblait être une élite communautaire plus authentique ou naturelle, constituée souvent de marchands plutôt que de professions libérales. Cette transition vers une élite petite bourgeoise n’allait évidemment pas sans problèmes (certains d’entre eux seront examinés plus bas) mais, quoi qu’il en soit, l’héritage des premières “élites” se retrouve dans la politique communautaire, notamment là où ces trois facteurs existent : là où les professionnels de la classe moyenne étaient marginalisés à l’intérieur de leur profession (surtout les médecins) ; là où ils partageaient une appartenance ethnique ou religieuse avec les communautés de la classe ouvrière au niveau local ; et là où la politique locale était fondamentalement conservatrice, même si ce n’est pas dans le sens politique d’un parti.

Ces trois facteurs se retrouvent dans beaucoup de petites villes du Nord de l’Angleterre, notamment dans l’ouest du Yorkshire et dans l’est du Lancashire. Socialement conservatrices, dévotes et peu reconnues ou manquant d’opportunités de carrière significatives pour ce qui est de certaines professions, les communautés majoritaire et minoritaire ont mutuellement renforcé leur hostilité latente contre les changements ou les bouleversements. La matrice sociale en place dans ces zones du Nord de l’Angleterre a eu d’autres conséquences dans la montée du multiculturalisme – conséquences particulièrement importantes pour les femmes.

Pour l’instant, il suffit de dire qu’en raison de la grande diversité dans les luttes et les conflits politiques et sociaux dans les grandes villes, le conservatisme devient même un choix politique délibéré. Quand c’est le cas, le conservatisme devient une position avec laquelle il est légitime d’engager le débat car il n’est pas un bloc monolithique au sein de la communauté. Le relatif isolement par rapport aux divers courants sociaux et politiques rend cette démarche pratiquement impossible dans les petites villes ; là, le conservatisme est la force dominante. Ce point est important car les formes que doit revêtir une politique alternative dans un tel environnement conservateur sont différentes de l’opposition “traditionnelle” ou ouverte et doivent être camouflées pour avoir l’air de rejeter tout contenu ou toute intention politique. C’est particulièrement vrai en ce qui concerne les positions opposées adoptées par des femmes confinées dans une arène politique plus réduite et astreintes à un plus grand degré de censure sociale par rapport à leurs homologues masculins dans les mêmes communautés.

Le conservatisme du nord

Il est intéressant de voir le fonctionnement du conservatisme dans le Nord. Ses particularités peu sympathiques – insularité, esprit de clocher et obsession apparente pour le contrôle social des femmes et des filles - peuvent être opposées aux avantages plus positifs d’une cohésion de la communauté face au racisme et à l’hostilité externe. Cela peut contribuer à expliquer les liens solides qui rattachent les femmes – souvent de leur propre gré - à des communautés qui, par ailleurs, les frustrent dans leurs aspirations. Il est également important, dans ces circonstances, d’opposer la réalité plus complexe aux images que donnent les médias des grandes villes des communautés du Nord.

Le Nord, composé des petites villes de l’est du Lancashire et de l’ouest du Yorkshire, est, à maints égards, matériellement plus pauvre que d’autres régions britanniques qui ont connu une vaste immigration de minorités en provenance du sous-continent indien. Les industries qui recrutaient, comme le textile, étaient déjà sur le déclin au moment des premières immigrations. Il est prouvé que l’arrivée des femmes et des enfants s’est faite plus lentement dans le Nord que dans d’autres régions britanniques, notamment dans l’ouest des Midlands et à Londres (Vaughan, 1988, p. 9), ralentissant ainsi considérablement le processus de création de véritables communautés (structurées par genre et par âge). Ces immigrés du Nouveau Commonwealth mis à part, ces régions avaient connu, pendant un certain temps, un exode considérable de population les privant de la richesse politique, sociale et culturelle qui accompagne les mouvements continus de population typiques des grandes villes. Un tel environnement, où les difficultés avaient été aggravées par les crises économiques des années 70 et 80, était fondamentalement conservateur sur le plan social.

Les immigrés, en réaction au traumatisme provoqué par le choc de leur déplacement audacieux à travers le monde, se mettent sur la défensive lorsque les promesses de ces déplacements ne sont pas réalisées concrètement. Devant de graves difficultés matérielles, la tendance vers le conservatisme est naturellement renforcée. Lorsque les communautés dans lesquelles ces immigrés arrivent sont également – parfois pour les mêmes raisons - plutôt sur la défensive, soupçonneuses et conservatrices, l’environnement est peu favorable à un radicalisme progressiste plutôt que défensif. Par conséquent, la représentation des communautés musulmanes du Nord comme un “Autre” inconnu, un “ennemi” interne, traduit en partie le manque de connaissance ou de compréhension endémique des hommes politiques, des médias et autres “faiseurs d’opinion” (notamment des grandes villes) au sujet de la classe ouvrière blanche vivant dans des “communautés en vase clos”.

On en veut pour preuve les traitements différents accordés au conflit minier de 1984-85 et à l’affaire des Versets sataniques. La couverture des deux événements dans les médias s’est nourrie des stéréotypes présentant des communautés butées mais unies et obstinées. Cependant, les stéréotypes sur la classe ouvrière blanche sont plus ambivalents que ceux sur les minorités ethniques prolétaires. Les représentations romancées ou héroïques de la classe ouvrière blanche trouvent un écho dans la culture politique britannique – et pas seulement à gauche- de façon que les stéréotypes ont un impact psychologique tout aussi bien positif que négatif. Le conflit minier eut comme conséquence la création d’un espace ouvert à la sympathie et à la contestation politique d’un genre subtil, comme dans l’hommage rendu par Lord Stockton, ancien Premier Ministre conservateur, aux mineurs, “les meilleurs des Britanniques”. Une telle bienveillance et un tel respect ne correspondent pas à la définition de Bradford qui les présentaient comme des “barbares brûleurs de livres ”, parce qu’alors on était en terrain “inconnu”.

Ainsi les rapports évidents n’ont jamais été établis entre les particularités de la classe ouvrière blanche du Nord et celles des communautés ouvrières sud-asiatiques, qui vivent dans une telle proximité géographique. Le conservatisme social des deux groupes, et certaines des origines sociales de leur mécontentement intermittent sont, à maints égards, un facteur britannique régional. Le méconnaître tout en évoquant le spectre du “fondamentalisme religieux” revient à interpréter et à représenter de manière erronée la dynamique des communautés musulmanes du Nord.

Il existe donc une ligne de partage entre le Nord et le sud relative à l’histoire des communautés sud-asiatiques en Angleterre qui a été masquée par la plupart des explications des médias au sujet de l’affaire des Versets sataniques. Un sondage d’opinion publique effectué par le Harris Research Centre dans les communautés sud-asiatiques en Grande-Bretagne, pour le programme de télévision “East” de la BBC en mai 1990, le montre clairement. A l’exception des réponses aux questions sur le problème des Versets sataniques, la différence la plus nette qui s’est dégagée de l’image nationale donnée par le sondage n’était pas entre les musulmans et les autres groupes religieux, mais entre le Lancashire, le Yorkshire et l’est des Midlands et les grandes communautés sud-asiatiques de l’ouest des Midlands, de Londres et du sud. Sur tout un éventail de questions sociales – mais singulièrement aucune sur l’appartenance politique- le Nord était plus conservateur que le Sud. Il serait bon de reconnaître que cela reflète complètement les attitudes sociales et politiques de la Grande-Bretagne dans l’ensemble. Les communautés musulmanes du Nord ont cette attitude en partie en raison de particularités régionales spécifiquement anglaises et non de leur “nature étrangère”.

La politique du multiculturalisme a, à un certain niveau, réussi à favoriser l’intégration des communautés sud-asiatiques dans la culture politique britannique, comme le prouve l’existence d’une ligne de partage Nord/sud. Cependant, la forme que cette intégration a empruntée était une voie parallèle qui a institutionnalisé la marginalisation – une forme de marginalisation très britannique, qui a certaines répercussions pour les femmes.

La communauté : cohésion ou division ?

Le multiculturalisme a placé les communautés sud-asiatiques musulmanes et autres du Nouveau Commonwealth en dehors de l’histoire, malgré nos histoires qui se sont entremêlées longuement et douloureusement pendant plus de trois cents ans. Lorsque l’existence de divisions et d’antagonismes sociaux est nette dans la culture dominante, notamment les divisions de genre et de classe, on refuse de reconnaître la dynamique du changement dans les communautés musulmanes en Grande-Bretagne. La communauté ethnique minoritaire, la perspective multiculturaliste, est considérée comme statique et à deux dimensions, comme une délicate miniature indienne comparée à la conquête héroïque de la perspective dans la dynamique de l’art européen. Ces communautés, pense-t-on, n’ont pas de politique véritable car dépourvues de divisions sociales nécessitant de manière urgente des compétences politiques ou de négociation. Dans cette optique, toutes les familles sont élargies, les enfants respectent leurs aînés, la foi religieuse est totale et absolue et les femmes sont des créatures voilées vivant dans l’ombre. L’élite communautaire masculine est invitée par le multiculturalisme à servir d’intermédiaire entre la communauté et les autorités, à l’instar des élites locales sous l’administration coloniale. Chaque camp, dirigeant de la communauté ou représentant de l’autorité locale, négocie avec l’autre, en marge, dans l’espoir d’obtenir éventuellement des avantages, mais en général satisfait de constater leur pouvoir relatif et les limites de compétence de chaque système fermé.

C’est une caricature, évidemment, mais elle correspond remarquablement aux idées véritablement émises par l’Etat multiculturaliste. Les “groupes ethniques” (remarquez que dans le langage de la politique sociale, seules les personnes à la peau sombre sont ethniques) aimeraient demeurer toujours dans la marginalité car ils persistent à vouloir parler les langues du sous-continent indien – parfois appelées, bizarrement, “langues communautaires” - et à rester obstinément attachés à un système social rigidement hiérarchique (mais sans classe). Les autorités locales, en particulier, pensent parfois avec dépit aux contradictions contenues dans leurs politiques d’“égalité des chances pour les femmes” et la nécessité de “respecter” l’autonomie de la communauté minoritaire. Mais cette faible prise de conscience d’un problème fait rarement suite à une remise en question de leurs idées sur la nature de la “communauté elle-même”.

Ces idées perdurent car pour l’Etat il est plus facile de traiter avec une entité immuable représentée par des personnalités investies d’une autorité, qui peuvent être cooptées en marge des structures existantes. Ceux à qui ce clientélisme profite voient leur hégémonie se renforcer au sein de la communauté ; le syndrome des “amis haut placés” fonctionne sous différentes formes culturelles. Les systèmes de clientélisme et de dette d’obligation du sous-continent ont pu fusionner avec les traditions britanniques de représentation sans aucune obligation de démocratie car cette situation convenait ou profitait, ou les deux, à ceux qui détenaient un pouvoir relatif. L’ “ absolutisme ethnique ” était de cette façon créé et renforcé (voir Gilroy, 1987, pour le débat sur l’absolutisme ethnique).

Que la nouvelle élite communautaire de base composée de boutiquiers et de petits propriétaires soutienne particulièrement la position ethniciste n’était guère surprenant, étant donné qu’elle avait un intérêt matériel objectif à maintenir la cohésion et le repli sur soi de la communauté. Leur accession au statut de petits-bourgeois reposait sur les besoins culturels et “ethniques” de la communauté, car leurs boutiques et leurs commerces fournissaient les services que les blancs trouvaient peu profitables. Cependant, les épiceries, les magasins de vêtements et les services spécialisés ou multilinguistiques, des agences de voyages aux garages n’étaient pas seulement au service de la communauté ; ils offraient également une vitrine extrêmement visible de l’identité et de l’affirmation de la communauté.

Cette analyse vaut également pour le développement récent des professions libérales dans la communauté, comme la pratique médicale et juridique ; même si, par ailleurs, ce développement était le résultat du racisme régnant dans ces professions où docteurs, avocats, etc. étaient effectivement marginalisés ou obligés de chercher à pratiquer dans un environnement mieux disposé.

Ces besoins authentiques de part et d’autre signifiaient, par conséquent, que l’esprit d’entreprise de ces ethnies profitait effectivement des barrières commerciales invisibles de la différence ethnique. Ce phénomène n’est en aucun cas propre aux communautés sud-asiatiques de Grande-Bretagne. Les communautés marginalisées ou exclues ont souvent généré leur classe ou d’autres différences sociales par un processus similaire, un regard sur l’histoire des Africains-américains ou d’autres groupes ethniques non-européens suffira à le prouver.

Dans beaucoup de villes, des hommes d’affaires prospères, souvent par hasard, ont réussi à trouver de nouveaux marchés en dehors de la communauté – soit en exploitant un groupe multi-ethnique en expansion (comme les nombreux magasins d’alimentation) soit en se spécialisant pour trouver des affaires en dehors de la communauté. En affaiblissant ainsi les liens économiques entre la classe moyenne et sa communauté, le mouvement de la classe moyenne en direction des banlieues, dans beaucoup de domaines, s’est d’autant plus intensifié, à la manière classique des migrants. Quand un tel mouvement s’opère, les concepts de communauté sont dilués et les liens d’allégeance sont, en définitive, affaiblis. Dans les petites villes, ces changements ont eu lieu à une moins grande échelle. Quand les petites entreprises dépendent de la communauté pour survivre, il est possible d’exercer une pression permettant de préserver un concept statique et conformiste de communauté. La menace de l’“assimilation” n’est pas seulement une remise en question des normes culturelles, elle a également des répercussions matérielles sur la fragile naissance d’une classe moyenne. Les “dirigeants de la communauté”, par nécessité de survie ou par sentimentalisme, peuvent chercher à préserver ou même à inventer “la communauté” afin de servir leurs propres intérêts. La diversité “n’est pas bonne pour les affaires”.

La “cohabitation” a des effets peut être un peu bizarres. Déambulant dans Preston récemment, j’ai vu une famille musulmane de classe moyenne se promenant dans les étroites rues pavées, l’une des filles montant un poney ! Là, les désirs de la classe moyenne anglaise des banlieues rencontrent le stoïcisme prolétarien des quartiers populaires dans un style propre à l’expérience migrante ! Sérieusement, ce qu’il faut retenir, c’est que les processus sociaux, y compris la formation d’une classe, ainsi que la dynamique de genre –lorsqu’ils sont retardés par le contexte économique et les limites que le racisme impose à la mobilité sociale- produisent des conséquences étranges. L’une des ces conséquences est d’imposer une certaine caricature de société patriarcale à des communautés à peine formées.

C’est la caricature de la structure sociale de la région d’origine. Elle est forcément inadaptée lorsqu’elle est plaquée ainsi sur une communauté en pleine formation dans un autre continent. Les communautés patriarcales “établies” ont l’air d’être établies justement parce qu’elles prennent en compte les espaces que les femmes ont gagnés pour elles-mêmes et également parce que de nombreuses formes de conflits de genre se sont institutionnalisées et sont devenues familières. Au Pakistan, en Inde et au Bangladesh, les femmes des campagnes ont des responsabilités bien définies et un domaine physique qui leur appartient de contrôler. Il est possible de reconnaître les conflits ou les différences sans qu’ils ébranlent forcément les fondements de la société. Le “traditionalisme” à l’envers et inventé comme celui imposé aux communautés musulmanes en Grande-Bretagne n’est pas assez souple ou sûr de lui pour contenir ou admettre un conflit, quel qu’il soit, justement parce qu’on pense que la sécurité de la communauté en serait ébranlée.

C’est l’une des images de la marginalisation qui est présentée ici. Les communautés assez récentes pour se sentir fragiles ont vécu ce processus de consolidation sociale dans une atmosphère de crise économique et d’hostilité raciale continue, notamment dans le Nord de l’Angleterre. Les influences étrangères – qui se sont exercées soit par le charme soit par la persévérance- ont eu du mal à s’établir dans le Nord de l’Angleterre. Il ne sera donc pas étonnant que, dans un tel contexte, les communautés musulmanes aient également résisté aux changements politiques et culturels.

On doit s’attendre à ce que des intérêts entrent en ligne de compte dans l’institution et la défense des idées statiques sur la communauté ou de l’absolutisme ethnique. De même, il n’est pas surprenant qu’il y ait de petites fissures – qui s’agrandissent- sous la surface de la communauté, à mesure que ses contradictions propres – dynamique même d’une communauté - deviennent manifestes.

Les femmes, l’Islam et l’ethnicisme

L’Islam procure un exemple fascinant de la façon dont les conflits entre l’ethnicité, la communauté et le genre peuvent revêtir des formes étranges et inattendues. Pour préserver un concept statique de communauté, il est nécessaire d’avoir une idéologie, notamment face à une culture dominante qui parfois peut sembler plus intéressante qu’une allégeance perpétuelle et totale à la communauté. L’Islam peut conférer la force intellectuelle et la cohésion nécessaires à cette idéologie qu’est l’ethnicisme. L’ordre existant dans la communauté est renforcé à la fois par la façon dont tout est censé être fait dans le pays d’origine toujours plus mythifié, et par l’enseignement de l’Islam. Ce qui peut être d’une importance particulière pour la vie des femmes car l’Islam, comme les autres religions, est capable de trouver des “preuves” dans les coutumes sociales remontant à l’époque de ses origines historiques pour appuyer des pratiques sociales particulièrement oppressives. Le droit islamique tel qu’il est appliqué dans certains Etats islamiques (mais pas dans leur totalité) en est une illustration parfaite.

Cependant, ce n’est pas par la barbarie que l’Islam est devenu une religion universelle. Pour beaucoup de personnes, notamment celles d’origine paysanne qui, à leur arrivée en Grande-Bretagne, ont rejoint les rangs de la classe ouvrière, l’idée d’entreprendre une exégèse de l’Islam comme exercice intellectuel était aussi étrange que pouvait l’être une discussion théologique pour un paysan catholique du Minho. Mais défendre la cohésion de la communauté en faisant appel à la valeur et à la particularité morale supérieure de l’Islam a certainement suscité une réaction différente de la part des jeunes, élevés dans les traditions du scepticisme occidental. Entraînés par leur éducation à poser des questions, ils ont remis en question leur religion et leur communauté, mais pas de la manière dont les libéraux occidentaux s’y attendaient. Pour certains jeunes, l’Islam, considéré de façon critique, semble offrir un moyen de se libérer de la conception étroite qu’ont leurs parents de l’identité ethnique sans rejeter les aspects plus positifs de la communauté. Quand l’absolutisme ethnique offre une vision restreinte, l’intérêt général de l’Islam intellectuel est d’offrir la possibilité d’un monde plus vaste. Quand parler d’une communauté “traditionnelle” ou fermée revient à une attitude déplaisante de défense et la peur d’être contaminé par la malfaisance occidentale, l’Islam peut sembler offrir des opportunités plus grandes par sa capacité à immuniser contre le matérialisme et le péché.

Pour être clair, la compréhension intellectuelle de l’Islam, par rapport à la simple obédience à une théocratie, doit remettre en question certaines des idées de base de la communauté “ethnique”. Des sujets comme le choix d’un époux ou l’accès à l’éducation et à l’emploi trouvent des réponses différentes selon que l’on se place dans un ethnicisme étroit ou dans un Islam plus compréhensif. Quand la communauté conservatrice veut retirer une fille de l’école secondaire à l’âge de 14 ans (comme c’est malheureusement souvent le cas dans certains endroits du nord de l’Angleterre), la bonne musulmane qui montre une dévotion religieuse particulière peut exprimer le souhait de poursuivre ses études ou de chercher un emploi sans menacer sa position ou celle de sa famille.

Le Manifeste musulman publié par l’Institut musulman “fondamentaliste” présente le cas de façon très claire :

Les femmes musulmanes en Grande-Bretagne sont dans la position unique de pouvoir créer un style de vie satisfaisant qui leur est propre et qui leur permettra de développer leurs talents et de réaliser complètement leurs ambitions toujours sous la direction de l’Islam. (L’Institut musulman, 1990, p. 8).

Une féministe laïque y verrait un aveuglement ou une contradiction intrinsèque et, en fait, cette critique est, dans une certaine mesure, fondée ; mais il faut reconnaître que les jeunes femmes intelligentes qui se révoltent peuvent le faire de différentes manières. Les liens familiaux et communautaires sont puissants et tout moyen permettant d’allier ambitions personnelles et liens assouplis avec la famille et les amis est attrayant. Quand on fait appel à l’Islam pour légitimer des aspirations académiques ou sociales, les moyens de parvenir à une forme de libération personnelle – bien qu’en demi-teinte - peuvent être produits naturellement, organiquement, par l’expérience d’une communauté qui insiste fortement (et peut-être de plus en plus) sur la religion comme force stabilisatrice dans un monde instable.

Tout cela ne permet aucunement d’affirmer que la contradiction est de ce fait résolue. Epouser un(e) autre musulman(e), être élevé comme un musulman, travailler comme un musulman : rien de cela n’est forcément et naturellement stabilisant pour la famille ou la communauté si l’un des époux est de la même religion mais pas de la même ethnie, si le mariage n’a pas été arrangé de façon sérieuse ou si la femme gagne “trop” d’indépendance (notamment économique) par l’éducation ou le travail. En ce sens, l’Islam est au moins une force potentiellement subversive dans les communautés conservatrices du nord de l’Angleterre.

Proclamer qu’une communauté est “musulmane” – et non du Sillet ou du Pendjab, par exemple - peut engendrer certaines fractures qui apparaîtront à mesure que la dynamique de la communauté se mettra en marche. Les hommes peuvent avoir de solides raisons matérielles, politiques, aussi bien que “morales”, d’espérer que l’Islam agira comme un frein sur l’indépendance des femmes. Les femmes peuvent penser qu’il leur est possible de contrecarrer les intentions des hommes en prenant à la lettre la rhétorique masculine sur la religion, comme dans le Manifeste musulman.

Il est impossible de dire vraiment combien de jeunes femmes dans le Nord de l’Angleterre ont choisi la voie de l’Islam pour sortir de l’absolutisme ethnique. Une évaluation serait possible car il existe un élément de “culture de la jeunesse” dans l’islamisme politique qui se traduit par l’habillement. Les “couleurs ethniques” dans l’habillement, ainsi que le maquillage, sont apparemment rejetées en faveur d’un style plus sombre dans lequel se couvrir les cheveux est plus important que cacher la forme d’une jambe. La source d’inspiration semble plutôt venir du Moyen-Orient contemporain que du sous-continent indien musulman “traditionnel”. C’est un style propre plutôt aux étudiants ou aux employés des bureaux mais, même ainsi, il est remarquablement répandu.

Parler de cette forme de subversion islamiste de la part des femmes ne signifie pas être aveuglément optimiste quant à ses faibles répercussions. Que l’islamisme politique présente quelque attrait dans le Nord de l’Angleterre est symptomatique du succès relatif remporté par un ethnicisme sur fond musulman dans le maintien de formes de patriarcat rigides et religieusement justifiées au sein de la communauté. Les tensions que produit toute communauté au cours de son histoire, sans parler des communautés qui subissent encore les chocs de la migration, doivent se manifester de quelque façon. La religion peut être une force polarisante contre l’attrait du matérialisme laïc permettant d’imposer la direction d’où la dissidence peut se manifester. De la même façon, cependant, le moyen, c’est-à-dire la religion, peut devenir le message.

L’échec de l’antiracisme

Il s’avère également que la persistance du multiculturalisme, de l’ethnicisme et de l’islamisme souligne l’échec de l’antiracisme dans les années 80. L’antiracisme, au plus fort de son expression, défendait l’unité des “noirs” en Grande-Bretagne autour d’un intérêt objectif commun contre le racisme. Au niveau local, l’antiracisme était une force potentielle permettant l’institution de relations politiques plus démocratiques et transparentes entre les communautés noires et l’autorité blanche et l’émergence d’une culture politique plus démocratique au sein des communautés minoritaires elles-mêmes. La politique est avant tout question de répartition de ressources et les ressources que les autorités locales antiracistes offraient n’étaient pas dénuées d’intérêt, même face à l’hostilité croissante du gouvernement central. On a essayé parfois d’expliquer clairement les liens existant entre les différentes facettes de la lutte contre la discrimination : autrement dit, d’éviter le piège consistant à penser que “tous les noirs sont des hommes, que toutes les femmes sont blanches.”

On a, malheureusement, rarement exprimé de façon suffisamment claire la promesse de l’antiracisme – offrir aux communautés minoritaires une voie démocratique hors de la marginalisation - pour qu’elle puisse résister dans le contexte politique hostile des années 80. Trop souvent, aucune différence n’était faite entre l’antiracisme et le multiculturalisme – ou, ils étaient, à tort, jugés compatibles. Le fait de reconnaître à sa juste mesure qu’il faut à la communauté noire une autonomie pour mettre en place des stratégies et une organisation politiques est trop facilement devenu un prétexte pour nier le sexisme au sein des organisations noires ou ne pas s’y attaquer. La pression exercée sur les femmes noires pour qu’elles se reconnaissent comme noires (ou “authentiquement ethniques”) d’abord, et femmes ensuite, en acceptant la primauté de l’antiracisme, était énorme. La gauche blanche a été forcée – parfois à juste titre- de reconnaître son racisme, le mieux étant l’ennemi du bien. Dans ce contexte d’extrême prudence politique, aggravé par les attaques que subissaient les autorités locale travaillistes de la part du gouvernement central dès le milieu des années 80, l’antiracisme s’est réduite à un multiculturalisme doté de moyens plus importants et faisant appel au système habituel de clientélisme.

La débâcle de l’antiracisme n’a pas été qu’une parenthèse dans la marche en avant du multiculturalisme. Son influence, même si limitée, a été réelle. Le style et la rhétorique de l’antiracisme, dépouillés de leur contenu politique, ont été largement utilisés par l’Etat et les communautés minoritaires et se sont frayé un chemin dans la culture dominante –montrant là peut-être la force potentielle de l’antiracisme si le contexte national avait été plus propice. L’antiracisme, au plus fort de sa gloire, s’est efforcé de créer une représentation visuelle de la communauté multiraciale, en s’intéressant, par exemple, aux relations publiques municipales et aux supports publicitaires. Cette utilisation d’images multiraciales “positives” s’est désormais généralisée dans certains ministères et s’est renforcée davantage, et d’une façon plus complexe, par le biais de l’industrie publicitaire. Des prospectus sur l’impôt de la communauté aux questions des parts dans la privatisation, il existe désormais une certaine reconnaissance visuelle de la nature multiraciale de la Grande-Bretagne. C’est, dans une petite mesure, un signe de réussite de l’antiracisme.

L’héritage de l’antiracisme pour les communautés minoritaires, particulièrement pour les dirigeants, n’a pas été qu’un vernis dépolitisé de l’inclusion dans le paysage de la communauté nationale, mais un engagement délibéré dans un militantisme antiraciste à des fins ethnicistes. L’antiracisme a accéléré la mise en place et l’utilisation de certaines tactiques de militantisme politique, du groupe de pression à la mobilisation communautaire, tout en mettant à jour certaines des carences de la gauche libérale envers les minorités. Comme le montre toute l’affaire des Versets sataniques, le “militant ethnique” a, à maints égards, exploité cet héritage, au grand étonnement et à la confusion de la gauche blanche.

Le nouveau style de militantisme, dépouillé de la contribution (si faible soit-elle) des options politiques socialistes et féministes, est souvent agressif et macho, à la fois en théorie et en pratique. Les socialistes et les féministes au sein des communautés sont taxés de réformistes non militants, coupés des réalités de la communauté ou contaminés par des influences étrangères. De cette façon, le “traditionalisme” de la vieille bourgeoisie ou de la petite bourgeoisie peut être comparé au nationalisme presque ethnique des jeunes gens. Il ne peut y avoir de place pour les femmes dans ce genre de politique, et cependant, son origine est authentiquement radicale.

Le fondamentalisme

A aucun moment de la présente analyse des influences politiques sur les communautés musulmanes du Nord de l’Angleterre il a été suggéré que le véritable fondamentalisme islamique était en lui-même l’influence principale. Bien compris dans son contexte général, le fondamentalisme islamique est doté d’une rigueur et d’une pratique intellectuelles qui font largement défaut aux communautés musulmanes de la classe ouvrière en Grande-Bretagne, comme l’affirme Tariq Modood (1990) de façon très convaincante. D’ailleurs, selon Akbar Ahmed (Guardian, “Jeans for You, Robes for Me”), lorsqu’il est nécessaire de justifier une pratique ou une croyance enracinée dans la tradition “ethnique”, la réaction instinctive est de faire appel à l’Islam pour éviter de faire face à la question. En Grande-Bretagne, dans le contexte événementiel de la politique internationale mettant l’Islam à la place autrefois occupée par le communisme soviétique, certains militants sont trop heureux d’être associés à l’image prestigieuse d’une force internationale puissante, et cette association, si tenue soit-elle, est de l’excellente copie pour la presse.

Les dangers qui accompagnent cette attitude bruyamment intransigeante, coléreuse, rageuse et inutile, apparaissent parfaitement lorsqu’on étudie la couverture nationale des médias de la guerre du Golfe de 1990. Dès l’invasion du Koweit en août 1990, les journalistes ont envahi les mosquées en Angleterre, et particulièrement à Bradford, capitale de l’“ennemi de l’intérieur”. Associer à tort les musulmans britanniques de l’Asie du Sud à une guerre pour le pétrole au Moyen-Orient, notamment une guerre encouragée de manière si chauvine par certains éléments de la presse populaire, n’a fait que renforcer la marginalisation des communautés musulmanes et attiser les flammes du racisme populaire. Et cependant, l’attention impitoyable des médias (à Preston, ville peu réputée pour la qualité de ses médias, mes collègues et moi, au début de la guerre, répondions au pied levé à plusieurs questionnaires journalistiques par jour sur la position de la communauté locale) poussait les personnes non rompues aux habitudes des médias à prendre des propositions terrifiantes pour se retrouver par la suite piégées, obligées de défendre une position peu logique et politiquement dangereuse, comme ce fut le cas pendant l’affaire des Versets sataniques. Ces opinions ont ensuite bien trop souvent été présentées comme étant partagées par la communauté toute entière. Ce qui n’était pas le cas. Ce n’était pas l’opinion d’une communauté homogène et ce n’était pas non plus du fondamentalisme islamique.

Cela nous ramène à la position énoncée au début du présent article. Il existe une relation de symbiose entre l’Etat et la culture dominante en Grande-Bretagne, et certains éléments de l’élite et des militants des communautés musulmanes sud-asiatiques ; cette relation a eu des conséquences nuisibles pour l’épanouissement de la communauté dans son ensemble, et particulièrement pour les femmes. Elle a généré une collusion entre des partenaires (inégaux) afin de protéger une définition étroite et inamovible de la communauté qui circonscrit sévèrement le domaine d’action des femmes en tant qu’acteurs politiques et sociaux. Le multiculturalisme a fourni une mission aux “dirigeants communautaires”. L’ethnicisme leur a donné une idéologie. L’islamisme est allé plus loin en bouleversant à la fois le multiculturalisme et l’ethnicisme. Ceci en s’opposant au premier et en ébranlant le deuxième. Les femmes souhaitant utiliser leur ingéniosité peuvent trouver une place pour agir dans ces trois espaces politiques, mais il y a des limites – notamment pour les femmes de la classe ouvrière- car il faut savoir jusqu’où il est sage de défendre une position différente ou d’entreprendre des actions autonomes.

Les femmes et la dissidence

Nombre de femmes sont à la limite de la dissidence “légitime”, notamment si elles se battent pour des problèmes qui ne peuvent être résolus ou réglés par un compromis sans que les hommes concernés ne perdent la face. Lorsqu’il est question d’éducation ou d’emploi, par exemple, il est possible de trouver des compromis prenant en compte une certaine reconnaissance du “droit” de la communauté à continuer de surveiller ses femmes au travail ou à l’étude. Les jeunes gens à l’université constituent souvent un réseau informel d’espionnage directement lié aux “faiseurs d’opinion” de la communauté : ils signalent, par exemple, les relations non autorisées, la présence aux manifestations sociales voire la façon de s’habiller et le comportement “indécent”. Refuser, au lieu d’accepter, le droit de la communauté à contrôler la vie et les choix personnels revient à prendre une position beaucoup plus difficile et risquée.

Des actes de défi subversifs –ou, le plus souvent, souterrains- continuent néanmoins de se produire quotidiennement dans la vie des femmes musulmanes du Nord de l’Angleterre. Même dans la plus sévère et la plus vigilante des communautés, les femmes font l’amour, leur propre forme de guerre, pratiquent la contraception “illégale” dans diverses relations, lient des amitiés invraisemblables, font des avortements. Parallèlement, les hommes proclament – à mon avis, sincèrement en général - que ces choses ne peuvent pas se produire dans des communautés musulmanes, leur propre hypocrisie (et celle des femmes qui y participent) commodément oubliée ! Mais pour une femme, choisir de vivre ouvertement comme une paria au sein de sa propre communauté, en refusant l’autorité masculine au-delà des limites communément acceptées, est tellement inconfortable – voire dangereux - que rares sont les femmes des petites villes du Nord de l’Angleterre qui sont en mesure de résister à la pression qui les oblige à se conformer. Même d’infimes degrés de non-conformisme suffisent à provoquer une pression massive – dont une partie exercée par les femmes elles-mêmes, qui considèrent la réaction suscitée par le défi de leurs sœurs comme une menace pour leurs propres libertés limitées. Même la violence domestique peut être tolérée, car la perspective d’être rejetée – non pas par un seul homme, mais par la totalité de son monde social- est ressentie comme étant trop catastrophique pour être envisagée. Les liens invisibles qui relient les femmes à la communauté sont très solides, mais ne sont pas forcément acceptés sans critique ou lutte. Faire preuve d’un esprit critique et lutter signifient, cependant, accepter de souffrir.

Finalement, un tel bonheur ne peut pas continuer à être souterrain. A mesure que les affirmations de l’existence d’une identité communautaire immuable apparaissent comme une fiction, la capacité des dirigeants de sexe masculin à imposer leurs méthodes choisies de contrôle social sur les femmes et les filles doit être de plus en plus contestée. De vraies batailles sont livrées et gagnées. La position défendue ici est que ces contestations ont leur origine dans le monde matériel et peuvent prendre diverses formes. L’Islam, comme fondement d’une de ces formes, a été récupéré par certaines personnes de part et d’autre de la contestation car il est considéré – dans le contexte actuel défensif- comme conférant une légitimité incontestable sur deux luttes fondamentalement opposées. Ce serait une erreur d’écarter d’emblée l’importance du “féminisme” islamiste des communautés musulmanes britanniques. Ce n’est qu’une voie – visible actuellement, bien qu’extrêmement insatisfaisante - menant à un élargissement limité des opportunités pour un nombre relativement faible de femmes.

A plus long terme, cependant, les perspectives d’une religion extrêmement forte en permanence ne sont pas bonnes pour les personnes gravissant l’échelle sociale. Pour l’intelligentsia musulmane du Nord de l’Angleterre, les limites de l’Islam en tant que facilitateur d’opportunités dans une société principalement laïque, vont bientôt apparaître. Il est probable qu’à mesure que ce phénomène voit le jour, le mode d’expression de l’identité par le biais de la religion devra changer, et pourra, éventuellement, devenir à peine plus qu’un vestige, au moins en tant que base pour le militantisme ou la mobilisation politique. Le langage de l’Islam, dans le contexte actuel, s’adresse à une contestation au sein de la communauté. La mobilité sociale confère encore davantage d’importance aux relations avec des forces extérieures plus puissantes – relations qui voient la légitimité prendre d’autres formes, plus laïques. La croissance de la nouvelle classe moyenne musulmane en Grande-Bretagne continuera à saper l’Islamisme (par rapport à la simple expression de la foi religieuse comme aspect de l’identité ethnique) en offrant d’autres débouchés à l’expression des intérêts de classe.

La vraie lutte apparaîtra alors comme une lutte plus fondamentale que celle qui se déroule actuellement, en partie, par le biais de l’islamisme. La lutte à venir ne sera pas une bataille contre la communauté –comme certaines formes de l’islamisme l’ont été forcément- mais pour la communauté. La communauté que de nombreuses femmes par leur combat pour contrôler leur propre corps et déterminer leur propre vie veulent créer sera clairement issue des communautés d’aujourd’hui. Les insécurités de la vie de migrant génèrent des conséquences ambivalentes. L’autre aspect de l’insularité et de l’attitude défensive pourrait être la solidarité et la chaleur dans un contexte où la vie des femmes peut s’exprimer librement et être légitimée. La censure sociale et morale qui s’exerce contre une épouse qui rejette son mari pourrait, dans un autre contexte, s’exercer contre un mari qui maltraite sa famille. La rigidité peut se relâcher et la surveillance se transformer en attention et soutien. Ces contraires sont présents dans la communauté mais il faut un équilibre afin de les mettre en œuvre de manière adéquate. Les femmes sont actuellement l’équilibre manquant des communautés musulmanes du Nord de l’Angleterre.

Il est difficile d’évaluer combien de temps il faudra pour que les femmes puissent vivre leur vie librement dans les communautés musulmanes de Grande-Bretagne. Les forces créées par le qualificatif de “musulman”, désignant des communautés sud-asiatiques disparates par certains côtés, résisteront à tous les assauts tant qu’une antipathie particulière et politiquement violente à l’égard de l’Islam continuera de figurer dans les discours politiques de la majorité en Grande-Bretagne. Le message est donc clair : le “racisme” contre les musulmans est mauvais pour les femmes. La perspective regrettable qui s’ensuit est que dans le climat politique du début des années 90, il est difficile de prévoir le moment où les communautés musulmanes se sentiront moins menacées et vulnérables.

Par ailleurs, les processus sociaux et politiques porteurs de changements peuvent être identifiés et, une fois compris, devenir des conditions sine qua non pour entreprendre une action. Pour agir, il faut d’abord un rejet actif de l’Etat multiculturaliste. Il faut remettre en question l’idée que le même petit groupe d’hommes peut toujours représenter la communauté dans les négociations sur la répartition des ressources, voir l’Article 11 sur le financement1. Les tentatives pour limiter les choix offerts aux femmes et aux filles en matière de services sociaux doivent être contrecarrées par les revendications des femmes pour une participation active à la livraison et à l’organisation de ces services. Il faut rappeler haut et fort, aux institutions du pouvoir local en particulier, que toutes les citoyennes ne sont pas blanches, et qu’aucun besoin des communautés n’est homogène et immuable.

Plus difficile et plus importante est l’intervention dans l’organisation de la communauté elle-même. Ici, la politique classique de pression peut jouer un rôle par l’intermédiaire de femmes capables de faire face et de supporter les critiques ; mais, à court terme du moins, une telle action sera toujours un calcul risqué dans les communautés du Nord de l’Angleterre. Nous devons nous concentrer, au sein et hors de ces communautés, sur les réseaux informels par lesquels les femmes fonctionnent afin de trouver organiquement un appui pour ébranler efficacement l’hégémonie des dirigeants de la communauté. La solidarité des femmes en ce qui concerne la sphère privée a besoin d’être encouragée pour sortir des murs secrets de l’amitié, et commencer à prendre un rôle revendicatif.

Tout ceci doit être fait afin de redonner de la force aux traditions laïques et progressistes au sein des communautés musulmanes de l’Asie du Sud, écartées pendant si longtemps par le multiculturalisme et l’absolutisme ethnique. Ce n’est qu’ainsi que les pratiques oppressives mises en place par certaines communautés peuvent être remises en question avec quelque chance de succès.