Egypte: Interview exclusive Gamal Al-Banna: “En islam, l’homme compte plus que le texte sacré”

Source: 
AIC Press
L’Egyptien Gamal Al-Banna, frère de Hassan Al-Banna, le fondateur de la confrérie des frères musulmans, a animé un cycle de conférences au Maroc. Rencontre avec un érudit qui prône un islam différent, loin de toute diabolisation ou de parti pris politique
Comment se porte l’Islam?

Il est entre les mains de régimes et de conseils religieux paresseux. Ces gens exploitent la gloire et les réalisations du passé, c’est-à-dire des faits qui remontent à mille ans et plus. C’est devenu presque un monopole, un fonds de commerce. Cette attitude paresseuse est dangereuse, comme on peut le voir, le résultat aujourd’hui via les manifestations de haine contre l’islam et l’attitude même de ceux qui s’en réclament. Les malentendus qui en sont le produit ont des conséquences qui s’inscrivent désormais à l’échelle planétaire. C’est terrible.

Une voie de sortie?

Elle ne peut se faire que par un retour aux sources de l’islam, du Coran. Tout doit repartir de là. Le Coran, dans son essence et contrairement à ce que prétendent beaucoup de ses promoteurs officiels, est un outil qui appelle à l’effort, à l’ijtihad et à la réflexion. Il ne peut reposer sur la seule transmission aveugle de père en fils. C’est cette dernière approche qui est majoritairement privilégiée aujourd’hui, et c’est de là que vient justement le danger.

Retourner aux sources de l’islam signifie, aux yeux de l’opinion publique, s’abandonner au salafisme, reprendre la charia à la lettre, etc. N’est-ce pas dangereux?

Cela n’a rien à voir. Le salafisme signifie une lecture conservatrice, passéiste de l’islam. Le retour aux sources de l’islam signifie autre chose: comprendre le contexte social et même économico-historique, qui a enfanté le Coran. Aucune comparaison n’est possible entre les deux. Quant à la charia, rien ne dit que c’est un texte sacré. La charia est une base de travail, il faut en garder les lois compatibles avec notre époque, et changer, voire éliminer les lois qui ne sont pas, ou ne sont plus, justes. Le retour aux sources n’est pas un retour au salafisme, mais à la raison, à la sagesse de l’esprit. Parce que l’essence même de l’islam, et je dirai même de toute religion, n’est pas un texte sacré, mais le cerveau humain. C’est l’homme qui prime. Et l’homme c’est l’esprit, c’est la réflexion, c’est le renouvellement. En privilégiant l’approche inverse, figée, on perpétue les khorafat, les mythes. Cela ne mène nulle part.

L’islam progressiste, c’est possible?

C’est même nécessaire.

Et je vous rappelle que c’est l’esprit même qui a fondé l’islam et lui a assuré sa diffusion originelle. Notre situation actuelle est une rétrogradation, un énorme saut en arrière. Regardez par exemple le cas particulier de la femme. Sa situation actuelle, à quelques exceptions près, est terriblement injuste. Elle était infiniment plus avantageuse, plus juste, aux premières heures de l’islam, et cela ne posait de problème à personne.

Qu’est-ce qui pose aujourd’hui problème: les musulmans ou, comme on l’avance parfois, les Arabes?

La question est plus complexe qu’elle n’y paraît. Il faut retourner à l’histoire et à la géographie pour bien discerner. Tout est parti de l’Orient, c’est là que les religions ont pris naissance, les conflits et les grandes batailles, guerrières ou intellectuelles aussi. C’est de là que les prophètes sont partis pour conquérir le monde... Cette région, qui correspond au cœur du monde arabe, a été au carrefour de tellement de choses que ses habitants ont depuis toujours une sensibilité exacerbée.

Et l’Europe, ou le monde occidental, par rapport à tout cela?

L’incompréhension est mutuelle. L’Occident a prospéré grâce aux sciences et aux arts, grâce à la philosophie, la poésie, l’industrie, etc. L’Orient a d’abord été la terre des prophètes. Ces deux mondes sont théoriquement faits pour se compléter, depuis toujours. N’oubliez pas qu’à l’avènement de l’islam, le prophète a dit: “L’islam est venu pour combler les fissures”. Toutes les religions ont vu le jour pour organiser et rationaliser la vie des hommes et répondre à la question de l’au-delà ou de l’éternité, ce qu’on appelle al-khouloud. Elles ont bâti une maison pour l’homme et, à sa naissance, l’islam est venu pour mettre la dernière touche, combler les dernières failles, une question de finition si vous voulez. Cela ne remet pas en cause le travail accompli auparavant et c’est cela que l’on a, nous, parfois tendance à oublier. Il n’y a pas d’exclusivisme, ni de notion de peuple élu.

Dans l’esprit du prophète, tous ses prédécesseurs étaient des frères investis de la même mission et lui aussi d’ailleurs. Pour revenir à la dualité Orient-Occident, il faut juste rappeler qu’il n’y a pas de vie sans religion. Mais il n’y a pas, non plus, de vie qui ne repose que sur la religion (la hayata douna addin wahdahou). Cela jette la base d’une complémentarité entre la religion et la vie, entre l’Orient et l’Occident. Et on en est loin, comme l’actualité nous le rappelle depuis des siècles.

La dernière polémique sur les caricatures du prophète est l’illustration de cette incompréhension?

Pas seulement. La polémique illustre aussi l’ignorance et l’aveuglement qui frappent d’un côté comme de l’autre. Le contexte et l’arrière-plan politiques ont joué un rôle important dans cette affaire, et on l’oublie trop souvent. D’un côté, il y a l’actualité du terrorisme et le besoin impérieux (pour les victimes et les cibles) de désigner les coupables et de mettre hâtivement des étiquettes.

Pour notre part, on oublie que le journal qui a diffusé les caricatures en question est connu pour être proche de la droite danoise qui affectionne tant les étiquettes justement. Il est dramatique de croire que c’est une nouvelle guerre de l’Orient contre l’Occident (terrorisme), ou vice-versa (caricatures du prophète).

Au passage, la polémique repose la question de la représentation du prophète. Au moment où tout est représenté, même Dieu, le prophète pourra-t-il raisonnablement continuer de faire l’exception?

La vraie question est de régir les équilibres personnels, et collectifs, entre libertés et restrictions. Ce n’est pas si simple. En ce qui nous concerne, nous sommes pour la liberté d’abord. Mais comment faire en sorte que cette liberté ne conduise pas au dérapage, à la provocation mal intentionnée, à l’insulte pure et simple? Les lois organiques peuvent résoudre en partie le problème. Sinon, dans l’absolu, chacun doit rester libre de déclarer sa foi, ou de la renier.

Renier sa foi, en terre d’islam, est un acte illégal. Que devient la liberté?

La liberté se gagne aussi. C’est une question d’ijtihad personnel. Je vous rappelle que dans les années 1930-40, des chercheurs ont critiqué et remis en cause un certain nombre de dogmes. Quelqu’un comme Ismaïl Adham est allé jusqu’à publier un ouvrage de qualité: Pourquoi je suis athée (limada ana moulhid).

Votre discours cadre mal avec l’image des frères musulmans, en Egypte comme au Maroc...

Je ne représente pas la confrérie. Et puis laissez-moi vous dire que, du temps des Frères musulmans et de leur développement, c’est-à-dire dans la première moitié du 20ème siècle, l’Egypte vivait une véritable explosion culturelle, artistique, etc.

L’Egypte des arts ne maîtrisait pas son destin puisqu’elle était sous occupation “occidentale”. La libéralisation n’était-elle pas le fait de l’occupant britannique?

Elle était surtout le fait de la rue. Et la rue subissait l’influence grandissante des Frères musulmans. C’est le nassérisme, qui allait plus tard s’emparer de l’Egypte, qui a tout cassé, par une vague de répression et une campagne de diabolisation des Frères musulmans. C’est de là qu’est parti le malentendu qui assimile l’expression frère musulman à un terme péjoratif, forcément rétrograde.

Revendiquez-vous l’héritage de Hassan Al-Banna?

L’œuvre d’Al-Banna a été en adéquation avec son époque. Le problème, c’est qu’elle a été diabolisée par la suite. Et c’est le double résultat de la répression politique qui s’est abattu sur les Frères musulmans, mais aussi du fait que Hassan Al-Banna n’a pas laissé beaucoup d’écrits. On ne refait pas le monde, mais l’enseignement originel d’Al-Banna, l’approfondissement de la connaissance de l’islam, sa philosophie de vie, sa véritable raison d’être, ses limites aussi, tout cela continue d’être défendu, même minoritairement, y compris chez les Frères musulmans.

L’influence des Frères musulmans n’a-t-elle pas enfanté, partout dans le monde arabo-musulman, l’idée de gouverner par l’islam?

C’est une aberration. Hassan Al-Banna [ndlr frère aîné de Gamal Al-Banna] était un homme de contre-pouvoir, pas de pouvoir. Son action avait une portée sociale, pédagogique; il était presque soufi. L’exercice du pouvoir ne l’a jamais intéressé. Mais il a été assassiné trop tôt, et beaucoup de malentendus ont diabolisé, depuis, le concept fondateur de sa philosophie. C’est le fanatisme politique et la répression, qui ont radicalisé, en face, la réaction des Frères musulmans et de ceux qui s’en réclament. C’est une conséquence aujourd’hui palpable, au-delà de l’Egypte, en Arabie Saoudite et d’autres pays musulmans.

Et la séparation des pouvoirs religieux et politique, dans le monde musulman?

C’est une nécessité absolue. Elle est compliquée à obtenir étant donné la collusion avérée entre les régimes et les élites religieuses conservatrices. Le pouvoir corrompt, c’est une vérité universelle, même quand il est exercé par une autorité religieuse. C’est comme un feu qui brûle tous ceux qui s’en emparent. Le pouvoir, la notion d’Etat et de gouvernance ont toujours été liés à une forme d’impérialisme. Quand on examine l’histoire du monde arabo-musulman, on se rend compte que les foqaha ou savants religieux ont toujours composé avec l’Etat, et c’est l’Etat qui a progressivement pris le dessus en instrumentalisant à son tour la religion et les religieux. C’est cela qui explique, comme je l’ai déjà dit, la régression, au fil des siècles, des libertés en terre d’islam.

Les idées d’un islam différent que vous prônez ne sont pas très répandues. Pourquoi?

Parce que les officiels politiques et religieux verrouillent l’espace dévolu à l’expression. Aujourd’hui, quand je me déplace, je suis rarement sollicité par les télévisions arabes. Forcément cela réduit l’impact de nos idées. Mais nous continuons d’exister à travers nos moyens et nos réseaux propres. Nous avons par exemple notre propre maison d’édition et nous organisons des cycles de conférence. Nous luttons ainsi depuis plus de 40 ans, Al-Azhar [ndlr référence religieuse en Egypte] commence à lâcher du lest, mais c’est toujours le conservatisme figé qui l’emporte.

Gamal Al-Banna est le cadet de Hassan Al-Banna, fondateur en 1928 de la confrérie des frères musulmans et assassiné en 1949. Il a occupé de nombreuses fonctions au sein de la confrérie avant de prendre ses distances, consacrant des dizaines d’ouvrages tant à l’érudition islamique qu’aux mouvements syndicalistes. Il est connu pour être l’un des rares savants à avoir critiqué le marxisme (“Ils n’ont pas tenu compte de la réalité et des motivations profondes de leur société”, écrit Mouna Akouri dans un ouvrage consacré à l’enseignement de Gamal Al-Banna) tout en admettant ses “aspects positifs”. Il est l’un des rares à prôner, aussi, une certaine liberté individuelle en terre d’islam. En 1994, par exemple, et à l’issue d’un procès qui avait approuvé l’assassinat d’un écrivain égyptien accusé d’athéisme, il avait eu le commentaire suivant : “Ce jugement est un châtiment pour nous plus que pour la personne contre laquelle il a été prononcé (...). Cela montre qu’il n’y a pas de foi profonde, véritable, sacrée dans la liberté”. Gamal Al-Banna dirige une association islamique en Egypte. Il a 86 ans.

28 avril 2007