Maroc: Que voile le voile?

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Libération via allAfrica.com
Il est des questions de fond dont on ne discute quasiment jamais en public. Parfois, peut-être, dans la sphère privée.
La question du voile ou du hijab en est une. C'est un tabou par contrainte, une autocensure.
Et pourtant, le phénomène du port du voile devrait être aujourd'hui un objet de débat car son évocation dévoilerait bon nombre d'aspects caractérisant les mutations en cours dans notre société.

Le voile connaît aujourd'hui une diffusion phénoménale notamment auprès des jeunes filles. Il conquis l'espace public et devient visible partout.

Celles qui ont fait le choix de le porter sont de plus en plus nombreuses. Il est omniprésent et se propage comme une tache d'huile au sein des établissements scolaires primaires, secondaires et universitaires. Il s'infiltre au coeur des administrations sous la couverture d'un fondamentalisme innocent. Il s'enracine d'une manière subtile dans la psyché, l'attitude et le comportement humains. Comment comprendre et expliquer ce revirement au Maroc? Que voile le voile? Pourquoi les femmes et les jeunes filles tiennent-elles à le porter? Qu'est-ce qui se cache derrière un tel acte?

Le voile est présenté, tout d'abord, comme un acte de foi et de spiritualité. Il est considéré comme une prescription divine et serait une obligation qui concernerait toutes les femmes croyantes. Par ailleurs, le port du voile est justifié par la nécessité de protéger la femme des regards de la convoitise des hommes. La femme ne doit attirer ni l'attention ni les regards. C'est un moyen de défense contre une agression possible des femmes par les hommes. Il matérialise, dans cet esprit, l'indication de leur décence et de leur pudeur. Son abandon engendrerait le malaise du corps social. Il est tout à fait compréhensible qu'au début de l'Islam, époque dans laquelle les non-croyants cherchaient à humilier la dignité des musulmanes, la condition des femmes justifierait ce regard bienveillant et cette attitude défensive. L'Islam est venu comme un grand message de changement à une époque de perturbations sociales et de décalages des moeurs. Il était donc tout à fait normal de veiller à la distinction des femmes musulmanes pour une religion qui prônait le changement et de les défendre par un support pacifique et simple qui est le voile. La pratique vestimentaire du voile, qui s'est répandue tardivement et progressivement, a pris la forme d'un moyen non défensif mais plutôt répressif. Le voile devient ainsi le symbole de la discrimination sexuelle. Sa pratique s'intègre, aujourd'hui, dans un processus socio-religieux, culturel et politique. Le port du voile signifie aujourd'hui l'appartenance à un mouvement d'idées professant certaines normes éthiques se démarquant des valeurs occidentales.

Dissimuler son corps et porter le voile signifie l'adhésion à un groupe tout en se différenciant d'autres groupes sous influence occidentale. La raison est identitaire. Pour une certaine catégorie de personnes, il y a un besoin d'affirmer sa différence et d'avoir son propre système de valeurs. Ce choix est crucial. La résurgence du voile devient alors ce symbole qui atteste de ce besoin de retour sur soi, de la volonté de se positionner contre l'aliénation, les libertés, considérées comme étant excessives, régnant en Occident, notamment par rapport au corps des femmes exhibé.

L'Occident est redevenu, particulièrement avec l'avènement de la mondialisation, les perturbations causées par le 11 septembre et les guerres en l'Irak, en Palestine et au Liban, la cible de multiples attaques portant sur le manque de cohésion familiale, le taux de divorce, le suicide, l'immoralité sexuelle, etc. Le port du voile serait censé prévenir ces dangers menaçant la société dans son équilibre social.

Il existe donc un besoin de porter des vêtements qui reflètent l'identité culturelle musulmane et qui ne soit pas un mimétisme de l'Occident. La pratique exprime, en fait, l'angoisse de la dissolution des moeurs, la peur de la négation des vertus élémentaires qui fondent la civilisation arabo-musulmane.

Les passions religieuses ne sont pas, en fait, si différentes des passions politiques. Le voile cache parfois des positions idéologiques. C'est un acte militant contre les autres cultures. Ces passions religieuses des femmes ont été instrumentalisées et alimentées par l'islamisation des consciences produite sous l'effet des discours salafistes qui ont eu un effet d'intimidation sur les lettré(e)s et les illettré(e)s des sociétés musulmanes. Certaines sphères dites islamistes vont quant à elles exploiter l'attachement des populations au référent religieux afin de pérenniser le statut quo juridique de la femme au nom du sacré. L'idée que les femmes ne peuvent se montrer dans l'espace mixte que vêtues de voile est désormais popularisée.

Le port du voile perpétue le mythe de la femme en tant que source de convoitise pour l'homme. Cette mystique féminine nie toute notion d'évolution à travers l'histoire du rôle de la femme. Le choix s'opère dans les limites d'un cadre défini par une perception purement masculine, voire misogyne, de la femme et de son rôle dans la société musulmane. Il s'agit donc d'une réaction conditionnée qui n'a de légitimité qu'à l'intérieur de normes établies par les hommes pour les femmes. Celles-ci semblent être comme une ombre aux côtés des hommes qu'elles accompagnent.

Porter le voile n'est pas anodin. Cet acte est, en effet, lourd de conséquences. En le portant, la femme nie sa féminité, son individualité, cache son corps non seulement aux autres mais aussi à elle-même. Par ailleurs, avec ce vêtement elle se fond dans la masse et perd son entité en tant que femme.

Le corps de la femme dans la société musulmane sert à porter le lourd fardeau de l'honneur du mâle. Dans ce cas, la négligence, la passivité et la résignation deviennent des critères clés pour être reconnus et bénis du système patriarcal.

D'ailleurs, chez certaines jeunes filles, le voile est perçu et vécu non comme une entité religieuse mais comme un support pour obtenir la paix familiale. Son port est la conséquence des contraintes exercées par les parents. Grâce au voile, elles obtiennent la paix familiale: plus de reproches, plus de représailles. C'est surtout une concession au père et aux frères pour ne pas déshonorer la famille. Maintenir la pudeur est capital pour la réputation familiale. Il est une des manifestations de la modestie que l'on attend des femmes vertueuses. Il permet de défendre l'honneur familial auquel les femmes porteraient atteinte si elles éveillaient le désir des hommes en dehors des liens conjugaux.

Se voiler en vue d'obtenir "la paix sociale" peut également être une stratégie individuelle déployée par certaines jeunes filles vis-à-vis de leur voisinage immédiat, du quartier et de la rue. La pression exercée par les espaces de vie est également un facteur non négligeable dans le choix du port du voile.

Dans ces conditions, ce choix est effectué pour échapper à la violence sociale. Il libère les femmes de l'autorité parentale et sociétale et leur permet de s'aventurer là où elles n'iraient pas sans "la protection" du voile. Si la femme sort voilée, elle ne serait pas harcelée par les hommes et son honneur demeurerait intact. Lorsqu'elle porte le voile, elle gagnerait le respect de la gent masculine et accroîtrait sa liberté de mouvement. On se résigne pour trouver la tranquillité. Le port du voile est une sorte de démission qui les laisse perplexes quant à leurs qualités, capacités et potentialités.

Ce choix est parfois aussi fait pour se protéger des difficultés et de la précarité de la vie quotidienne. C'est le cas des jeunes filles qui portent le voile pour camoufler leurs cheveux et vêtements. Entretenir régulièrement ses cheveux et se mettre à la mode vestimentaire encourent des dépenses non négligeables pour les bourses d'un grand nombre de jeunes filles citadines. C'est un peu la même chose des "djellabas", "cache-misère" pour un bon nombre de femmes travaillant dans les administrations publiques.

La notion que les femmes provoquent par nature est liée au sentiment de culpabilité des femmes et au manque de respect pour elles-mêmes. La conception qu'elles ont de leur corps et de leur sexualité conditionne ces femmes à porter le voile. La plupart d'entre elles estiment que les hommes sont "forts et dignes" alors que les femmes sont "faibles et capricieuses". Le paradoxe est que nombre d'entre elles portent le voile pour parer à ce qui serait, selon elles, la faiblesse principale de l'homme : son incapacité de contrôler son appétit sexuel. Arrivé, en fait, à ce stade, cet homme serait plutôt dans une situation de névrose. Ne tolérant pas d'être excité, il se conforte de l'image de la femme voilée.

Il est fort probable, pour un certainnombre d'individus, que le voile, qui cache, pourrait donner à voir. Il exciterait l'oeil, qui, devenant curieux, pénétrerait le corps à travers le voile avec agressivité. Il donnerait ainsi accès libre à l'imagination.

La croyance dominante est que le corps de l'homme est plus pur et donc plus religieux que celui de la femme. Cela va de pair avec le mythe de l'impureté de la femme et par conséquent de son infériorité. Dès lors, comment peuvent-elles acquérir dignité et respect pour elles-mêmes? Comment des sentiments de culpabilité peuvent-ils être remplacés par un sens d'amour propre?

Pour de nombreuses femmes, ces contradictions entre leur rôle et leur statut et le dilemme qui en résulte ont un seul remède: le port du voile.

Tant que le voile joue la fonction de défense contre la dégradation des valeurs morales, ou contre le malaise des hommes, il persisterait à traduire l'angoisse d'une crise insoluble. Il dévoilerait alors qu'il y a encore des efforts à faire pour que les hommes et les femmes apprennent à vivre dans le respect mutuel loin de toute provocation de part et d'autre.

En attendant d'atteindre une telle maturité intellectuelle, on assistera encore à cette situation d'inconfort social formant des contradictions et des dissociations qui constituent des symptômes de la psychopathologie sociale. Il s'agit là de la crise de l'identité culturelle.

Cette crise traduit une hésitation de choix politique capable de drainer la potentialité culturelle et de la promouvoir, afin qu'elle s'adapte aux changements, mais surtout qu'elle y participe. Le choix doit donc être un projet socioculturel global qui se baserait sur des assises de confiance, d'entraide et de respect de tous les acteurs unis pour une seule finalité. Nul besoin alors de cacher les femmes pour qu'elles soient respectées. Le vêtement prendra sa réelle fonction : celle de symboliser la liberté de disposer de son corps et de pouvoir exprimer ses choix. Le voile librement choisi sera alors moins provocateur et anodin.

L'époque contemporaine dicte et propose d'autres formes de défense, certainement pas en termes vestimentaires. Les moyens de défense devraient être plus sophistiqués. Les femmes musulmanes ont besoin, surtout, de moyens d'autodéfense en matière de responsabilité, d'intellects , bien enracinés et viscéralement structurés en elles.

Elles doivent s'assumer et acquérir une nouvelle "conscience féminine" leur permettant d'allier l'impératif universel d'égalité des droits et un référentiel spirituel revivifié et contextualisé.

Il s'agit de remettre en cause certaines pratiques misogynes supposées sacrées et réfuter le rôle préétabli de la femme dans une jurisprudence islamique formulée essentiellement par des hommes. Sortir des crises identitaires ne peut se faire sans la participation active des femmes et sans une égalité des droits effective. C'est tout l'avenir de cette société qui en dépend.

27 Avril 2007
Par Mounir Zouiten