France: Le féminisme, une dynamique démocratique

Source: 
Le Monde
Nous sommes inquiètes parce que nos sociétés sont écartelées entre deux extrêmes, l'hyperlibéralisme des m¦urs, qui achète, vend, loue le corps et les services sexuels des femmes, et les intégrismes religieux qui les enferment et les oppriment.
Cela se passe sous nos yeux et avec la complicité troublante de certains politiques de droite comme de gauche et de certaines féministes. Ces deux orientations menacent les libertés chèrement acquises par les femmes dans notre société, mais nous n'entendons pas rester spectatrices.
Nous sommes des femmes ayant participé durant les trente-cinq dernières années à la renaissance du mouvement féministe qui a modifié si vite et si profondément l'ordre ancien. Mais nous constatons aujourd'hui un dévoiement de nos combats.

La libération est au c¦ur de notre démarche féministe, mais la liberté ne saurait être au service de la soumission et de l'exploitation. Au nom d'une supposée "liberté d'expression", on impose dans le champ public des images racoleuses du corps des femmes. Ce n'est pas par puritanisme que nous nous élevons contre cette atteinte à notre dignité. Il est depuis longtemps démontré qu'un lien existe entre l'invasion de la pornographie et les comportements de plus en plus violents et sexistes des hommes. Les garçons font désormais leur apprentissage de la sexualité dans ces mises en scène méprisantes qui instrumentalisent le corps des femmes et en donnent une image humiliante. Nous avons revendiqué la liberté de disposer de notre corps et de nos désirs, pas celle d'être soumises au désir de l'autre, pas celle d'être "violables" et maltraitées à loisir. Nous refusons un monde où l'être humain est une marchandise comme une autre et les femmes une marchandise que s'échangent les hommes.

Enfin, dernier avatar d'une "liberté" mal comprise, a surgi la revendication par certaines musulmanes d'arborer le voile, symbole archaïque de l'oppression des femmes, là où il n'a pas sa place. Le soutien indigné qu'elles reçoivent aujourd'hui de tout un secteur de l'extrême gauche, autrefois soucieuse de dénoncer l'obscurantisme des religions, a de quoi nous choquer, de même que l'indifférence des pouvoirs politiques successifs qui ont laissé se développer un communautarisme, à l'opposé de l'universalisme français, que par ailleurs ils prônent.

Nous sommes en pleine confusion. Une mise au point s'impose sur ce qu'est le féminisme pour nous, afin de mieux comprendre la place centrale qu'il occupe dans la mutation à l'¦uvre dans notre monde. C'est un combat pour l'égalité femmes/hommes, une approche résolument critique de nos modes de relations et donc un projet de société, car il transcende les catégories sociales, ethniques et politiques.

La perte de repères a fait ressurgir les vieilles religions, instruments de la domination des hommes sur les femmes, qui s'opposent à l'égalité des genres. Les religions, en France, avaient été écartées du domaine politique (loi de 1905), or nous constatons aujourd'hui une poussée des intégrismes, avec comme cheval de Troie l'islamisme, qui menace les conquêtes démocratiques et féministes.

Prôner le multiculturalisme revient souvent à protéger les intégrismes religieux au nom de l'antiracisme. Comment en effet revendiquer à la fois l'égalité entre les genres, tout en acceptant une culture où la domination des femmes est un dogme ? Comment tolérer dans un pays de droit des pratiques qui mutilent les petites filles, qui les marient de force, qui leur imposent la polygamie ? Un vrai respect des cultures consiste à prendre dans chacune ce qu'elle a de plus positif pour l'ensemble de la communauté humaine, et non à les adopter en bloc, surtout lorsqu'elles entrent en contradiction avec les acquis fondamentaux de nos démocraties.

En France, la priorité donnée par tout un secteur de la gauche aux luttes antiracistes a fait écran à la réalité d'un sexisme toujours à l'¦uvre. Une fois de plus, la gauche tombe dans le piège des priorités. Hier c'était la priorité à la lutte des classes, aujourd'hui la priorité est donnée à l'antiracisme.

Quand comprendrons-nous qu'il faut mener de front tous les combats ? Le féminisme a un rôle essentiel à jouer dans la recomposition du paysage politique actuel. Loin d'être réduit aux excès dont on l'accuse, il élargit au contraire la réflexion sur le politique, en y introduisant des paramètres longtemps négligés. Ainsi tout un champ, celui du privé, a été pris en compte sous la pression des combats féministes. Cela s'est traduit par des lois (loi Veil, lois sur le viol, sur la parité).

Le féminisme a ouvert une troisième voie qui traverse les clivages traditionnels. Les catégories de droite et de gauche, déjà sérieusement ébranlées, ne sont plus vraiment pertinentes. La question du voile a ainsi fait apparaître des alliances inédites. En effet, qui aurait pu croire que nos ex-gauchistes, zélateurs des révolutions prolétariennes, allaient faire cause commune avec les défenseurs de la guerre sainte et de la polygamie ?

A l'inverse, l'émergence des Ni putes ni soumises, au c¦ur même de la violence machiste des banlieues, donne une nouvelle vigueur au concept de laïcité dont les principes semblaient acquis.

En cette année du centenaire de la loi séparant les cultes et l'Etat, nous réaffirmons notre attachement à la laïcité, garante de la paix et de l'égalité entre les sexes, de la liberté de conscience et de la démocratie. Elle est un des piliers fondateurs de la République, qui place la personne humaine au c¦ur du projet social et demeure un rempart contre les excès d'une société où domine l'obsession du pouvoir et du profit. Et le féminisme, au milieu des folies du monde, est une voie vers la sagesse.

Anne Zelensky, Evelyne Rochedereux et Françoise Flamant sont militantes de la Ligue du droit des femmes.

Le Monde (Paris), 7 Mars 2005