Tunisie: 'L’émancipation, une ligne rouge à ne pas franchir'

Source: 
El Watan

L’étranger de passage à Tunis (particulièrement celui qui n’a pas visité ce pays depuis quelques années, comme c’est notre cas) est frappé par l’effervescence des débats, des échanges verbaux, dans les cafés, sur les places publiques, dans les bus, près des échoppes…

Tunis. De notre envoyée spéciale

Autre fait frappant, c’est la religiosité ostensible et arrogante dans l’espace public tunisien. Ce qui sous Ben Ali était interdit, s’affiche aujourd’hui ouvertement : hidjab, nikab, barbe, kamis, côtoyant les tenues vestimentaires à l’occidentale. Les mosquées ne désemplissent pas et ne ferment plus leurs portes après la prière. Cette religiosité rampante pourrait-elle être source de remise en cause de la spécificité de la condition des femmes tunisiennes dans le monde arabe ? De la tolérance qui caractérisait jusqu’ici la société tunisienne ? L’inquiétude, particulièrement des femmes, doublée toutefois de détermination et de mobilisation, sont  perceptibles et s’expriment. L’émancipation des Tunisiennes — qui semble devenir un enjeu politique et de société  crucial — est avérée, portée par un demi-siècle de droits  acquis et pratiques modernistes.

Et c’est pourquoi elle constitue, pour ses défenseurs, une ligne rouge à ne pas transgresser. Avec ses 90 sièges (sur 217) à l’Assemblée constituante élue le 23 octobre dernier,  le parti islamo-conservateur Ennahda serait-il tenté de franchir cette ligne ? En direction des militantes des droits des femmes et des progressistes, ses dirigeants redoublent de déclarations conciliantes. Ce discours qui se veut rassurant est-il pure stratégie, voire stratagème ? Quelle sera la nature des relations qu’Ennahda voudra  établir entre droit et religion ? Que recouvre le vocable de citoyenneté et des droits pour Ennahda ? On reste dans le flou ou l’ambivalence. Ennahda affirme qu’il respectera les principes démocratiques et les droits de l’homme et se revendique d’un Islam modéré, à l’image de celui appliqué par le Parti de la Justice et du Développement (AKP) au pouvoir en Turquie.

Un pôle moderniste en Tunisie pourra-t-il s’organiser et regrouper le plus grand nombre de forces politiques et la société civile pour faire contrepoids à toute velléité d’islamisation de la société tunisienne, quand on sait que la Turquie, prise en exemple, a un siècle d’expérience laïque, et que l’armée turque est garante de la laïcité ? L’une des composantes les plus actives de cette mouvance moderniste tunisienne, ce sont les femmes qui, comme nous l’avons observé, ne semblent pas prêtes à une quelconque concession sur leurs droits.

Toutes celles que nous avons rencontrées et entendues, dont des voilées, le disent haut et fort. Elles refusent d’accorder un chèque en blanc à Ennahda. Double langage, disent les unes, tandis que d’autres pointent les premières entames au code du Statut personnel du fait qu’Ennahda a exprimé publiquement sa volonté de remplacer les dispositions législatives sur l’adoption par la kafala et de ne pas revoir les dispositions relatives à l’héritage, alors que les démocrates progressistes et les féministes demandent l’égalité homme/femme en matière de succession.

Double langage

Le programme d’Ennahda est fondé sur «les principes de la liberté de pensée, de croyance et d’expression», ainsi que de la «liberté vestimentaire», a déclaré Rached Ghannouchi dans une conférence de presse vendredi 28 octobre, relevant qu’il ne comporte «aucun projet de coercition, de contrainte ou d’oppression». Le président d’Ennahda a affirmé toutefois que son parti ne fera pas de concessions sur ses principes, ses constantes. Ennahda conditionne les droits et libertés à leur compatibilité au référent religieux. La limite est ainsi posée. Le mouvement progressiste des droits des femmes qui dénonce les «ambiguïtés du discours» et le «double langage» d’Ennahda est sur le qui-vive, parce que la référence au droit musulman se traduira par un statut inférieur des femmes. C’est pourquoi il réclame des garanties constitutionnelles. Ennahda, qui ne représente que le 1/6e du corps électoral tunisien, devra composer avec des partis laïques au sein de l’Assemblée constituante pour rédiger la future Constitution tunisienne. Il devra aussi collaborer avec d’autres forces politiques pour la constitution d’un gouvernement de transition, soit le Congrès pour la République (CPR) de Moncef Marzouki et Ettakatol. «Une alliance dans le cadre d’un gouvernement, avec un parti comme Ettakatol, offrirait une garantie forte, car c’est un mouvement démocrate extrêmement vigilant sur les libertés fondamentales», estime le chercheur français Pierre Vermeren, spécialiste du Maghreb.

Dans le premier point de presse d’après les élections, le 1er novembre, Mustapha Ben Jaâfar, secrétaire général d’Ettakatol (Forum démocratique pour le travail et les libertés  — FDTL, 21 sièges) précise qu’Ennahda ne doit pas oublier que 60% des électeurs n’ont pas voté pour lui et que presque la moitié des électeurs potentiels n’ont pas voté et qu’«Ettakatol ne vendra pas son âme», tout en affirmant qu’«un gouvernement d’intérêt national est nécessaire». Le secrétaire général de ce parti centriste, attaché à «l’identité arabo-musulmane avec ouverture sur les valeurs universelles», affirme qu’«en entrant au gouvernement, nous aurons plus de possibilités de concrétiser le changement et contrôler les pratiques de toutes les parties. On y jouera le rôle de veille pour sauvegarder les acquis dans cette étape très délicate.» «Nous devons prouver qu’Islam et démocratie ne sont pas antinomiques.» Ettakatol est implanté surtout à Tunis et sa banlieue, ainsi que dans les grandes villes, et son électorat se caractérise par un bon niveau d’instruction et des catégories socioprofessionnelles élevées.

Renforcer le pôle démocratique

Ettajdid, qui a participé aux élections de la Constituante dans le cadre du Pôle démocratique et moderniste (PDM, 45 338 voix et 5 sièges dont deux pour Ettajdid), appelle pour sa part à renforcer l’ouverture du pôle sur les partis politiques, les organisations de la société civile et les militants indépendants pour «construire  ensemble un bloc historique influent afin de défendre, consolider et élargir les acquis du peuple». Ettajdid appelle à consacrer les valeurs d’égalité, de citoyenneté et de respect des droits et des libertés individuelles et collectives, dans le cadre d’un projet de société progressiste. Les progressistes réclament la séparation de la religion, du politique et du droit, qui sont le fondement de l’égalité de droit et en droit hommes/femmes. Cette exigence s’accompagne du respect du sentiment religieux, de la liberté de conscience, soutiennent-ils.

Le leader d’Ennahda, Rached Ghannouchi, se dit opposé au radicalisme des Salafistes ou des Wahabites présents en Tunisie mais non légaux. Ennahda ne risque-t-il pas d’être débordé par ces islamistes radicaux ? «L’élite du parti, plus éclairée, a du mal à contrôler la base populaire et les ailes plus radicales. Il peut y avoir des dérapages lorsque le leadership ne peut contrôler une base qui exige plus de rigorisme. Cela s’est déjà produit durant la décennie 1980-1990. Les plus radicaux d’Ennahda, des salafistes, ont fait régner un climat de peur dans la société tunisienne : ils militaient violemment pour l’application de la loi islamique et s’en prenaient, par exemple, aux femmes qui ne portaient pas le voile», signale Mathieu Guidère, professeur d’islamologie à l’université de Toulouse II. Des enseignantes universitaires et des étudiantes témoignent de menaces verbales et d’insultes pour port de vêtements considérés comme «indécents» par des étudiants d’obédience islamiste.

Nadjia Bouzeghrane