France: Dounia Bouzar, anthropologue, a démissionné du Conseil français du culte musulman : «Le gouvernement islamise les problèmes sociaux»

Source: 
Liberation
Le Conseil français du culte musulman (CFCM) a accueilli trois femmes en son sein. Il n'en reste désormais plus qu'une - voilée : Siham Andalouci, membre du bureau national.
Mardi, Dounia Bouzar, anthropologue, également membre du bureau mais au titre des «personnalités cooptées», a en effet annoncé sa démission.
Elle avait remplacé Bétoule Fekkar-Lambiotte, présidente de l'association Terres d'Europe et seule femme membre de la Consultation sur l'islam, l'ancêtre du CFCM. Cette dernière avait aussi claqué la porte en février 2003 parce que, selon elle, l'ancien ministre de l'Intérieur Nicolas Sarkozy privilégiait l'UOIF (Union des organisations islamiques de France, composante majoritaire du CFCM, proche des Frères musulmans), mouvement diffusant un islam qu'elle jugeait rétrograde. Dounia Bouzar, elle, reproche à ce gouvernement sa vision communautariste, l'accuse de «confessionnaliser» la société et de politiser l'islam. Elle déplore aussi le désintérêt du CFCM pour les jeunes musulmans nés en France. «Au bout d'un an et demi, je constate que les seules discussions qui vont mobiliser le CFCM jusqu'aux élections de juin concernent les places des uns et des autres, sans qu'aucun débat de fond ne soit possible», écrit-elle dans une lettre au président du CFCM, le recteur de la Mosquée de Paris, Dalil Boubakeur. Elle s'explique dans Libération.

Selon vous, le CFCM a échoué à incarner l'islam de France...

Pour le moment, il n'a pas réussi à poser les bases d'une nouvelle religiosité musulmane adaptée à la France. Parce qu'il n'est pas composé de gens nés en France. J'étais là pour représenter les musulmans des deuxième et troisième générations, au titre de mes recherches. Le CFCM n'a pas abordé cette question.

Est-ce parce qu'il est trop occupé par les rivalités entre influences algérienne, marocaine, turque ?

En partie. Mais ces rivalités politiques ont été entretenues par la façon dont le gouvernement s'adresse au CFCM et veut l'utiliser. Le Conseil est interpellé sur des questions qui n'ont rien à voir avec sa mission, qui, je le rappelle, est d'organiser le culte. On l'interpelle sur la place des Algériens dans l'histoire de France, sur les problèmes de l'immigration, de l'intégration. Mais ça, ce sont des questions sociales, pas religieuses. Le gouvernement islamise des problèmes sociaux et politiques.

Le CFCM n'est donc pas responsable de ce qui se passe en son sein ?

Il est responsable d'être tombé dans le piège du gouvernement. Il s'est noyé dans les questions politiques, mais n'est pas responsable de cette confessionnalisation de la société. J'ai l'impression que pendant longtemps la gauche exigeait qu'on ne revendique surtout pas sa foi en l'islam pour être français. La droite, à l'inverse, dit : «D'accord, l'islam devient une religion de France», mais en même temps elle définit et ne conçoit les musulmans que dans leur dimension religieuse, leur facette «musulman». Ces deux visions, de gauche et de droite, sont deux façons de nier l'égalité des citoyens français qui se trouvent être par ailleurs musulmans, et de les assigner de force à une place. Ces deux procédés permettent de faire l'économie des procédures démocratiques de consultation et participation individuelle, «les musulmans» devenant une entité homogène.

Cette dérive conviendrait-elle au CFCM ?

Les musulmans n'ont pas à être représentés, ils sont des citoyens comme les autres, qui peuvent et doivent être représentés par les instances démocratiques existant pour tous. L'idée de monsieur de Villepin de créer un conseil laïc des musulmans est un comble ! On n'a qu'à mettre en place un conseil laïc des chrétiens pendant qu'on y est. Je ne vois pas pourquoi on serait des Français à part, ayant besoin d'une instance à part. Ce gouvernement pratique le communautarisme.

Mais peut-être le CFCM y a-t-il intérêt ?

Tant que ses membres seront liés aux consulats étrangers (marocains et algériens notamment, ndlr), peut-être en sera-t-il ainsi. Quand le CFCM sera constitué uniquement de musulmans nés en France, de culture française, socialisés à l'école de la République, il pourra en être autrement.

Pour beaucoup d'observateurs, votre dernier ouvrage (1) marque un certain éloignement avec la mouvance de Tariq Ramadan. Votre démission est-elle liée à des frictions avec l'UOIF (Union des organisations islamiques de France) ?

Il n'y a pas d'éloignement, mais analyse. Dans mon ouvrage, j'essaye de mettre le doigt sur l'impasse dans laquelle les musulmans s'enferment. J'essaye de donner des marques pour construire une nouvelle religiosité s'inscrivant dans notre société laïque et démocratique. C'est l'expérience de nouvelles situations concrètes qui mène les jeunes à remettre en question des interprétations religieuses qui ne donnent plus de sens à ce qu'ils vivent ici, aujourd'hui. Etre musulman dans une société laïque et démocratique, c'est une nouveauté totale, et la majorité d'entre eux ont compris que ce n'est pas non plus en se tournant vers les pays étrangers qu'ils trouveront des réponses adaptées. Ce que j'écris n'est pas du prêt-à-penser, et c'est pour cela que mon ouvrage a été perçu comme déstabilisant. Je pointe une nouvelle religiosité qui émerge chez les jeunes musulmans. Ils essayent de faire la différence entre les préceptes religieux et les formes historiques que ces préceptes ont pris dans les différentes sociétés. Cela a été fait dans les autres religions, jamais pour l'islam.

Partez-vous fâchée ?

Je suis évidemment déçue que le CFCM ne se soit pas penché sur la question des jeunes musulmans français, mais pour cela sans doute a-t-il besoin d'un climat de sécurité qui lui fait défaut depuis deux ans.

(1) Monsieur Islam n'existe pas, Hachette littérature.

Par Blandine GROSJEAN
Liberation, 06 janvier 2005