Mondiale: Françaises et musulmanes - Vierges à tout prix

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Le Nouvel Observateur
Ce sont des filles de leur temps. Elles sont médecins, informaticiennes, policières. Mais, à l'heure du mariage, elles se retrouvent prises au piège des traditions de l'islam. Et se refont une virginité. En clinique.
Des draps émerge une tête de moineau. Deux billes noires, une bouche minuscule, Jalia [1] passe une main dans sa tignasse et s'excuse pour la télé allumée. Elle est tombée par hasard sur «Princesse Sarah», le dessin animé de son enfance. D'accord, à 24 ans on n'a plus l'âge, mais c'est ce qu'il lui fallait un jour comme aujourd'hui. Du rose et de l'innocence pour supporter d'être là, alitée, dans cette clinique du bas des Champs-Elysées.
Elle, la fille d'ouvrier algérien, au milieu des dames à fourrure qui viennent à la chaîne faire le plein de Botox et de silicone. Si ses collègues policiers la voyaient, et si ses parents savaient... Elle est là seule, avec cette douleur qui tire entre les cuisses. Ce matin, à l'aube, Jalia s'est fait recoudre l'hymen. Dans quelques heures, elle va pouvoir enfiler son jean et retourner chez elle, à Vitry. Demain, une autre fille, de Caen, s'allongera au bloc à sa place. Puis une autre encore... Elles laisseront à la réception 2 800 euros chacune, mais, comme l'explique Jalia, «la virginité n'a pas de prix».

Ça se passe en France, en 2007. L'hymen, mystérieux, sacré, comme au Moyen Age. Sur internet, des centaines de femmes musulmanes parlent de lui, de ce que veut le Coran, et les maris, les familles. On y détaille ses contours, sa fragilité, les moyens de vivre et d'aimer sans le déflorer. Celles qui n'ont pas su, pas pu, se tourmentent jour et nuit. Partout, au Planning familial, sur la ligne d'écoute de FilSantéJeunes, les professionnels s'inquiètent d'entendre les jeunes Maghrébines aussi préoccupées par leur virginité (voir l'article d'Isabelle Curtet-Poulner). Le Collège national des Gynécologues et Obstétriciens français a sonné l'alarme àl'automne. «Nous sommes confrontés à des demandes de certificat de virginité et de réparation d'hymen, explique son président, le professeur Jacques Lansac. Ce n'est pas massif. Mais on n'avait jamais vu ça avant. L'intégrisme progresse.» Plus de trente ans après la libération sexuelle, on en serait donc là, de retour vers l'obscurantisme... Quelle est, au-delà des craintes et des fantasmes, la réalité de ces Maghrébines en quête d'une nouvelle virginité? Pourquoi des filles comme Jalia, nées en France, nourries au lait de la République, éprouvent-elles le besoin de se faire opérer? Qu'est-ce qui se joue aujourd'hui autour de cet hymen sacré?

Pour Jalia, c'est simplement la même histoire depuis la nuit des temps, les hommes surveillent les femmes, et elles se débrouillent comme elles le peuvent. Les cousines de Rabat et d'Alger ont toujours utilisé le foie de volaille ou le sang de poulet pour feindre l'innocence. Il a toujours fallu prouver par le sang la valeur d'une épouse. Quelques gouttes au moins sur le linge nuptial, latache bien rouge exposée au regard detous. La coutume ancestrale du drap n'apas disparu dans la famille de Jalia. «Rien n'a changé, explique-t-elle. Mais au xxiesiècle,on a la chance d'avoir l'hyménoplastie.» La policière de Vitry le dit en détachant avec soin les syllabes. C'est chic, technique, avec ce mot-là pas besoin de raconter sa vie... Elle l'a découvert sur internet et a aussitôt appelé des dizaines de gynécologues. Sans succès. Puis Jalia est tombée sur un chirurgien esthétique, spécialisé en «chirurgieintime». Marc Abécassis l'a d'emblée mise à l'aise: «Je suis juif d'origine marocaine. Dans ma religion aussi la virginité c'est sacré.» L'intervention, sous anesthésie locale,dure une vingtaine de minutes, le tempsde recoudre les restes de la membrane. Après ça, l'hymen est comme neuf. C'est Marc Abécassis qui ce matin a opéré Jalia à la Clinique du Rond-Point des Champs-Elysées. Il vient la saluer avant son départ: «Vous avez déjà retrouvé le sourire...» Et puis Loubna, 22 ans, esthéticienne à Toulon. Elle aussi veut une hyménoplastie: «2800euros! Mon Dieu, mais moi, c'est pas pour être belle!» Chaque semaine, une dizaine de femmescontactent Marc Abécassis, il en opère deux. «Est-ce que ça me pose un problème de conscience? demande-t-il. Non, parce queje sais qu'une femme va pouvoir, grâce à moi, fonder un foyer.»

La virginité, c'est le tabou suprême, dans les familles musulmanes comme dans le monde médical. On en parle peu, maisquelques gynécologues recousent gracieusement les hymens. Ils se débrouillent, font passer l'intervention pour un acte banalremboursé par la Sécurité sociale. C'est le prix à payer, disent-ils, pour que certaines filles maghrébines puissent vivre en paix. Stéphane Saint-Léger, gynécologue à l'hôpital d'Aulnay-sous-Bois, aimerait faire autrement, mais «la réalité est là». Ce matin, une Française d'origine marocaine a frappé àsa porte. Fatima, étudiante en médecine, mariage imminent, comme toujours. Elledit qu'elle est en danger. Le médecin n'entre pas dans les détails. Il opère, malgréles réticences de son chef de service. «Onaccepte de refaire les seins des femmes pour qu'elles ressemblent aux bimbos des magazines. Pourquoi ne pas recoudre les hymens? s'emporte Stéphane Saint-Léger. Il s'agit dans les deux cas d'une soumission à une idéologie, occidentale d'un côté, musulmane de l'autre. Les deux sont à mes yeux condamnables.»

A l'hôpital d'Aulnay, blême sous sa charlotte en papier, Fatima, la patiente du docteur Saint-Léger, fait mine de sourire: «La virginité, chez nous, ce n'est pas un gadget.» Elle se souvient des paroles de sa grand-mère quand, petite, elle voulait faire du vélo: «Attention, n'abîme pas ton trésor!» Fatima l'avoue: «A cet âge-là, on ne comprend pas. Mais on sent qu'il y a quelque chose d'interdit.» Quelque chose d'apparemment précieux. Les petites filles le réalisent lors des mariages. Ces souvenirs sont là et ne s'effacentjamais. Amelle avait 11 ans quand sa soeur s'est mariée. Grande cérémonie à la salledes fêtes de Calais, les cousins avaient faitle voyage depuis Alger. Le père, ouvrier chez Renault, trente ans de France et huit enfants, buvait son bonheur. La mère et ses copines dansaient avec le drap nuptial maculé de sang. «Elles avaient l'air si heureuses, se souvient Amelle, maman pleurait de joie.»

La virginité est d'abord une histoire de femmes. Ce sont les mères qui, pour les hommes, assurent le contrôle des corps. Celle de Nadia, coiffeuse à Cannes, lui a toujours répété: «Si tu ne réussis pas à l'école, on pourra faire quelque chose, mais ça, une fois que tu le perds, c'est fini... On ne peut pas donner une fille sale.» Elle, pour l'avoir vécu, sait ce que vivent celles qui ne saignent pas le soir des noces. La répudiation, la honte à vie. Nadia, 25 ans, comme ses amies musulmanes, faisait attention, au point d'accepter quelquefois «l'amour par derrière». Son petit copain antillais savait qu'elle tenait plus que tout à sa virginité. «J'avais gardé la culotte, mais c'est passé au travers, explique-t-elle les larmes aux yeux. Il y avait du sang. J'ai rien senti...» Elles le disent toutes, comme pour s'excuser d'être passées dans l'autre camp, celui des «impures». Sentiment de honte, de trahison à l'égard des parents, certaines n'en dorment plus. Elles vivent en pleine schizophrénie. Yasmine, comptable à Clermont-Ferrand,a perdu sa virginité à 16 ans. Elle l'aimait,il avait des yeux bleus et des parents bretons. Après, il y en a eu d'autres. Mais un jour, pour ses parents, ses frères, il a fallu qu'elle trouve un fiancé algérien. Le drame. Alorsla belle Yasmine va se faire recoudre l'hymen. Sa meilleure amie depuis l'école primaire, Amandine, l'accompagne à la clinique. Elle voudrait bien hurler à la jeune femme qu'elle aussi est française, qu'elle peut vivre et aimer en toute liberté. «J'ai abandonné, soupire Amandine. Elle est prisonnière de sa famille. Elle a trop peur de les perdre.»

Combien, comme Yasmine, ont demandé un jour à leur fiancé: «Et si ta femme n'était pas vierge?» La plupart ont répondu que ce n'était pas la peine d'y penser. «Les hommes musulmans peuvent, malgré les recommandations du Coran, baiser la terre entière, explique Loubna l'esthéticienne. Mais ils veulent une femme pure, quitte à aller la chercher au bled.» Son futur mari, boucher à Aubervilliers, l'a prévenue: «Je veux être le seul.» Le sourire, avec piercing sur la langue, montre qu'elle n'en est pas peu fière. Pour son homme, il y a toutes ces filles qui couchent, les zina, les putes qui ne valent rien, et puis elle. Alors oui, il vaut mieux ne rien dire. C'est aussi l'avis de Sana, 29 ans, infirmière en pédiatrie à Paris. Son fiancé comprendrait sans doute ses amours passées: «Il est cultivé, dit-elle. Gentil, incroyablement doux.» Mais elle a peur de le perdre, peur qu'un jour ou l'autre les secrets de son hymen viennent tout gâcher. «Cette histoire ne nous lâche jamais, jure-t-elle. A la moindre dispute, il me dira que je n'étais pas une fille bien.» Bien sûr, c'est injuste, elles en conviennent toutes. Emmanuelle Piet, médecin en Seine-Saint-Denis, entend ce refrain depuis trente ans. «On peut s'énerver, crier à ces petites: allez, faites la révolution! dit-elle. Mais elles sontlà depuis seulement une ou deux générations. Rappelons-nous combien de temps nous avons mis, nous, pour nous libérer.» Fatima Lalem, du Planning familial, est plus inquiète: «Pour exister, se démarquer, certaines filles s'enferment aujourd'hui dans les coutumes traditionnelles. C'est comme une assignation à résidence communautaire dans les têtes.»

Même celles qui n'auront pas à subir l'épreuve du certificat de virginité ou du drap veulent se faire opérer. Un beau mariage commence par un hymen intact. Ça fait partie du rêve comme la robe blanche et la bague en or. «Comme ça, je me donne pleinement à lui, dit Sana l'infirmière. On part sur des bases saines.» C'est ainsi que Loubna va se faire recoudre. «On efface le passé. J'ai toujours voulu faire un mariage vierge, puis des enfants, tout dans l'ordre, bien propre.» Et si par bonheur son nouvel hymen saigne la nuit des noces, elle gardera le drap en souvenir. «Nous, les musulmanes, nageons toutes en pleine schizophrénie», reconnaît Emna. Elle, c'était la beurette modèle. A la maison, une mère couturière, divorcée, quatre filles, pas de père, pas de grand frère. Elle a tout fait, comme ses copines : les sorties, les boîtes et des études brillantes, jusqu'audoctorat de biologie. Son innocence s'est perdue dans ses histoires d'amour. Elle ne regrette rien, elle dit simplement qu'à 26 ans on ne peut pas être à la fois musulmaneet française... D'après elle, un pied danschaque monde mène à la folie. Sous l'oeil ébahi de sa mère, Emna a pris le voile et demandé à un médecin de réparer son hymen. «J'ai besoin d'être tranquille, de retrouver la paix.» Un jour peut-être, un mariage, un enfant, mais de grâce un garçon. «Etre une fille, c'est beaucoup trop compliqué.»

Enquête d'Isabelle Curtet-Poulner et de Sophie des Déserts

[1] Les prénoms ont été modifiés.

15 mars 2007