Canada: Un projet de tribunaux islamiques d'arbitrage déclenche de vives polémiques au Canada

Source: 
Le Monde
"Si on met un seul doigt dans l'engrenage, c'est tout le corps qui va y passer."
Fatima Houda-Pépin, députée québécoise et musulmane, a la voix forte, comme celles qui tentent aujourd'hui d'empêcher que le Canada ne devienne la première démocratie occidentale à permettre à des tribunaux islamiques, fussent-ils d'arbitrage, de régler les différends familiaux selon la charia.
La polémique couve depuis 2002, année où le projet fut mis sur la table en Ontario, province où vivent plus du tiers des 600 000 musulmans du Canada, par Syed Mumtaz Ali. Le président de la Société canadienne des musulmans demandait au gouvernement de réviser une loi de 1991 permettant de régler, au moyen d'arbitrages, des différends civils ou commerciaux. L'objectif était d'aller plus loin en instaurant un réseau structuré de tribunaux d'arbitrage islamiques.

Devant une première levée de boucliers, le gouvernement provincial commandait un rapport à la procureure générale Marion Boyd. En décembre 2004, elle disait oui à un arbitrage religieux pour régler les différends familiaux (garde des enfants, partage des biens en cas de séparation...) au nom de la défense des droits des minorités et aussi d'un désir de désengorger des tribunaux civils.

C'est ce rapport qui a mis le feu aux poudres. Les musulmans conservateurs ont applaudi des deux mains mais le rapport embarrasse plutôt le gouvernement ontarien. Il n'a pas réagi aux recommandations de Mme Boyd ni indiqué quand il prendra une décision. Récemment, un porte-parole de la justice, Brendan Crawley, indiquait simplement que la révision de la loi de 1991 était "une priorité du gouvernement" .

Le camp des opposants est, lui, en ordre de bataille. Une pétition lancée sur le site Internet www.nosharia.com par une Torontoise d'origine iranienne, Homa Arjomand, a déjà reçu 10 000 signatures. Tout récemment, Ziba Mir-Hosseini, du réseau Femmes sous lois musulmanes, basé à Londres, est venue soutenir les associations qui militent contre le projet. Le sujet est à l'ordre du jour d'une réunion internationale sur "le fondamentalisme et les droits humains" , prévue à Montréal du 12 au 14 mai, puis d'une grande réunion publique contre la création des tribunaux islamiques à Ottawa le 17 mai. La campagne internationale s'intensifiera cet été avec des manifestations devant des ambassades canadiennes.

ÉGALITÉ DE DROIT

La communauté musulmane est elle-même divisée sur le sujet. Imams de mosquées et Société canadienne des musulmans sont pour, revendiquant l'égalité de droit avec d'autres religions. "Les juifs ont déjà de tels tribunaux, pourquoi pas nous ?" , dit M. Mumtaz Ali. De fait, les orthodoxes pratiquent, pour leur part, l'arbitrage en vertu de la loi ontarienne de 1991 mais surtout pour régler des litiges commerciaux. De leur côté, le Conseil canadien des femmes musulmanes et le Congrès musulman canadien refusent une "justice à deux vitesses" , une pour les musulmans (qui nuirait aux femmes) et une pour le reste des Canadiens.

Homa Arjomand rappelle à cet égard que, "selon la charia, les femmes sont sous tutelle" , que "beaucoup arrivent démunies, dépendantes de leur mari, sans connaissance de leurs droits. Elles vivent en ghetto et les tribunaux islamiques les isoleraient encore plus" .

Jean-Louis Roy, président de Droits et démocratie, croit aussi que ce projet "vicieux" toucherait "les plus vulnérables" , soit les immigrantes musulmanes. "On se bat partout dans le monde, ajoute-t-il, pour abolir les références à la religion et, ici, on reviendrait sur un tel principe ? Il n'est pas question d'avoir des tribunaux islamiques au Canada, d'en finir avec la notion d'égalité devant la loi, de privatiser le droit de la famille au profit d'autorités religieuses, ce qui irait à l'encontre des obligations internationales du Canada en matière de droits humains et de discrimination envers les femmes."

Certains craignent aussi que la "dérive judiciaire" ontarienne ne gagne les autres provinces. Au Québec, la ministre des relations internationales, Monique Gagnon-Tremblay, a été catégorique : "Ceux qui veulent changer nos valeurs n'ont qu'à aller ailleurs." Julius Grey, avocat opposé aux tribunaux religieux, est plus nuancé : "Il y a une énorme différence entre le fait d'accorder un accommodement raisonnable ­ - permettre de porter turban, kirpan ou voile par exemple ­ - et créer des tribunaux séparés."

Anne Pélouas
Article paru dans l'édition du 05.05.05