Turquie: Les kémalistes s’alarment d’un "péril islamiste" turc

Source: 
Le Monde
Le plus grand meeting de l’histoire de la République", a titré, dimanche 15 avril, le quotidien Cumhuriyet, gardien des "principes kémalistes" de laïcité qui régissent toujours la nation forgée par Mustafa Kemal Atatürk.
La veille, à Ankara, plus de 300 000 personnes s’étaient rassemblées pour dissuader le premier ministre turc, Recep Tayyip Erdogan, de se porter candidat à la présidence de la République ou de désigner pour ce poste un candidat proche de lui.
A la tête du gouvernement depuis plus de quatre ans, le chef du Parti de la justice et du développement (AKP) a beau se dire "démocrate conservateur" et jurer de son attachement à la laïcité inscrite dans la Constitution, il reste perçu par ses opposants comme un "islamiste" qui, doté de pouvoirs accrus avec la présidence, ruinerait l’acquis séculier du pays.

"Erdogan veut transformer le pays en Arabie saoudite", assurait un manifestant, Metin, militant du Parti républicain du peuple (CHP) fondé par Atatürk. Parti d’opposition "de gauche", le CHP, qui avait mobilisé fonctionnaires, étudiants ou retraités autour du mausolée du fondateur de la Turquie moderne, cultive surtout le nationalisme qui monte en Turquie.

"Demain, ce sera trop tard... Cette fois, je voterai peut-être pour le MHP (Parti d’action nationaliste, extrême droite)", disait Hüseyin, un ingénieur venu d’Izmir. Il était loin d’être le seul à associer au danger islamiste celui du séparatisme kurde, "soutenu par les Européens", à qui "Erdogan a bradé les intérêts nationaux".

Plus grave, ces mêmes accusations, classiques dans la bouche de l’extrême droite, ont été lancées, à la veille du rassemblement, par les premières autorités "kémalistes" du pays que sont le chef d’état-major et le président de la République sortant, Ahmet Necdet Sezer. Ce dernier a ainsi parlé de menaces sur la Turquie "sans précédent depuis la fondation de la République" en 1923, orchestrées par des "forces étrangères et locales" qui chercheraient à "rendre inefficace" l’armée turque, "garante de la République laïque et unie".

“Combat d’arrière-garde”

Mais ces pressions des vieilles élites ressemblent à un combat d’arrière-garde: le président de la République sera élu pour sept ans, fin avril ou début mai, par le Parlement, où l’AKP dispose d’une majorité de 353 sièges sur 550. Et M. Erdogan, premier dirigeant turc issu de milieux populaires, reste le favori de tous les sondages. Seul un nouveau coup d’Etat militaire pourrait donc empêcher l’installation d’un candidat de l’AKP à la présidence. Or l’époque des généraux putschistes en Turquie est révolue, selon la majorité des observateurs, même si l’armée garde des moyens de pression plus ou moins occultes, qu’un hebdomadaire indépendant, Nokta, a analysés dans ses derniers numéros. Mal lui en a pris: tous les disques durs de ses ordinateurs et autres archives ont été saisis, vendredi, lors d’une perquisition policière menée à la demande du parquet militaire.

Nokta avait publié des extraits d’un long carnet personnel tenu par un amiral, ex-chef de la marine, décrivant deux plans de renversement du gouvernement Erdogan en 2004. L’un était celui du chef de la gendarmerie de l’époque, un général devenu président de l’Association pour la pensée d’Atatürk qui se trouve être l’organisation non gouvernementale" qui a appelé au rassemblement de samedi... L’amiral a tout démenti, mais l’ancien chef d’état-major et l’actuel (qui se seraient tous deux opposés à ces projets, selon le carnet) ont commenté ce document avec tant de prudence que cela a été interprété comme une preuve de la réalité des complots avortés. Cela n’a pas empêché une instruction judiciaire d’être lancée contre l’hebdomadaire, et non contre les deux généraux supposés "putschistes".

Par: Sophie Shihab et Guillaume Perrier

Encadré: L’élection présidentielle

Calendrier: Candidatures déposées entre le 16 et le 25 avril à minuit. Le Parlement élit un président avant le 15 mai.
Le président: Il entérine la nomination du chef de l’armée et des plus hauts fonctionnaires de l’Etat, juges et recteurs d’universités. Il peut renvoyer une loi devant le Parlement, mais doit la promulguer si elle est à nouveau votée.
AKP: Premier ministre depuis 2003, M. Erdogan n’a pas pu faire annuler la loi interdisant le voile pour les femmes dans la fonction publique et les écoles. En obtenant la présidence, le Parti de la justice et du développement (AKP) pourrait satisfaire cette demande de son électorat.

17 avril 2007